Civilisation hyper-connectée : le numérique à l’assaut du vivant

décembre 20, 2016 22:15, Last Updated: décembre 28, 2016 11:23
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Éric Sadin, philosophe et écrivain, s’intéresse depuis longtemps aux nouvelles technologies. Dans son dernier ouvrage, La Silicolonisation du monde – L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, il tire à boulets rouges sur l’industrie du numérique et tente d’alerter l’opinion publique sur la surnumérisation de la société.

Éric Sadin Philosophe et écrivain

Dans votre ouvrage, la première partie décrit la contre-culture californienne. Les ingénieurs d’Hewlett-Packard sont, en quelque sorte, les héritiers victorieux de l’héritage des hippies et de la contre-culture californienne…

San Francisco est née de la migration des chercheurs d’or en quête d’un nouvel eldorado.

La région de San Francisco, lieu opposé à Washington, demeure à distance du pouvoir politique fédéral, c’est un point d’horizon et le foyer de quantité de mouvements qui ont émergé : la nouvelle gauche, le mouvement des droits civiques, le rock, le LSD… Après la rigidité des années Eisenhower en 1950, ce foyer aspirait à d’autres modes d’existence. Il y avait ce rêve de transformer le monde, un désir d’émancipation et d’exaltation mêlant politique, utopie et hédonisme. Dans les années 60, il y a eu d’autres foyers comme Chicago, mais cela était plus marqué à San Francisco.

L’utopie est retombée début 70, on peut dater cela au festival d’Altamont, mais pas seulement. Cela s’est achevé sur une sorte d’échec relatif de cette aspiration collective, puis sur un très singulier mouvement de reprise en charge par des individus de ce rêve d’émancipation. Qui étaient-ils ? Des gens qui disaient : «  Ce que l’on n’a pas réussi sous toutes les formes possibles, l’informatique personnelle va le rendre possible ». Très étonnant, quand on pense à ce qu’était l’informatique personnelle à l’époque, c’est-à-dire presque rien, une technologie très sommaire de machine à écrire… Comment en est-on arrivé à croire que ces petites machines de rien du tout répondraient à une telle aspiration ? Il s’est opéré une sorte de torsion et un coup de force rhétorique. C’est l’avènement de ce qui a été nommé la cyberculture, disséminée à travers les clubs tels que le Homebrew Computer Club qui rassemblait Jobs et Wozniak en 1975, les radios libres, les collectifs vidéo… Ce rêve – qui a rencontré des échecs – allait pouvoir, sous des modalités pragmatiques, conduire à des formes d’émancipation. C’est quoi l’émancipation ? C’est l’idée de prise en charge par des individus, l’idée de la désintermédiation, l’idée de faire sauter les barrières entre individus au profit d’une mise en relation directe des personnes, notamment, avec l’apparition des premiers forums en ligne.

Dans quelle mesure ne peut-on pas voir une sorte de réduction de l’imaginaire, une réduction du champ de l’expérience, à admettre, comme on l’a entendu, que toutes les aspirations contenues dans la culture de San Francisco allaient pouvoir être satisfaites par l’ordinateur personnel ? Quelle réduction de l’imaginaire, quel appauvrissement de l’expérience, quel rétrécissement d’horizon pour l’expérience collective ? Voilà comment s’est déroulée cette transition. Celle-ci a entériné le fait que c’est l’avènement de l’ère de l’individu, de sa toute-puissance.

En 1996, au forum économique de Davos, John Barlow, parolier des Grateful Dead, déclarait : « Vos discours issus de matière ne s’appliquent pas à nous […] Il n’y a pas de matière là où nous sommes. C’est de l’éthique, de la recherche éclairée du bien personnel et du bien commun qu’émergera notre gouvernement ». Comment la technologie peut-elle se voir investie d’une mission éthique ?

