Au Cambodge, une base militaire comme outil d’influence pour Pékin

Par Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales
8 janvier 2023 10:52 Mis à jour: 8 janvier 2023 10:52

L’accord passé en 2019 entre la Chine et le Cambodge sur la base de Ream a dernièrement généré une vague de publications et de commentaires inquiets. Cet accord prévoit l’ouverture d’installations et le stationnement d’unités de l’armée chinoise sur la base navale militaire cambodgienne. Pour bon nombre d’observateurs, Pékin renforce ainsi encore davantage son emprise sur l’Asie du Sud-Est, le long du désormais célèbre « collier de perles » (expression désignant les points d’appui chinois le long de la principale voie d’approvisionnement énergétique depuis le Moyen-Orient).

Qu’est-ce qui explique un tel regain d’intérêt, près de trois ans après les premières révélations du Wall Street Journal et les publications successives de _l’[Asia Maritime Transparency Initiative_](https://amti.csis.org/changes-underway-at-cambodias-ream-naval-base/(CSISAMTI), alors même qu’il n’y a encore eu aucune matérialisation (dans le domaine militaire en tout cas) de l’accord sur le terrain ?

L’accroissement continu des tensions en mer de Chine méridionale, l’absence d’avancées notables sur le code de conduite pour la mer de Chine méridionale sur lequel la Chine et les autres pays riverains travaillent depuis près de trente ans (voir la Déclaration de Manille de 1992), et la diplomatie agressive de Pékin en période de Covid ont sans doute contribué à attirer l’attention sur toute nouvelle initiative chinoise dans la région. Qu’en est-il concrètement ?

Une tempête dans un verre d’eau ?

La modestie des installations de la base de Ream, limitées à un seul quai et un ensemble de bâtiments logistiques et administratifs dispersés sur un périmètre de près de 77 hectares, pourrait laisser à penser qu’il y a peut-être eu un peu d’emballement médiatique après l’évocation d’une « base secrète » chinoise au Cambodge.

Une impression renforcée par la présence de fonds marins de l’ordre de sept mètres de profondeur, qui ne permettent l’accostage que de navires de dimensions modestes (mille tonnes au maximum), tels que des patrouilleurs. Peu d’intérêt stratégique a priori pour la marine chinoise dont aucune des principales unités ne pourrait profiter des installations en l’état. Et pour quel usage, alors même qu’elle dispose déjà de formidables bases aéronavales dans les Spratleys et les Paracels ?

Cependant, plusieurs éléments posent question, notamment la nature secrète et les clauses de l’accord, qui pourraient refléter l’influence qu’exerce Pékin sur l’appareil sécuritaire cambodgien et la mainmise des réseaux chinois sur l’économie du pays, notamment à Phnom Penh et sur la côte, tout particulièrement dans la région de Sihanoukville.

Un accord peut en cacher un autre

Officiellement, l’accord vise à moderniser les installations portuaires de la base avec le soutien technique et financier de la Chine, afin de permettre l’accueil sur site de plus gros navires et de faciliter à la marine cambodgienne la conduite de ses missions de sécurité maritime dans le golfe de Thaïlande.

Pourtant, l’accord ne se limite pas à des considérations d’investissements dans les infrastructures, et il convient de rappeler que le lancement du chantier a été précédé de la destruction et du déménagement de bâtiments financés par les États-Unis et le Vietnam – un précédent qui a contribué à tendre les relations entre Phnom Penh et Washington.

De même, les clauses de l’accord n’ont jamais été rendues publiques, mais on sait désormais qu’elles incluent, outre un bail sur la moitié de la base accordé à la Chine pour une durée initiale de trente ans, renouvelable par tacite reconduction, la possibilité de construire des installations, d’accoster des navires et de stocker des armes ainsi que des munitions.

Chose surprenante, il aurait été constaté que le personnel militaire chinois circule armé et habillé d’uniformes cambodgiens ou en civil, sur le périmètre de la base. Les soldats chinois disposeraient en outre de passeports cambodgiens.

Des liens sécuritaires devenus quasi exclusifs

Par ailleurs, ce n’est un secret pour personne que des liens sécuritaires extrêmement forts unissent la Chine et le Cambodge depuis la période des Khmers rouges. À l’époque, la Chine a en effet fourni au régime Khmer rouge un soutien massif pour contrer l’invasion par le Vietnam, en pleine confrontation idéologique entre la Chine et l’URSS.

