Captologie et économie de l’attention

16 novembre 2017 18:37 Mis à jour: 1 décembre 2017 11:58

Tristan Harris, l’ancien « philosophe produit » chez Google et star de la Silicon Valley n’y va pas par 4 chemins : « technology is hijacking our minds » : la technologie détourne nos esprits proclame-t-il sur son site en forme de tribune : www.timewellspent.io qui veut dire « le temps bien dépensé ».

Après avoir été un des artisans les plus zélés du piratage de notre attention, il prend aujourd’hui le leadership de la fronde contre une technologie au service exclusif de la publicité et au détriment des utilisateurs, citoyens et êtres humains que nous sommes tous. Un véritable signal d’alerte pour une économie de l’attention plus éthique, plus responsable et surtout plus respectueuse des véritables besoins des utilisateurs.

Les designers d’interface à la manœuvre
Les comportementalistes (ou behavioristes) ont théorisé il y a déjà longtemps comment conditionner les êtes humains en s’appuyant sur différentes méthodes de stimulation. La récente enquête de Lorraine de Foucher, journaliste du Monde auprès des jeunes utilisateurs du réseau social Snapchat décrit les mécanismes démoniaques mis en place par les designers de cette application pour rendre les jeunes complètement accros : plus on l’utilise, plus on entretient la « flamme » avec ses amis. Sans action chaque 24h un sablier se met en route pour signifier l’urgence de vite recontacter ses amis. Quitte à lui envoyer des photos de la tringle à rideaux.

S’appuyant sur le puissant besoin d’appartenance sociale des adolescents, l’application américaine joue sur tous les leviers pour capter l’attention des ados. Jusqu’à réduire celle-ci en dessous de celle du poisson rouge. Neuf secondes concentré et hop l’esprit vagabonde de nouveau sur un écran !

Des mécanismes qui deviennent une « science » : la captologie
Pour Tristan Harris, la vie est faite de décisions qui répondent logiquement à ce que nous voulons vraiment faire. En parallèle, s’immisce progressivement une liste des choses que la technologie nous propose.

Un nouveau menu qui s’appuie sur nos mécanismes cognitifs les plus profonds, comme nos besoins d’interactions sociales, de reconnaissance, sur notre capacité à nous laisser distraire, sur les limites de notre mémoire, la vitesse et la surcharge d’information.

Et nous ne résistons que rarement à ce nouveau menu car les designers d’interfaces numériques font tout pour capter notre attention. Cela est devenu une science, la captologie qui repose sur les techniques de persuasion mises en place par les comportementalistes.

Une modification profonde de nos comportements
Notre cerveau évolue chaque jour car il est plastique et que plus nous le sollicitons, plus il devient avare d’informations, d’interactions et de stimuli. Un peu comme l’estomac qui grossit quand nous mangeons trop et qui demande encore plus de nourriture pour être rassasié.

Nous devenons de plus en plus impatients, insatisfaits, info-dépendants car nos véritables désirs ne sont pas comblés. Ils ont été remplacés insidieusement par ceux des entreprises technologiques. Les enseignants commencent à mesurer l’ampleur des ravages de cette baisse de l’attention. Difficile dans ces conditions d’obtenir la concentration nécessaire aux apprentissages. Le nouveau ministre de l’Éducation en arrive même aux solutions radicales et préconise l’interdiction des smartphones au collèges.

Une prise de conscience et un dilemme
Les utilisateurs commencent à se rendre compte des différentes dérives des outils numériques : surveillance de leur vie privée, addictions, insatisfaction, perte de temps sur les réseaux sociaux. Cette prise de conscience les fait déculpabiliser. Ils ne sont pas responsables de leurs addictions car ils comprennent que des milliers d’ingénieurs sont payés pour capter leur attention. Comme les chimistes des cigarettiers qui étaient payés pour rendre les fumeurs de plus en plus accros.

En revanche, les internautes savent aussi qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Internet reste un formidable potentiel de progrès pour mieux consommer, s’informer, se former, créer du lien social, moins se déplacer, gagner du temps, se divertir.

Pas d’alternatives sans changer le modèle économique
Les choix qui sont proposés dans les paramètres ne sont pas neutres. On pourrait imaginer des interfaces et un paramétrage qui soient basés sur le respect des utilisateurs au lieu de les penser dans une logique unique d’addiction, requise par les modèles publicitaires des plateformes numériques.

Les entreprises numériques disposent en effet de toutes les données et du savoir-faire nécessaire pour réduire les conduites addictives et compulsives mais elles n’y ont aucun intérêt à court terme. Car si l’on remonte le fil du processus, on en revient au modèle économique des plateformes et des applications numériques. S’appuyant majoritairement sur le commerce des données et la publicité, ces plateformes aboutissent logiquement à ce design d’interfaces addictives et compulsives.

Leur « matière première » est l’attention. Et cette ressource devient de plus en plus rare car elle est disputée par beaucoup. Comme disait le sinistre Patrick Lelay, TF1 vend du temps de cerveau disponible.

Finalement, rien n’a vraiment changé ?
Sur le fond, pas vraiment, mais on a changé d’échelle. Les adultes passent désormais 4h par jour en moyenne devant un écran d’ordinateur ou de smartphone et presque le même temps, 3h51 devant une télé. Dans les trois-huit, il faut désormais compter celui passé devant les écrans. Les mécanismes de captation se sont encore plus améliorés, ils touchent beaucoup plus de monde et notamment les jeunes enfants et les adolescents.

Reste que toute chose atteint sa limite et qu’il existe un risque de saturation et d’abandon de ces interfaces, une fois les prises de conscience faites. Le succès croissant de la méditation pleine conscience et des stages de detox digital sont aussi les signaux faibles d’un « ras l’écran » qui monte peu à peu. Il est temps que les grandes plateformes changent de modèles et de vision. Au risque de tout perdre.

Jean Pouly, Expert en économie numérique, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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