L’éthique dont il est ici question vient de l’idée que dans l’informatique, il y a toujours eu une opposition, depuis son début jusqu’à nos jours. L’informatique et ses promesses de puissance se sont vues investies par les régimes privés, sécuritaires, militaires, cybernétiques, etc., alors qu’en même temps, il y avait des individus créatifs qui maîtrisaient le code et qui allaient pouvoir se défaire des logiques militaires, industrielles, etc. On peut résumer cela comme une opposition entre la puissance de l’argent dans l’informatique et dans l’industrie, par rapport à la libre manipulation du code par les hackers, et donc avec l’idée aussi de système non propriétaire, de capacité pour les individus de ne pas se soumettre aux systèmes développés par l’industrie, etc.

C’était la capacité des individus à faire valoir des lois divergentes qui se soucieraient de la mise en commun des biens communs et qui feraient valoir la libre créativité des individus sans penser à des intérêts strictement privés et marchands, et c’est ce qu’ils nommaient « éthique », contre la puissance de l’industrie qui n’a cessé de conquérir le champ de l’informatique. Face à Steve Jobs ou Bill Gates, qui allaient vers des jeux de monopole, ces personnes disaient : « on va libérer »… il y a plusieurs niveaux : niveau d’apparat, et le niveau de hacking, de toute une culture très importante qui croyait que le discours de John Barlow en partie, que les individus étaient suffisamment créatifs, entreprenants, et développer cela selon leur désir pour ne pas être soumis au pouvoir des compagnies privées. Jusqu’aux logiciels libres, StanMan, etc. Mais ça, c’est une histoire que tout le monde connaît.

L’informatique a connu un second essor au milieu des années 90. Vous semblez cependant pessimiste sur le chemin qu’elle prend actuellement ? Qu’est-ce qui a réellement changé, en 25 ans ?

Notre représentation du numérique reste forgée par l’âge de l’accès et de l’interconnexion. Dans les années 90, de nouveaux secteurs ont émergé, et avec eux, de nouveaux acteurs, tous dédiés à cette interconnexion. Netscape Navigator en 1994, Yahoo!, créé par deux étudiants de Stanford, ou Amazon par Jeff Bezos… jusqu’à Google en 1998. De nouvelles formes de commerce naissent dans la tête des entrepreneurs, qui se réjouissent à nous promettre, comme le fondateur de Wired, Kevin Kelly, un « déferlement d’entités construites sur les relations et la technologie ». Cette fièvre numérique n’était pas seulement celle des ingénieurs et patrons des nouveaux « .com », mais était également portée par les médias et les hommes politiques. C’est un moment d’irrationalité économique, celui qui a vu le mariage de la Time Warner et d’AOL, pour un échec commercial chiffré à 100 milliards de dollars en 2002.

Actuellement, nous vivons un moment historique, un moment charnière dans l’utilisation des technologies. L’industrie et les grandes entreprises partent aujourd’hui à la conquête de la vie et tendent à maîtriser toutes les sphères de l’existence. Cela est rendu possible par les capteurs, par la sophistication de l’IA, et par la collecte des données sur des pans de plus en plus étendus. Le sommeil, les flux physiologiques, les bracelets connectés, la balance connectée, les biberons à inclinaison automatique, les tétines qui transmettront des tests salivaires, la TV connectée, les conversations devant la télévision… Ces entreprises se sont décidées à conquérir tout cela et à monétiser cette connaissance. Une balance connectée, ce n’est pas seulement pour la satisfaction de dire notre poids, mais pour prescrire des compléments alimentaires en fonction des données mesurées.

L’écoulement du plus grand nombre de biens constitue un principe du libéralisme, mais celui-ci a rencontré des résistances par le fait que de nombreuses activités humaines n’étaient pas monétisables. Or, le technolibéralisme remplit ces espaces vides et, via la collecte de données, formule des offres de consommation qui s’adossent au flux entier de l’existence. Donc cette marchandisation intégrale de la vie, c’est cela qui est à l’œuvre aujourd’hui.