Depuis cette période, la Chine est devenue le premier fournisseur d’armes du Cambodge et le rythme n’a fait que s’accélérer ces dernières années, avec un mix de dons et de ventes à prix coûtant, 240 millions de dollars environ pour les dix dernières années. Un montant qui inclut des véhicules logistiques et véhicules blindés, de l’artillerie, des hélicoptères, des systèmes anti-aériens, des uniformes, des armes de petit calibre et des munitions.

La situation est encore plus critique concernant la marine royale, dont la totalité des quinze patrouilleurs en service a été donnée en 2005 et 2007 par la Chine – un partenaire auprès de qui Phnom Penh devra donc se fournir pour l’ensemble des pièces détachées, ce qui pourrait gravement remettre en cause la souveraineté du Cambodge.

Dans le domaine de la formation des officiers, la Chine a fortement contribué à la création d’une académie militaire dont le programme a été conçu par le ministère chinois de la Défense et où l’enseignement est délivré aux cadets par du personnel essentiellement chinois. La formation comprend d’ailleurs un stage obligatoire de six mois en Chine.

Ce soutien sécuritaire tous azimuts s’accompagne également d’un soutien politique au premier ministre Hun Sen (en place depuis 1998), ce qui a poussé ce dernier à soutenir systématiquement les intérêts de Pékin, notamment en tant que président de l’Asean, en 2012 et 2022, ou en remettant aux autorités de Pékin des Ouighours.

Ream, futur point d’appui de la stratégie chinoise en mer de Chine méridionale ?

L’accord passé avec le Cambodge représente pour la Chine sa deuxième implantation à l’étranger après Djibouti, exception faite des installations en mer de Chine méridionale. Une fois équipée, la base de Ream pourra accueillir des navires d’un poids allant jusqu’à 5 000 tonnes, soit la plupart des corvettes et frégates, et même certains destroyers de la marine chinoise.

Pour l’Indonésie, dont l’archipel des Natuna est situé à équidistance de Ream et des installations chinoises de Fiery Cross Reef (archipel des Spratley), il va sans dire que la possibilité offerte à la marine chinoise de ravitailler de part et d’autre de l’archipel ne pourra qu’entraîner une augmentation de la pression sur son dispositif sécuritaire et ses ressources. C’est d’autant plus vrai que de nombreux affrontements ont déjà eu lieu dans sa zone économique exclusive, ce qui l’a poussée à muscler son dispositif au cours des dernières années.

Les autres pays de l’Asean riverains de la mer de Chine méridionale (outre l’Indonésie, c’est aussi le cas du Vietnam, des Philippines et de la Malaisie) s’inquiètent eux aussi des installations de Ream. Spécialement le Vietnam, pays voisin du Cambodge, qui a déjà connu de nombreux conflits frontaliers avec la Chine, sans oublier les incidents réguliers entre navires de pêche vietnamiens et garde-côtes chinois.

Coup médiatique, technique de revers pour intimider le Vietnam, la Malaisie et l’Indonésie tout à la fois, renforcement à peu de frais de son dispositif stratégique, démonstration de force à destination de l’Asean… il faut reconnaître que pour la Chine, l’accord passé avec le Cambodge constitue autant un fait accompli qu’un coup de maître dans ce qui s’apparente de plus en plus à un jeu de Weiqi : Pékin fait preuve d’un activisme tous azimuts pour avancer ses intérêts dans la région.

La mise en concurrence, une technique bien huilée à Phnom Penh

On le voit : d’apparence modeste, l’accord passé entre la Chine et le Cambodge sur l’octroi de facilités permanentes à la base de Ream revêt en réalité une grande importance du point de vue de la stratégie chinoise dans la région.

Pour ce qui est du Cambodge, cependant, il ne faudrait pas tirer de conclusions trop hâtives sur une supposée allégeance du royaume à la Chine. En son temps, le roi Norodom Sihanouk (sur le trône de 1941 à 1955 puis de 1993 à 2004) a su mieux que quiconque multiplier les revirements d’alliances, se rapprochant successivement de la France, des États-Unis, de la Russie et de la Chine. Homme rusé, le premier ministre Hun Sen, qui exerce la réalité du pouvoir depuis 37 ans, a lui-même su naviguer d’un allié à un autre pour se maintenir au pouvoir.

Si les principaux partenaires commerciaux du Cambodge sont l’Union européenne et les États-Unis, le premier partenaire politique et sécuritaire est clairement la Chine. Cependant, et il faut peut-être y voir un signe, les trois fils de Hun Sen ont effectué des études militaires, non pas à Pékin mais… aux États-Unis (Hun Manet a ainsi étudié à West Point, Hun Manith au George C. Marshall European Center for Security Studies et Hun Many à la National Defense University) – preuve que la Chine ne contrôle pas encore tous les leviers de pouvoir dans le pays…The Conversation

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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