Se promener en forêt tropicale humide, que ce soit Amazonie ou en Asie du Sud-Est, c’est aller à la rencontre d’une multitude d’espèces, animales, végétales et fongiques.
Pour le microbiologiste, ces forêts sont d’un intérêt tout particulier : dans ces espaces très denses en végétation, les espèces interagissent entre elles. C’est notamment le cas de l’Aquilaria, un arbre qui révèle des qualités particulières lorsqu’il se trouve en interaction avec certains micro-organismes.
Cet arbre tropical appartient à la famille des Thymelaeceae, qui comprend une quarantaine d’espèces réparties principalement dans le Sud-Est asiatique. Il possède une allure élancée, une écorce claire et des feuilles d’un vert brillant intense ; il peut facilement dépasser les cinq mètres de hauteur.
L’Aquilaria est à l’origine du bois d’agar, ainsi que d’essences recherchées et d’autres produits rares et précieux. Une caractéristique qu’il partage avec un genre proche, le Gyrinops, doté de neuf espèces réparties également dans le Sud-Est asiatique.
Ces arbres sont connus depuis des millénaires pour les vertus de leur bois noir, résineux et odorant. Il s’agit de l’un des bois les plus précieux au monde ; son coût, plus élévé que celui de l’or, peut atteindre 30 000 dollars le kilo.
Plusieurs espèces du genre Aquilaria sont ainsi recherchées pour leur bois d’agar, et ce particulièrement depuis les années 1970 en Asie du Sud-Est. L’espèce la plus exploitée, largement répandue en Malaisie, est A. malaccensis ; citons également A. crassna au Laos et A. sinensis en Chine.
Des différences de qualité entre les bois d’agar issus de ces différentes espèces, de même qu’au sein même d’une même espèce, ont été mises en évidence.
Un arbre aux vertus multiples
Le bois d’agar est aussi connu sous le nom d’Eaglewood, oud, Aloeswood, Gaharu en Indonésie, Jinkoh ou Kanankoh au Japon. Il est utilisé par les peuples d’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient pour ses propriétés odorantes – son parfum est boisé, puissant, musqué – et médicinales.
On l’utilise comme encens dans certains rituels religieux, notamment en Corée ou dans l’hindouisme. Il a aussi servi de support pour conserver certains textes : c’est le cas du Pormuniyan, un recueil médico-magique javanais, conservé à la Bibliothèque nationale de France. On l’utilise également sous forme d’huile essentielle, extraite du bois après un processus de macération et de distillation complexe.
Mais cet intérêt pour les arbres du genre Aquilaria ne se limite pas à la production de bois d’agar ; elle concerne aussi les feuilles dont les infusions ont des vertus sédatives ou digestives reconnues par les médecines ayurvédique et chinoise.
Or moins de 10 % des arbres produisent le bois d’agar.
La genèse du bois d’agar
Dans la nature, les arbres subissent des chocs. Dans les sous-bois, des branches d’autres arbres peuvent leur tomber dessus, des animaux peuvent blesser leurs troncs… En réaction à ces stress physiques ou biologiques, l’arbre se défend ; nous étudions ce phénomène dans des plantations expérimentales et avons présenté différents travaux à ce sujet.
Ces blessures physiques constituent des portes d’entrée pour toutes sortes de micro-organismes qui vont profiter de cet accès pour se développer grâce à une ressource normalement inaccessible sur un arbre vivant : le bois. Par un mécanisme d’autodéfense encore mal connu, l’Aquilaria produit alors le bois d’agar.
Des cas semblables sont connus pour d’autres espèces : un écorçage maîtrisé des branches permettra, par exemple, la production de gomme arabique chez Acacia senegal (ou gommier blanc) que l’on trouve notamment dans les régions sèches d’Afrique tropicale, du Sénégal à la mer Rouge.
Victime de son succès
Bien qu’une filière ait été organisée autour de la production du bois d’agar, la pression trop forte sur cette ressource a immanquablement abouti à sa dégradation et celle des produits qui en sont issus.
