Alors que le ressenti des citoyens envers le projet européen semble rebondir, les Européens restent largement insatisfaits quant à la prise en compte de leurs opinions et préoccupations à Bruxelles. Malgré des appels répétés à une réforme radicale de l’Union européenne (UE) visant à impliquer davantage ses citoyens, peu de changements sont à attendre d’ici aux prochaines élections au Parlement européen, en 2019. Le Livre blanc sur l’avenir de l’Europe, paru en 2017, reste d’ailleurs particulièrement silencieux sur cette question. Et ce ne sont certainement pas les milliers de « dialogues citoyens » organisés l’été dernier par la Commission européenne dans toute l’Union qui vont changer la donne.
Réévaluer le rôle des citoyens
Le retour de la croissance et d’une certaine popularité de l’UE pourrait inciter les leaders politiques européens à négliger les demandes des citoyens. Or l’Europe ne peut plus se permettre une telle erreur : une courte majorité – 53 % des citoyens européens (hors Royaume-Uni) – soutiennent l’idée d’un référendum national sur l’appartenance à l’Union.
En parallèle, deux phénomènes apparemment sans rapport – le Brexit et le leadership d’Emmanuel Macron – favorisent l’émergence d’un sentiment pro-européen sans précédent et de nature transnationale (mais encore timide). Ceci pourrait conduire – disons, lors des prochaines élections européennes – à la création d’un nouveau champ de bataille entre (et parmi) les partis politiques traditionnels, d’une part, et les potentiels nouveaux arrivants, d’autre part.
La situation actuelle appelle, partant, une réévaluation du contexte dans lequel les citoyens vivent et perçoivent l’Union européenne.
Le principal problème de l’Europe aujourd’hui n’est pas un déficit de démocratie, mais un déficit de compréhension. Nous nous perdons dans des discussions sans fin pour savoir si nous avons besoin de plus d’Europe, de moins d’Europe ou d’une Europe plus juste… Mais nous passons à côté de l’essentiel : reconnaître que son fonctionnement est incompréhensible.
Il n’est donc pas étonnant que la connaissance de l’UE demeure très faible – 42 % des Européens seulement se sentent plutôt bien informés de leurs droits – et que l’engagement reste limité, comme le montre le faible taux de participation aux élections européennes.
Les fake news, de Londres au Kremlin
L’absence d’une opinion publique européenne condamne les citoyens à n’être exposés qu’à des points de vue nationaux sur les développements nécessaires de l’UE. Pas étonnant que ceux-ci soient inévitablement partiaux, mal informés, ou même trompeurs, compte tenu de leur formulation par des politiciens nationaux qui cherchent avant tout des succès électoraux, tout en se renvoyant la balle et en faisant de l’Europe le bouc émissaire systématique. Pourquoi diraient-ils aux citoyens que c’est Bruxelles, et non leur pays, qui prend désormais les décisions les plus importantes pour leur vie quotidienne ?
Les citoyens européens doivent faire face, en parallèle, à une vague de fake news qui, s’ils ont été autrefois une spécialité des médias britanniques, deviennent de plus en plus aujourd’hui made in Kremlin. Inutile de dire que ce nouveau phénomène perturbe encore plus la compréhension et la perception de l’Union européenne par ses citoyens.
Le processus de prise de décision en Europe est, quant à lui, caractérisé par un manque d’engagement citoyen : le pouvoir politique est de plus en plus réparti de façon inégale. On estime ainsi à près de 30 000 le nombre de lobbyistes opérant à Bruxelles, exerçant donc leur domination sur le processus politique européen. Les ONG sont certes impliquées davantage dans les process politiques européens, mais elles conservent des équipes trop réduites et peinent à se mettre en relation avec les citoyens, en raison de leur orientation paneuropéenne. En somme, elles sont sous-équipées pour représenter efficacement les intérêts de 500 millions de citoyens européens sur des sujets comme les droits du consommateur, la justice climatique, la protection des données ou l’égalité femmes-hommes.
