Le 4 avril dernier lors du débat télévisé, François Fillon et Jean‑Luc Mélenchon ont tous deux évoqué le fait que l’entreprise Lafarge soit accusée d’avoir payé des taxes et droits de passage à l’organisation État islamique. Cette « entente cordiale » de façade entre en résonnance avec une question de fond qui se pose ailleurs dans le monde vis-à-vis de la responsabilité des firmes multinationales sur les questions de crimes contre l’humanité. Cet événement est l’occasion de détailler cette pratique et les implications qui en découlent pour les entreprises.
Le cas Lafarge en Syrie
Entre 2013 et 2014, Lafarge se serait fourni en pétrole et aurait cherché à financer plusieurs groupes terroristes (l’EI mais aussi la branche syrienne d’Al-Qaida et le Front Al-Nostra) afin de pouvoir continuer à faire fonctionner sa cimenterie de Jalabiya au nord de la Syrie alors que l’Union européenne interdit d’entretenir des relations avec les organisations terroristes présentes en Syrie et d’acheter du pétrole dans le pays.
Suite aux révélations du journal Le Monde en juin 2016, c’est l’ONG Sherpa qui dépose plainte en novembre 2016, conjointement avec onze employés du groupe et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme, auprès d’un juge d’instruction de Paris pour financement de terrorisme, complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Cette dernière accusation est la plus grave portée contre l’entreprise et rejoint une tendance actuelle à mettre les entreprises multinationales face à cette responsabilité.
En Colombie, les entreprises et les milices
Un mois avant, la presse colombienne annonçait que 200 entreprises locales et multinationales devraient répondre de crimes contre l’humanité pour la première fois en Colombie pour avoir financé des groupes paramilitaires dans le nord du pays. La plainte vise notamment quatre grands groupes multinationaux : Chiquita, Del Monte et Dole Food Company (communément appelé le « banana block ») ainsi que Coca-Cola (auquel pourrait se rajouter BP).
Ils sont accusés d’avoir financé notamment les Forces unies d’auto-défense de la Colombie (ou AUC). Créées en 1997 par certains barons de la drogue, elles sont issues de la fusion de milices de droite pour lutter contre les kidnappings et extorsions principalement perpétrés par les mouvements d’origine marxistes comme les FARC et l’Armée de libération nationale (ELN). Pour cette raison, elles ont eu pendant longtemps le soutien des politiques locaux. Cependant, ces milices paramilitaires sont également responsables du kidnapping et de la mort de la majorité des victimes civiles dans l’ensemble du conflit colombien. Actif jusqu’à son démantèlement en 2006, ce groupe terroriste a pu compter jusqu’à 17 000 membres.
En 2007, le groupe Chiquita avait déjà été condamné à une amende de 25 millions de dollars (dans l’affaire Doe contre Chiquita Brands International) pour avoir versé à l’AUC 1,7 million de dollars entre 1997 et 2004 afin de protéger ses opérations locales et ses salariés. La demande d’extradition des principaux responsables du groupe par le parquet colombien n’avait à l’époque pas été suivie.
Certes, en Amérique du Sud, le rôle de certaines multinationales dans la géopolitique locale était déjà connu, mais sous couvert de la raison d’État. En 1954 , la CIA avait par exemple demandé l’aide (notamment logistique) de l’entreprise United Fruit Company (désormais Chiquita Brands depuis 1989) pour renverser le gouvernement en place au Guatemala notamment car les réformes agraires auraient nui aux intérêts de l’entreprise dont beaucoup de membres étaient proches du gouvernement (ce coup d’État sera à l’origine d’un conflit de plus de 35 ans et de milliers de morts).
Des entreprises accusées de crime contre l’humanité
La question de poursuivre les multinationales et leurs dirigeants de crime contre l’humanité n’est pas un cas isolé et il existe des précédents. Le procès de Nuremberg avait déjà mis en cause la responsabilité des dirigeants de Krupp, Flick et IG Farben soit pour destruction et exploitation des territoires occupés ou pour participation au meurtre ou à l’aide à déportation de civils. Cependant, le processus de mise en accusation reste délicat.
Premièrement, car la notion de crime contre l’humanité est large et il n’y a pas de définition communément admise, même si la Cour Pénale Internationale liste le périmètre des crimes dans son article 7.
Deuxièmement, les multinationales sont, par définition, des entités internationales et qu’il est difficile alors de les faire dépendre d’une juridiction plutôt que d’une autre (et nier la compétence et de l’autorité d’une cour est généralement l’argumentaire utilisé par celles-ci pour ne pas être poursuivi).
En outre, il est difficile de poursuivre l’entité dans son ensemble et la complexité organisationnelle de ces entreprises fait qu’il est peu aisé de trouver les responsables au sein de l’entité. C’est d’ailleurs actuellement tout le problème de la Cour pénale internationale de La Haye, chargée de poursuivre les crimes contre l’humanité, qui ne peut poursuivre que des personnes physiques mais pas des personnes morales (article 25 du statut de Rome).
Enfin, les charges à établir sont très restrictives. Par exemple, Guus Kouwenhoven, ancien directeur de la Royal Timber Company au Libéria, a été arrêté et poursuivi pour crimes de guerre et violation de l’embargo de l’ONU sur les armes après la guerre civile (entre 2000 et 2003). Il a finalement été déclaré non coupable pour crimes de guerre (même si un autre procès est en cours actuellement aux Pays-Bas).
Les entreprises, acteurs géopolitiques
Au-delà de l’image désastreuse et de la responsabilité des entreprises vis-à-vis du territoire où elles se développent, ce que les cas français et colombiens doivent nous faire réaliser est tout d’abord que les entreprises sont désormais des acteurs géopolitiques à part entière. Elles sont capables d’alimenter et d’influer sur des conflits existants ainsi que de prendre une part active aux questions de politique interne afin de limiter l’influence de celles-ci sur leur territoire d’action et leurs activités.
Nos hommes politiques devraient donc considérer de façon plus attentive le rôle de ces entreprises dans le champ des relations internationales car elles sont également des étendards de l’image d’un pays et peuvent impacter par leurs actions (ou exactions) le cadre de la diplomatie. Les multinationales ne sont bien entendu pas responsables de l’ensemble des conflits en eux-mêmes, mais il devient de plus en plus évident que beaucoup d’entre elles ont contribué à la sédimentation de ceux-ci.
Ce en quoi ces cas pourront être révélateurs est de savoir si et comment les entreprises vont repenser leurs actions politiques au travers de leurs actions de responsabilité sociale (RSE) et dans leur arsenal juridique. Resteront-elles, comme actuellement, dans la prévention du risque en se barricadant derrière le flou juridique ou la difficulté d’établir les preuves, ou feront-elles preuve d’anticipation en intégrant une réelle pensée responsable et géopolitique de leur approche territoriale ? Vu la tendance actuelle au développement de ces plaintes, la deuxième approche serait préférable.
Nathalie Belhoste, Enseignant chercheur, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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