Les espèces du genre Aquilaria sont désormais inscrites à l’Annexe II de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) pour cause de surexploitation dans leur milieu naturel. Cela est dû, entre autres, à la coupe quasi systématique des arbres dans l’espoir d’y trouver du bois d’agar, nombre d’arbres étant ainsi coupés en vain.
Pour accélérer l’infestation, de nombreux exploitants en viennent à blesser artificiellement les arbres ; mais cette blessure induit le plus souvent une huile essentielle jugée de moindre qualité.
Pour pallier cette surexploitation, des plantations ont été réalisées dans l’aire d’origine et aussi dans des aires d’introduction sélectionnées avec le soutien des pouvoirs publics. C’est notamment le cas en Guyane où la communauté Hmong a initié le développement de cette culture à haute valeur ajoutée avec des aides européennes.
Un arbre méconnu
Nos connaissances quant à la gestion de telles plantations et la production de bois d’agar de qualité sont aujourd’hui encore très insuffisantes. Or la compréhension de la formation de ce bois est à la base de l’amélioration de la qualité de cette production et de sa durabilité.
Nous savons que les différences de qualité sont essentiellement dues à des variations en composés phénoliques – ces molécules à la base des parfums – de l’huile essentielle. L’origine de ces variations est potentiellement imputable aux techniques utilisées pour accélérer la production du bois d’agar.
Les exploitants ont en effet expérimenté diverses techniques de blessures des arbres. Ils peuvent, par exemple, perforer les troncs avec ou sans pulvérisation de solutions chimiques qui contiennent ou non un cortège de micro-organismes. Ces bactéries et champignons issus de l’environnement pénètrent dans les tissus du bois des arbres et induisent une réaction de défense de l’arbre.
D’autres utilisent une technique plus spectaculaire, consistant à implanter des centaines de clous le long du tronc pour provoquer une réaction de l’arbre entraînant le noircissement du bois et donc la formation de bois d’agar.
Si ces méthodes ont pu faire leurs preuves, l’huile essentielle ainsi obtenue est en général considérée d’une qualité insuffisante (en raison de son parfum insatisfaisant) par les industriels de la parfumerie.
Vers une production équitable et durable
L’enjeu pour les années à venir consiste donc à obtenir, en Guyane notamment, l’implantation durable d’une filière de production de bois d’agar de qualité.
Si du point de vue de la sylviculture, la gestion des arbres (qu’on appelle « conduite des peuplements ») reste à perfectionner, il est impératif de mieux comprendre comment s’opère la formation du bois d’agar.
À cette fin, nos équipes focalisent leurs recherches sur cet aspect en partenariat avec l’Université de Guyane.
Des travaux antérieurs ont déjà permis de caractériser quelques communautés microbiennes de certaines espèces du genre Aquilaria ; les méthodes et les résultats différents cependant d’une équipe à l’autre. Ces résultats ne permettent donc pas pour le moment de comprendre le rôle de ces micro-organismes dans la formation du bois d’agar.
Pour améliorer nos connaissances, nous développons l’échange de connaissances avec les producteurs, détenteurs d’un savoir traditionnel sur plusieurs générations ; cette collaboration a lieu dans le cadre de plantations conduites en Guyane française, où un dispositif permettant de caractériser le microbiote associé à la production d’un bois d’agar de qualité a été mis en place.
Ce travail s’appuiera également sur des analyses conduites en laboratoire grâce aux outils modernes de séquençage (Illumina MiSeq et Sanger). Ces techniques de biologie moléculaire permettent, en effet, à partir d’un prélèvement de bois, d’extraire l’ADN de tous les organismes présents afin d’identifier les micro-organismes potentiellement impliqués dans la réaction de l’arbre conduisant à la production du bois d’agar.
Ces micro-organismes feront alors l’objet d’études plus poussées afin de comprendre par quels mécanismes physiologiques ils interagissent avec Aquilaria.
Mieux connaître ces micro-organismes permettra de mieux comprendre ces arbres extraordinaires, et, espérons-le, de développer une filière à la fois durable, rentable pour les populations et respectueuse de leurs traditions millénaires.
Clara Zaremski, Doctorante en écologie microbienne, Cirad et Marc Ducousso, Chercheur en écologie microbienne, Cirad
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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