Ce pesticide, utilisé aux Antilles dans les bananeraies, a été interdit en France en 1990, mais autorisé en Guadeloupe et en Martinique pendant encore 3 ans. En dépit d’un non-lieu prononcé après 20 ans de procès, les victimes de ce polluant demandent que la responsabilité de l’État soit reconnue.
Le 29 février dernier, le député socialiste guadeloupéen Élie Califer a déposé une proposition de loi reconnaissant la responsabilité de l’État dans le scandale sanitaire du chlordécone, contaminant les sols et les populations pendant plus de 20 ans. La loi a été adoptée et doit maintenant être examinée par le Sénat.
Cette proposition de loi arrive un an après le non-lieu prononcé le 2 janvier 2023 dans le procès intenté contre l’État par les victimes du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, le premier dépôt de plainte datant de 2007.
Afin de comprendre comment 90% de la population de Guadeloupe et de Martinique a pu être contaminée par ce dangereux pesticide, occasionnant, entre autres, un taux de cancers de la prostate parmi les plus élevés au monde, il est intéressant de revenir sur l’historique de la culture de la banane et ses enjeux économiques.
Si les Antilles françaises furent consacrées pendant des siècles, à la culture de la canne, produisant le précieux sucre commercialisé en Europe, le cyclone de 1928, qui fit des ravages dans ces colonies, détruisit les productions secondaires de café et de cacao, amenant les planteurs antillais à trouver une culture de substitution à croissance rapide et très appréciée en Europe : la banane.
Seulement, si pendant cette première moitié du XXe siècle, la banane consommée en France provenait exclusivement des Antilles françaises, une concurrence s’est vite révélée avec les productions de masse de la « banane dollar »en Amérique latine, bien moins chère.
Outre cette concurrence, un autre obstacle est aussi venu menacer la production en Guadeloupe et en Martinique : le charançon du bananier, ce petit insecte qui pique le bulbe du bananier jusqu’à le faire mourir.
Les années 70, entre interdiction aux US et autorisation en France
Afin de préserver autant la production bananière antillaise que leurs intérêts économiques, les grands planteurs antillais vont alors avoir recours à un pesticide efficace, mais pourtant déjà décrié pour sa dangerosité : le chlordécone.
En effet, alors que le Kepone, pesticide à base de chlordécone est fabriqué aux États-Unis depuis 1958, un événement va tout faire basculer. En 1975, les employés d’une usine de fabrication du Kepone, située à Hopewell (Virginie), vont présenter des symptômes neurodégénératifs graves dus à une concentration élevée du chlordécone dans le sang. Celui-ci a aussi été déversé dans la rivière de la ville, polluant les sols. Après plusieurs études, la pêche va être interdite dans la rivière et les employés indemnisés. Mais, surtout, l’usage du chlordécone est désormais interdit aux États-Unis.
En France, la ComTox, la Commission des Toxiques va rejeter par deux fois les demandes d’autorisation d’utilisation du pesticide entre 1968 et 1969, présenté comme un « composé organochloré toxique et persistant », et « considérant la trop forte toxicité à court et long termes vis-à-vis des animaux » testés, relate l’Anses.
Mais, en 1972, sous la pression des lobbies agricoles, le chlordécone est finalement autorisé dans la culture de la banane. Celui-ci va être utilisé dans les bananeraies antillaises jusqu’en 1993. Pourtant, en 1990, la Commission d’étude de la toxicité décide d’interdire le chlordécone en France, considérant son caractère « persistant » et « toxique ».
Comment expliquer alors que deux ministères successifs, ceux d’Henri Nallet et de Robert Mermaz, aient pu accorder des dérogations aux planteurs antillais afin de poursuivre les épandages de la molécule hautement toxique sur les terres guadeloupéennes et martiniquaises ?
Les habitations proches de bananeraies se souviennent encore de ces gouttes graisseuses, à l’odeur chimique qui se déposaient sur les murs, les toits, les plantes lors des épandages aériens…
Il s’avère qu’Yves Hayot, dont le nom est associé à une bonne partie des grandes sociétés de production et de distribution en Guadeloupe comme en Martinique, était également le président de la plus grande organisation de producteurs de bananes de Martinique et de la société de commercialisation du Curlone, le pesticide à base de chlordécone. Disposant d’un « pouvoir de persuasion » à l’Élysée, le producteur martiniquais a pu obtenir gain de cause non seulement pour le traitement des bananiers mais surtout pour l’écoulement des stocks de Curlone, 1820 tonnes à répartir entre la Guadeloupe et la Martinique !
Des études qui alertent d’une contamination à grande échelle
Pourtant, ces dérogations ont été accordées alors que des études avaient déjà été effectuées sur la contamination de la faune et de la flore par ce dangereux pesticide.
Me Harry Durimel, avocat et actuel maire de Pointe-à-Pitre fut le premier à déposer plainte contre cette contamination en 2007. Il a fourni à Epoch Times une copie du rapport Bonan et Prime, établi en 2001 suite à la contamination de captages d’eaux destinés à l’embouteillage, et qui revient sur l’historique des études précédentes réalisées en Guadeloupe quant aux effets du chlordécone sur la population et son territoire.
