Commémorer des événements traumatisants comme des actes terroristes est bénéfique pour les victimes et fait partie des soins, autant que le suivi psychologique ou les médicaments. Les cérémonies jouent ce même rôle auprès des citoyens dans leur ensemble, explique notre auteur dans les extraits de son livre Tous choqués (éditions Tallandier) que nous publions ci-dessous. Psychiatre et spécialiste des états de stress post-traumatique, il a complété son texte initial dans la perspective des hommages prévus le 13 novembre.
Depuis la nuit des temps, les êtres humains possèdent en eux les ressources nécessaires pour faire face aux événements dramatiques par le biais d’hommages solennels et de commémorations. Lorsqu’une nation est touchée dans sa chair, chaque individu se sent vulnérable, il éprouve naturellement le besoin de communier et de se recueillir avec ses semblables, pour conjurer sa peur. Ces rites permettent de retrouver une cohérence dans le chaos traumatique pour reprendre plus sereinement le cours de sa vie.
Ainsi, il est prévu dimanche, pour le premier anniversaire des attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015, de nombreuses cérémonies. La mairie dévoilera des plaques portant les noms des personnes décédées. L’association de victimes Life for Paris organisera un rassemblement public et un lâcher de ballons. Elle a également mis sur pied une table ronde consacrée à « la reconstruction, la résilience et le travail de mémoire » qui sera ouverte par la secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes. L’historien Denis Peschanski, l’un des responsables du vaste programme de recherche « 13-Novembre », y partipera. Geste symbolique, des bougies flottantes seront allumées à la nuit tombée sur le canal Saint-Martin, non loin des terrasses visées par les terroristes.
Capacité de résilience nationale
De la même façon, l’État belge avait prévu, quelques jours après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, une grande « marche contre la peur » – qui fut annulée pour raisons de sécurité. Le 11 janvier 2015, 4 millions de Français, les coudes serrés, témoignaient dans la rue d’une incroyable solidarité silencieuse sans qu’aucun incident ne soit rapporté. Ces rassemblements de masse déterminent la capacité de résilience nationale en permettant de se rassurer et de parler d’une seule voix afin d’opérer une indispensable « synchronisation émotionnelle », qui garantit la pérennité et la survie d’une nation après avoir été fragilisée.
« Alors, je veux dire simplement ces mots : la France sera à vos côtés. Nous rassemblerons nos forces pour apaiser les douleurs et après avoir enterré les morts, il nous reviendra de réparer les vivants. » (François Hollande, lors de l’hommage national aux Invalides à la suite des attentats du 13 novembre 2015)
Pour le président de la République, la France est entrée en résilience comme le pays est entré en guerre contre Daech. À la tête d’un pays meurtri, le chef de l’État tente de donner du sens au « vivre ensemble » en choisissant de rendre cet hommage national aux Invalides, lieu réservé aux commémorations militaires. Si la cour d’honneur et sa batterie de 60 canons se sont rapidement imposées, le président signifie ainsi que ceux qui tombent sous les balles des terroristes ont la même valeur symbolique que les morts sous le feu des canons. La France de l’après 13 novembre revoit également ses symboles, facteurs de résilience, en invitant le peuple à ressortir de ses malles le drapeau bleu-blanc-rouge, étendard d’une patrie reconnaissante envers ses morts tombés devant la folie islamiste.
Se projeter dans l’avenir
Le partage social auquel invitent le deuil et l’hommage solennel retransmis en direct sur les chaînes de télévision exerce une fonction essentielle pour la reconstruction : malgré les pertes et les malheurs, il offre la possibilité de se projeter de nouveau dans l’avenir, même si ces moments fédérateurs ne soignent pas les tourments.
Les yeux rivés sur les victimes directes des attentats, nous sommes au fond peu attentifs à la capacité à reprendre le cours de l’existence ordinaire de tous ceux qui habitent et travaillent dans les lieux symboliques où se sont produits des attentats. Or, c’est peut-être en les observant sur le long terme qu’on voit le mieux les mécanismes du processus de résilience collective.
Progressivement, la vie reprend. Pour certains, elle reprend très vite, en quelques jours. Pour d’autres, il faut plusieurs mois. Les premiers entraînant les seconds. La première année est une phase de transition difficile. Tant qu’il y a les marques directes, des fleurs et des graffitis laissés en hommage, les habitants des quartiers sont constamment réactivés dans leurs souvenirs traumatiques. Ensuite, ces traces s’effacent ou sont enlevées pour laisser la place à un élément urbain plus symbolique.
La statue de la République, lieu de mémoire
On peut prendre l’exemple particulier et emblématique du monument de la République, sur la place éponyme à Paris. La statue est devenue un lieu de mémoire depuis les attentats de Charlie Hebdo. On ne pouvait passer devant sans ressentir la charge émotionnelle provoquée par les attentats. Elle est restée en l’état plusieurs mois. Puis, un site alternatif de commémoration a été mis en place, quelques mètres plus loin, sous la forme d’un chêne appelé « l’arbre du souvenir », haut de 10 mètres, planté en janvier à la date anniversaire des premiers événements. Début août 2016, soit dix-huit mois après les attentats et six mois après leur date anniversaire, la statue de la République a été nettoyée. Officiellement, elle a « fait peau neuve ». La place est presque « comme avant ».
C’est cela, la résilience collective, la capacité, au fil du temps, à ne plus voir les traces comme les marques traumatiques. Ce phénomène s’appelle le lissage. On continue à voir des traces, mais on les range parmi les traces qui existaient préalablement. Dans son travail de résilience, la conscience collective va progressivement ranger l’épisode traumatique dans la série historique des événements horribles qui se sont succédés au fil des siècles. Ils s’empilent au fil du temps et perdent leur impact traumatique.
Cela se voit dans le comportement collectif des habitants de ces lieux. Il n’y a pas grand monde aujourd’hui à s’intéresser aux stèles accrochées aux murs de Paris qui indiquent qu’à tel endroit un soldat des forces françaises libres est mort lors de la libération de Paris en 1944. Ces stèles font partie du mur et elles en ont presque pris la couleur. Les gens passent devant comme ils y sont déjà passés des centaines de fois, sans la voir.
À Paris, de nombreux lieux de massacres
Dans le même ordre d’idée, peu de gens sont attentifs au mur des Fédérés où furent abattus les prisonniers de la Commune. Rares sont ceux qui traversent la place de la Concorde en pensant aux guillotinés de la Révolution, ou traversent les cours du palais du Louvre en pensant aux centaines de huguenots assassinés au petit matin de la Saint-Barthélémy. Pareil pour les templiers brûlés vifs au square du Vert-Galant. Nombreux à Paris sont les lieux où des massacres, des supplices et des exécutions ont été commis au fil des siècles. Les citadins y vivent tous les jours sans y penser.
On peut considérer comme un processus psychique normal celui d’effacer le caractère traumatique d’un événement pour l’historiciser, en faire un souvenir froid à ranger dans la série des souvenirs précédents et dont on ne se rappellera l’atrocité que lors des commémorations historiques.
Patrick Clervoy, Professeur honoraire de médecine, Ecole du Val-de-Grâce
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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