Après deux décennies marquées par les scandales alimentaires à répétition (vache folle, lasagnes à la viande de cheval, lait infantile, œufs au fipronil) et par une volonté croissante de consommer « autrement », les circuits courts ont pris un certain essor. Ils étaient par exemple récemment mis en avant quand l’exécutif discutait de la mise en place d’un panier anti-inflation avec les firmes de la grande distribution.
Réglementairement, ils sont définis par la présence d’un intermédiaire au maximum, quel qu’il soit, entre le producteur et le consommateur. Aux formats variés, marchés, AMAP, ou autres magasins de producteurs sont généralement présentés et organisés comme des alternatives à la grande distribution. Il s’agit bien de deux mondes que tout oppose, surtout si l’on considère les circuits courts dits de proximité, dans lesquels le produit parcourt moins de 100km entre lieux de production et de vente.
Les consommateurs associent ces derniers à des valeurs qualifiées de « domestiques », une production artisanale, locale et traditionnelle, fabriquée en petite quantité et vendue à prix relativement élevé. Ce prix est associé à une qualité accrue des produits. Les grands distributeurs sont, quant à eux, associés à des valeurs « industrielles », une production à grande échelle, standardisée et à prix bas, synonyme de faible qualité.
Comment, avec ces associations présentes dans l’esprit des consommateurs, les grands distributeurs peuvent-ils vraiment intégrer les circuits courts ? La chose peut sembler difficile à envisager et à mettre en œuvre.
Quête de légitimité
Les conséquences sociales et environnementales des actions des grands distributeurs s’avèrent scrutées avec de plus en plus d’attention. La plupart d’entre eux se sont mis à proposer des produits issus du circuit court, notamment pour leur approvisionnement en produits frais (fruits, légumes et viandes) en contractualisant directement avec des producteurs locaux sans passer par les centrales d’achats. Leclerc a, par exemple, lancé ses Alliances locales en 2007, Intermarché communique sur le « zéro intermédiaire », Carrefour teste ses « Potager city ».
Quel écho néanmoins chez le consommateur ? Va-t-il y voir un comportement légitime ? Des travaux ont montré que certains consommateurs jugent ce type d’actions comme opportunistes de la part des grands distributeurs. Pour ces individus, l’objectif final des distributeurs serait en effet de chercher à réaliser toujours plus de profit. Serait-ce sinon une façon pour les grands distributeurs d’améliorer leur image ? À quelles conditions ?
Tels ont été les enjeux d’un travail de recherche récent. Une expérience a consisté à soumettre à des consommateurs différents extraits de presse fictifs présentant sous différents angles des démarches de grands distributeurs envers des producteurs locaux. Quelque 120 participants étaient interrogés à leur sujet.
Les résultats montrent que les distributeurs qui soutiennent les producteurs locaux en leur permettant de vendre leurs produits dans leurs magasins semblent positivement perçus. Les clients affirment vouloir fréquenter ce type de magasins. Un type de consommateurs dispose d’ailleurs d’une sensibilité particulièrement accrue à de pareilles actions : les consommateurs dits « locavores », c’est-à-dire ceux qui possèdent une préférence forte pour les produits locaux et partagent les valeurs domestiques explicitées précédemment.
Oublier ses marges
Faire une place aux acteurs de l’économie locale a été encore mieux perçue en période de crise. Lors de la phase la plus aiguë de la pandémie, les entreprises qui ont ouvert leurs portes aux producteurs locaux et leur ont dédié des espaces de vente ont reçu une légitimation particulière des locavores. Beaucoup d’agriculteurs et d’artisans peinaient alors à vendre leurs produits directement aux consommateurs, que ce soit en allant vers eux ou en tentant de les faire venir sur leurs lieux de vente. Actuellement, la crise inflationniste semble renforcer également le souhait de nombreux consommateurs d’une relocalisation des activités de production agricoles et d’acheter davantage de produits locaux à des prix raisonnables.
L’enjeu pour les grands distributeurs est de trouver un compromis entre les valeurs domestiques fortement plébiscitées par les acteurs adeptes des circuits courts, et les valeurs industrielles qui ont fait le succès de la grande distribution. Ce compromis, comme identifié dans une deuxième étude réalisée auprès de 170 répondants, fonctionne surtout quand il prend la forme d’un soutien désintéressé aux producteurs locaux : les consommateurs évaluent positivement le fait que les grands distributeurs proposent des produits issus de circuits courts uniquement si cela est fait sans que les distributeurs ne prennent de marge sur ces actions.
Ainsi, pour être pleinement acceptés par les consommateurs comme des acteurs des circuits courts, les grands distributeurs ont-ils tout intérêt à communiquer explicitement le soutien qu’ils apportent aux producteurs locaux. Il s’agit néanmoins de faire savoir clairement qu’ils le font de manière désintéressée, c’est-à-dire sans réaliser de profit sur cette action. Privilégier la publicité dans la presse locale comme principal moyen de communication semble un bon moyen pour cela afin de conserver une cohérence avec l’action de soutien aux producteurs locaux. Il paraît également nécessaire que la communication se poursuive sur le lieu de vente à travers l’information, de manière à ce que les consommateurs identifient clairement les espaces et les produits dédiés aux producteurs locaux.
Article écrit par Damien Chaney, Professor, EM Normandie; Corentin Roznowicz, Docteur, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA); Marie Schill, Professeure des Universités, Université Jean Monnet, Saint-Étienne et Philippe Odou, Professeur agrégé des Universités, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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