Un premier rapport, commandé dès 1975 par l’INRA, intitulé rapport Snégaroff, révélait une contamination des sols agricoles et milieux aquatiques environnants par cette molécule.
Mais, c’est surtout le rapport Kermarrec, établi entre 1979 et 1980, qui permet le constat de la contamination en chlordécone de la faune terrestre et aquatique (rats, crevettes, poissons) des milieux environnants des bananeraies.
En 1993, l’Unesco commandera une étude révélant la contamination de la rivière du Grand Carbet, qui prend sa source sur les flancs de la Soufrière, traverse la commune de Capesterre-Belle-Eau, laquelle abonde en bananeraies, et se jette dans l’Océan Atlantique. L’étude révélait également la contamination de son estuaire amenant inévitablement au littoral sud basse-terrien.
C’est dans ce contexte particulier du début des années 2000, alors que ces différentes études alertent de la contamination des territoires par cette molécule toxique, mais dans l’indifférence totale d’une population guadeloupéenne et martiniquaise qui n’est absolument pas informée de cet état de choses, que Me Durimel, alors investi chez les Verts dans la cause de défense de l’environnement, va tenter d’alerter et conscientiser la population sur cette contamination et les risques encourus.
En effet, la terre étant contaminée, toutes les parties des plantes en contact avec elle telles que les tubercules, racines comestibles (ignames, patates douces, carottes, radis…) sont aussi imprégnés de chlordécone et contaminent à leur tour, les humains qui en consomment.
Alerter et déposer plainte : de la conscientisation à la politisation
C’est ainsi qu’Harry Durimel va être mis au courant de l’existence du pesticide, résumant ainsi les début de son combat : « Tout cela serait resté secret, ignoré par les populations antillaises, si ce n’était l’arrivée, en 2002 à Dunkerque, d’environ 2 tonnes de patates douces en provenance de la Martinique, dont le Procureur de la République a exigé l’incinération sur le port même. C’est alors que l’information a été portée à notre connaissance par un ami militant écologiste, Gérard Borvon — que je ne cesserai jamais de remercier de nous avoir alertés sur cette pollution majeure qui était complètement occultée aux Antilles. »
À partir de là, des militants écologistes et quelques agriculteurs guadeloupéens partisans d’une agriculture paysanne vont démarrer une campagne de sensibilisation et de conscientisation de la population guadeloupéenne à cette contamination.
Le 23 février 2006, Me Durimel, en accord avec des associations de défense de l’environnement et des producteurs de Guadeloupe, va déposer une plainte pénale au tribunal de Basse-Terre, plainte qui sera ensuite transférée au pôle Santé du tribunal de Grande Instance de Paris.
Des « plans chlordécone » pour gérer la contamination
Pendant les 17 années qui suivront, de nouvelles études viendront confirmer la contamination humaine. En 2013, une étude de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et de Santé publique France révèle, avec le rapport Kannari, que 90 % de la population adulte des Antilles est contaminée au chlordécone.
En 2021, un rapport de l’Inserm va reconnaître le lien causal entre une exposition au chlordécone et le cancer de la prostate. Suite à cela, un décret (n° 2021-1724) va inscrire pour la première fois le cancer de la prostate comme maladie professionnelle pour les travailleurs des bananeraies.
Cependant, ces victimes doivent justifier de 10 années de service dans ces environnements de plantations de bananes, et il doit y avoir moins de 40 ans passés entre le diagnostic de cancer et la dernière exposition au chlordécone… Que dire des enfants de ces travailleurs qui naissent avec des pathologies du système nerveux ou développent des leucémies ?
Depuis, plusieurs « plans chlordécone » ont été élaborés et proposés aux quelque 800.000 habitants de Guadeloupe et de Martinique. Ainsi, il est recommandé aux populations de ne plus se baigner ou pêcher dans les rivières des zones les plus contaminées, de ne plus pêcher sur le littoral de ces zones, et de ne plus planter et consommer de légumes-tubercules dans les jardins, ni consommer d’œufs ou de volailles élevées sur ces sols.
À cet effet, il a également été proposé aux propriétaires terriens de faire analyser leurs sols.
Tout en poursuivant les contrôles sur la provenance des denrées commercialisées, le dernier « plan chlordécone » qui court de 2021 à 2027, propose à ceux qui le souhaitent un dépistage gratuit de chlordéconémie.
« Un état de droit ne peut pas dire qu’il y a un non-lieu face à une injustice d’une telle gravité »
En dépit de toutes ces nouvelles données, la première plainte déposée en 2006 a finalement abouti à une ordonnance de non-lieu, le 21 janvier 2023. Selon les juges d’instruction en charge de l’affaire, ce non-lieu se justifie par la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », « commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », la première l’ayant été en 2006.
Si Me Durimel a fait appel de ce non-lieu, il estime qu' »un État de droit ne peut pas dire qu’il y a un non-lieu face à une injustice d’une telle gravité », craignant également que « le contrat social soit bouleversé par une telle injustice si elle devenait définitive », a-t-il déploré sur France Info.
Mais l’avocat demeure serein, car, après plus de 20 ans d’enquêtes et d’alertes, il estime : « Si nous n’avons pas encore gagné la bataille pour que Justice soit rendue aux peuples guadeloupéens et martiniquais, nous pouvons dire que nous avons gagné la bataille de la Vérité ! »
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