Chasse, trafic, huile de palme : qui tue vraiment les orangs-outans ?

12 mars 2018 08:13 Mis à jour: 9 juillet 2019 18:22

 

Sabah, l’un des deux États de Malaisie orientale situés sur l’île de Bornéo. DR

Depuis vingt ans, je me consacre au sein du programme Kinabatangan Orangutan Conservation à la sauvegarde des populations sauvages d’orangs-outans qui vivent à Bornéo ; et ce plus particulièrement dans l’État de Sabah (situé au nord-est de l’île, dans la partie malaisienne) où vivent 11 000 de ces animaux, soit entre 15 et 20 % du nombre total possiblement présent dans l’île aujourd’hui.

Il y a deux ans, la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) déclarait que les orangs-outans de Bornéo étaient en danger critique d’extinction, estimant que 80 % des effectifs présents en 1950 auraient disparu d’ici à 2025.

Et, ce 15 février, Maria Voigt, une chercheuse à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste à Leipzig, publiait dans la revue Current Biology une nouvelle analyse qui confirme ce triste tableau : 100 000 orangs-outans sauvages ont disparu de Bornéo au cours des 16 dernières années.

Une perte qui équivaut, à titre de comparaison, au nombre d’habitants d’une ville moyenne telle que Roubaix, Nancy ou Avignon.

Interroger les chiffres

Il est grand temps de réfléchir à la signification de ces chiffres et d’admettre que cinquante années d’efforts et d’argent dépensé pour conserver l’un de nos plus proches cousins n’auront pas réussi à empêcher ni leur déclin ni leur disparition annoncée.

Soulignons ici que les chiffres avancés par Maria Voigt et ses collègues indiquent qu’il y a davantage d’orangs-outans à Bornéo que ce qui a été estimé au cours des dernières décennies.

La presse relate souvent en effet que seuls quelques milliers d’orangs-outans survivraient à Bornéo. Si c’était le cas, ils auraient déjà disparu depuis bien longtemps ! Et il faut encore rappeler que compter les orangs-outans sauvages est extrêmement difficile : faible densité, timidité des animaux qui se cachent a l’approche des hommes, et le fait que la plupart d’entre eux habitent des zones reculées qui sont difficiles d’accès. La plupart des estimations publiées jusqu’alors se sont d’ailleurs avérées inexactes et en deçà de la réalité.

Ce qui est essentiel, c’est de quantifier le déclin d’une espèce, plutôt que d’essayer de deviner combien d’individus existent encore. Et c’est précisément l’objet de l’étude menée par Maria Voigt et ses collègues.

(Marc Ancrenaz, Author provided)

La chasse, le problème essentiel

Ces travaux montrent ainsi que les taux les plus spectaculaires de déclin des populations d’orangs-outans (jusqu’à 50 %) ont lieu dans les zones déboisées ou converties à l’agriculture (principalement pour l’industrie de l’huile de palme et de la pâte a papier). Cela n’a rien de surprenant : lorsque le foret est détruit, les orangs-outans perdent leur milieu naturel.

Mais avec ces résultats, nous voyons surtout que les pertes absolues en effectif sont maximales dans les forêts exploitées pour leur bois et dans les forêts primaires protégées, où survivent actuellement les plus importantes populations d’orangs-outans. Dans ces zones forestières, la chasse illégale constitue la première cause de ce déclin.

Les orangs-outans sont en effet tués lorsqu’ils occasionnent des pertes économiques lors de conflits dans les zones agricoles (consommation de fruits ou d’écorce qui détruit les arbres par exemple). Ce type de braconnage expliquerait environ un tiers de la mortalité des singes. Mais ils sont aussi, et avant tout, tués pour leur viande, leur valeur médicinale (certaines parties des animaux ayant soi-disant des valeurs curatives) ou encore pour la capture des bébés qui vient alimenter le trafic international d’animaux exotiques.

Les orangs-outans sont très sensibles à la pression de chasse : avec le taux de reproduction le plus lent parmi les mammifères (en moyenne un petit par femelle tous les huit ans), un taux de chasse qui prélèverait plus de 1 % du nombre de femelles adultes d’une population donnée conduirait cette population à l’extinction en moins de 100 ans.

Or, nos données montrent que pour de nombreuses populations, les taux de mortalité oscillent à Bornéo entre 3 et 4 %. Ces résultats expliqueraient les forts déclins de certaines populations dans les zones forestières de l’île.

À la lumière de ces récents résultats, on peut donc avancer que c’est en premier lieu la chasse illégale et non l’industrie de l’huile de palme – un aspect qui concentre toute l’attention médiatique – qui est la cause principale de ce déclin des orangs-outans sauvages à Bornéo.

Paysage de mosaïque agricole de la Kinabatangan. (Marc Ancrenaz, Author provided)

Des alertes contre-productives

Dans un tel contexte, les messages annonçant la disparition imminente des orangs-outans se multiplient régulièrement dans les médias. Ces avertissements m’attristent, car ils sont à la fois faux et n’aident en rien la protection de l’espèce.