(David Paul Morris/Getty Images)

Le technolibéralisme viserait-il à rendre l’homme dépendant de la machine ?

Au rythme où vont les choses, c’est bien notre pouvoir de décision qui va peu à peu être dessaisi, appelé à être substitué par des systèmes supposés omniscients et plus aptes à décider du « plus parfait cours des choses dans le meilleur des mondes ».

Le technolibéralisme entend opérer une pression continue sur la décision humaine par la suggestion continuellement renouvelée des « meilleures » actions à prendre. Pratique qui s’est instituée lors de l’avènement des applications à partir de 2007 et qui ne répondaient pas seulement à des fonctions informatives mais autant incitatives.

Dimension qui franchira un seuil lorsque les assistants numériques tels Siri d’Apple ou Google Now, à l’efficacité encore balbutiante, en viendront à nous prodiguer des conseils relatifs à la quasi-totalité des séquences de nos quotidiens. Ce sera encore le cas avec la voiture sans pilote par exemple, qui ne se contentera pas de piloter le véhicule mais également une part de vies, en nous proposant de faire une pause dans tel restaurant ou tel hôtel supposés adaptés à notre « profil ».

L’enjeu des données n’est donc pas celui que l’on croît, la « protection de la vie privée »… Pouvez-vous expliquer ?

Concernant la question des données personnelles, je pense que nous sommes au cœur d’un des grands malentendus de l’époque. La question cruciale ne regarde pas notre vie privée, à laquelle certes nous tenons tous, mais qui représente si peu au regard de ce qui actuellement se trame et qui devrait nous mobiliser autrement.

Car la grande question n’est pas une question de société, c’est une question de civilisation. Celle qui entend à terme tout automatiser et orienter la vie des personnes afin de satisfaire seulement les intérêts privés. Et ce modèle se déploiera surtout si les données sont parfaitement protégées, instaurant une « confiance dans l’économie numérique » apte à assurer son expansion, selon les termes de l’Union européenne.

Avant de nous prétendre victimes du traçage sécuritaire et commercial, nous devrions, à la base, individuellement et collectivement nous demander si nous voulons de tous ces objets, capteurs et systèmes appelés, non pas tant à violer notre vie privée, qu’à progressivement nous dessaisir de notre pouvoir de décision.

Vous évoquez le mythe de la start-up… ?

La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une idée, en s’entourant de codeurs et en levant des fonds grâce aux capital-risqueurs, peut désormais se croire maître de sa vie, œuvrer au bien de l’humanité, tout en rêvant de devenir milliardaire.

Or, à y voir de près, le mythe s’effondre aussitôt. La plupart des start-up échouent rapidement. Le régime de la précarité prévaut. Une pression horaire est exercée par le fait de l’obligation rapide de résultats. Il est souvent offert des stock-options qui, sous couvert d’intéressement aux résultats futurs et hypothétiques, évitent de rémunérer les personnes convenablement.

Plus largement, le technolibéralisme a institué des méthodes managériales laissant croire que chacun peut librement s’épanouir. En réalité, tout est aménagé afin de profiter au maximum de la force de travail de chacun. En outre, les conditions de fabrication du hardware dans les usines asiatiques sont déplorables. Quant aux travailleurs dits « indépendants » qui se lient aux plateformes, ils se trouvent soumis aux exigences de ces dernières et ne sont protégés par aucune convention collective.

Eric Sadin, Éditions L’Échapée, 256 pages, 17 euros.

La silicolonisation, c’est la conviction que ce modèle représente l’horizon indépassable de notre temps, lequel de surcroît, incarnerait une forme lumineuse du capitalisme. Un capitalisme d’un nouveau genre, paré de « vertus égalitaires » car offrant à tous, du « startupper visionnaire », au « collaborateur créatif », ou à « l’auto-entrepreneur autonome », la possibilité de s’y raccorder et de s’y « épanouir ».