De nombreux moyens de participer… sous-utilisés
Malgré tout cela, la bonne nouvelle est qu’en dépit de son caractère incompréhensible et de l’opacité avec laquelle elle est perçue, l’Union européenne est dans son fonctionnement quotidien globalement plus ouverte, inclusive et responsable que la plupart de ses États membres. De nombreux moyens de participer au débat existent – de la définition de l’agenda législatif au moyen de l’European Citizen’s Initiative au recueil de données et de conseils via des consultations publiques, ou à la recherche d’arbitrage au moyen de recours administratifs devant le Médiateur européen ou encore les juridictions nationales et européennes.
Mais ces moyens de participer au débat européen restent peu connus, et sont donc sous-utilisés par les citoyens de l’UE. Paradoxalement, les principaux bénéficiaires sont plutôt les « spécialistes » de l’Europe – qu’il s’agisse d’entreprises (qui représentent 75 % des réunions de lobbying chaque année) ou d’organisations majeures issues de la société civile.
Ces obstacles à une participation efficace et significative des citoyens ne sont, bien sûr, pas propres à l’UE, mais particulièrement difficiles à surmonter dans son environnement constitutionnel et socio-politique « multi-couches ».
Un nouveau rôle pour le citoyen de l’UE
La véritable question à se poser est la suivante : quel peut être, de façon réaliste, le rôle des citoyens dans une Union européenne à niveaux multiples et largement indéchiffrable ?
Pour gagner le défi civique en Europe (et ailleurs), nous avons besoin d’encourager une culture participative en orientant les citoyens européens, éduqués et en quête de sens, vers les nombreux modes existants de participation. C’est ce que j’appelle, de façon provocante, le lobbying citoyen. Un citoyen lobbyiste est quelqu’un qui, sans être rémunéré pour cela, choisit une cause qui lui tient profondément à cœur et s’attache à la défendre. Il le fait en s’appuyant sur ses propres compétences, talents et expertises comme sur le large répertoire de techniques de lobbying, variées et en changement constant, qui existent aujourd’hui dans les processus participatifs.
Souvenez-vous de Max Schrems, l’étudiant autrichien qui a mis en question l’utilisation des données privées par Facebook et a fait prévaloir son opinion. Souvenez-vous d’Antoine Deltour, l’employé français de PwC : il a tiré la sonnette d’alarme après être tombé sur les preuves d’une évasion fiscale massive favorisée par le Luxembourg et a pressé l’UE de protéger les lanceurs d’alertes dans toute l’Europe.
Considérez aussi l’émergence rapide de communautés transnationales en ligne, à l’instar de WeMove, capables de mobiliser très vite des millions d’Européens pour faire pression sur les décideurs de l’UE pour des sujets aussi divers que le CETA, le glyphosate ou le Barrosogate. Il ne s’agit là que de quelques exemples prometteurs de lobbying citoyen qui pourraient redessiner les relations entre les citoyens européens, leurs représentants élus et les institutions de l’UE elles-mêmes.
Rétablir l’équilibre
En contrebalançant l’influence de quelques groupes d’intérêt dans les processus de prise de décision, les citoyens lobbyistes pourraient contribuer à rétablir l’équilibre. Cela ne veut pas dire qu’un lobbying de ce type pourra concrètement donner à l’expression de chaque citoyen un poids égal, mais plutôt que l’ensemble des relations électeurs-élus serait désormais structuré sur cette base. Et en étant davantage associés au processus de prise de décision, les citoyens lobbyistes pourront apprendre comment fonctionne l’UE, prendre conscience de sa complexité inhérente et des nombreux compromis faits par les décideurs à différents niveaux de pouvoir.
Le génie du lobbying citoyen est qu’il complète plutôt qu’il ne dégrade la démocratie représentative. A l’heure d’un désenchantement croissant vis-à-vis du système politique de l’UE, le lobbying citoyen transforme une défiance montante en un réel avantage démocratique. Et cela se fait en s’appuyant sur l’expertise et l’imagination des citoyens, en nous responsabilisant et en accroissant notre bonheur. En contribuant à l’égalité, cette approche constructive, bottom-up et fondée sur la recherche de la vérité pourrait aider les sociétés européennes à créer ensemble l’Europe que veulent les citoyens.
Alberto Alemanno, Chair professor of European Union Law, HEC Paris; Global Professor, NYU School of Law; Founder The Good Lobby, HEC School of Management – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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