Non, les orangs-outans ne vont pas disparaître d’ici à 20 ans ! Certaines populations sont stables et bien protégées sur l’île. Pour d’autres en revanche, le déclin risque en effet de se poursuivre… sauf si notre approche pour conserver l’espèce se base sur des faits réels et non seulement des émotions.

Prenons la réhabilitation des jeunes orangs-outans ; cette initiative souvent citée en exemple ne rencontre pas le succès annoncé et ne parviendra pas à endiguer le déclin actuel, il ne faut pas avoir peur de le dire.

La solution est ailleurs et pour y parvenir certains mythes doivent cesser.

Pour la plupart d’entre nous, les orangs-outans symbolisent la forêt et constituent une espèce très sensible à la dégradation des milieux naturels. Or vingt années de recherche dans l’État de Sabah montrent que ces animaux intelligents sont capables de s’adapter et de survivre dans des milieux fortement modifiés pas l’homme.

Ils sont, par exemple, bien plus terrestres que nous ne le pensions, se nourrissent de plantes qui ne faisaient pas partie de leur régime alimentaire (comme l’acacia, l’hévéa ou le palmier à huile), font des nids dans des palmiers, apprennent à se déplacer et à survivre dans des paysages fragmentés et des parcelles de forêt beaucoup plus petites que ce que l’on croyait auparavant possible. Cela donne l’espoir de pouvoir façonner des paysages de mosaïque, combinant plantations industrielles et villageoises, forêts et autres types d’utilisation foncière avec un développement raisonnable et la survie des orangs-outans.

Tout cela ne veut bien sûr pas dire qu’il ne faut pas s’occuper de la déforestation imputable au développement agricole – et en particulier celui du palmier à huile, de l’acacia et du caoutchouc. Il s’agit d’une menace réelle, mais ce n’est pas la seule menace : les travaux de Maria Voigt montre que plus de la moitie du déclin des orangs-outans aujourd’hui est constaté dans les forêts et non dans les zones agricoles.

Îlot forestier dans une plantation de palmes. (Marc Ancrenaz, Author provided)

La bonne stratégie de sauvegarde

La question essentielle aujourd’hui c’est savoir comment bien lutter contre cette déforestation imputable au développement agricole et fatale aux orangs-outans.

Si l’on considère que l’espèce est capable de s’adapter à des changements drastiques touchant son environnement et que des milliers d’animaux vivent désormais dans des espaces non protégés (classés en zones agricoles à développer par les gouvernements indonésiens et malaisiens), il semble beaucoup plus efficace d’essayer de trouver des moyens de travailler avec ces secteurs de l’industrie bornéenne.

C’est une réalité indéniable : l’industrie de l’huile de palme a connu une expansion sans précédent. Son application est alimentaire (on la retrouve dans la plupart des produits utilisés au quotidien), cosmétique, industrielle ou énergétique (bio-carburants).

Si nous voulons sauver les animaux qui vivent dans ces zones non protégées allouées au développement agricole, il paraît urgent et crucial de minimiser les impacts négatifs liés à ce développement. De meilleures pratiques, comme celles promues par la RSPO (Round Table for Sustainable Palm Oil), organisme de certification internationale qui promeut des pratiques durables d’exploitation. De telles normes doivent devenir les outils indispensables pour promouvoir un développement durable.

Par ailleurs, il faut souligner que cette industrie possède les moyens financiers nécessaires pour gérer des zones de forêts protégées (ou non) dans lesquelles les orangs-outans devraient pouvoir évoluer. En effet, le gouvernement indonésien pourrait créer des partenariats avec les industriels afin de gérer les forêts protégées qui ne le sont pas faute de moyens financiers gouvernementaux.

Des efforts à intensifier

Depuis plusieurs années, les gouvernements de Malaisie et d’Indonésie luttent de façon plus active contre le braconnage des orangs-outans. Mais seuls quelques cas isolés se traduisent par des condamnations. Un meilleur contrôle et un renforcement des lois existantes constitue aujourd’hui un autre volet indispensable à la protection de ces animaux.

Il faut également souligner que le gouvernement de Sabah conduit une politique accrue de conservation des forêts ou la chasse est interdite et les animaux protégés efficacement par les instances gouvernementales. Aujourd’hui ces forêts strictement protégées couvrent 28 % de la surface totale de l’État ; elles abritent 70 % environ de la population globale d’orangs-outans de Sabah (sur une population estimée a 11 000 animaux environ).

Le gouvernement a en outre décidé que toute l’huile de palme produite dans l’État (et qui représente 10 % de la production mondiale) serait certifiée durable selon les critères de la RSPO d’ici a 2025.

De telles initiatives de certification à l’échelle d’un État ou d’une province, comme à Sabah ou dans le Kalimantan central, peuvent changer la donne et constituer la clé du succès pour sauver nos cousins et beaucoup d’autres espèces. C’est à les soutenir que nous devrions consacrer toute l’énergie nécessaire.

Marc Ancrenaz, Research Fellow, Cardiff University

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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