Mais ce que l’on ne voit pas, c’est qu’au-delà d’un modèle économique, c’est un modèle civilisationnel qui en train de s’instaurer à grande vitesse, fondé sur la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de secteurs toujours plus nombreux de la société.

La Silicon Valley fait aujourd’hui plus que jamais office de tour d’ivoire, si l’on considère les articles parus dans le Financial Times et le Times. Une certaine mise à distance des élites semble s’opérer par une grande partie d’Américains – ce qu’ont confirmé les élections, et on voit aussi plus de class actions concernant Uber ou Apple… Est-ce un signe ?

Je n’y crois pas du tout. Il y a des actions de vigilance, mais qui restent encore trop marginales. Le fait que l’industrie traditionnelle puisse prendre un ascendant sur le numérique ne peut avoir lieu pour deux raisons : d’abord l’industrie de la Silicon Valley pèse beaucoup dans l’économie américaine, et personne n’a intérêt à ce que cela change. La deuxième : historiquement, l’industrie du numérique de la Silicon Valley a profité de subsides publics, notamment, par le complexe militaro-industriel, et beaucoup d’innovations du champ militaire ont ensuite été récupérés par l’industrie civile. Mais aujourd’hui c’est beaucoup moins le cas. Les grandes entreprises développent elles-mêmes leur R&D et n’ont plus besoin d’aide provenant du public. J’ai presque envie de dire, les chiens aboient, la caravane passe.

La Silicon Valley est tellement puissante et engagée dans un projet clair, ce n’est pas Trump ni ses électeurs qui l’arrêteront. Ce sont les sociétés, les citoyens, qui choisiront en conscience : est-ce que nous voulons aller vers le fait qu’il y ait des capteurs partout qui cherchent à nous aiguiller dans toutes les circonstances de la vie, est-ce que nous voulons accepter cela, renoncer et être dans une sorte de léthargie… Si nous entérinons ce développement de la donnée et de l’IA, ce seront alors les grandes entreprises numériques qui orienteront de plus en plus le cours de la société. Ce sont les individus, les sociétés démocratiques, les groupements de citoyens qui pourront le dire.

Vous évoquez la responsabilité de l’ingénieur, en citant les paroles de Yann Le Cun, ingénieur français à la tête du département de recherche sur l’Intelligence Artificielle de Facebook, pour qui « les résultats de la compréhension de l’homme par la machine servira à analyser les goûts des utilisateurs de façon plus fine et leur recommander des contenus plus pertinents ». Pourtant, aujourd’hui, Facebook a mis au point grâce à la même IA un algorithme permettant au régime chinois de mieux censurer les dissidents pour le cas où Facebook entrerait enfin en Chine…

Oui, c’est bien l’idée, que certaines entreprises, dont Facebook, se soumettent aux desiderata du pouvoir chinois via les algorithmes. Le marché chinois, c’est 1,5 milliard, marché gigantesque. Ils parlent de « maintenir notre éthique, nos principes ».

On voit bien l’idéologie « cool » de la Silicon Valley et on retrouve toujours les mêmes discours sur l’émancipation. On entend que Facebook relie tous les individus entre eux, c’est la vie côté belle, côté selfie et tralalala… Au-delà des discours sur la mise en relations des individus, Facebook est une entreprise privée et son champ d’action ne répond qu’à des intérêts privés. La question qu’il se pose est de savoir comment monétiser des comportements.

Cela est rendu possible par l’invisibilité du computationnel, quelque chose qui échappe par définition à la visibilité humaine. Ce qui est un vrai problème politique, même les intentions qui sont à l’œuvre, on ne les saisit pas.

Facebook profite aussi de cela en disant qu’i va intégrer quantité de contraintes, que cela va être personnalisé, que les individus vont être limités, mais ce qui est rendu public, personne ne le sait. Les usagers ne le voient pas. De fait, doit-on croire les nombreux discours et les bonnes intentions ? Il faut en venir au fait.

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