La réforme des retraites s’est transformée en querelle procédurale, comme l’a encore montré la dernière proposition de loi déposée par le groupe LIOT, en examen le 8 juin à l’Assemblée nationale. Ce phénomène est vrai tant du côté du gouvernement que des oppositions et met en lumière la place centrale des règles au sein de l’Hémicycle et de ce que cela dit du parlementarisme à la française.
Au sortir des élections législatives de juin 2022, avec une Assemblée nationale éclatée en 10 groupes parlementaires et une majorité relative, il était bon de croire à une reparlementarisation de la vie politique française, où le gouvernement minoritaire devrait négocier chaque texte avec les divers groupes.
Une difficile reparlementarisation
Cependant, c’était sans compter sur les outils de rationalisation parlementaire dont dispose le gouvernement grâce à la Constitution de la Ve République. Ces dispositions constitutionnelles permettent à l’exécutif de faire adopter ses textes sans l’emprise du parlement.
À l’automne dernier, Élisabeth Borne avait déjà fait adopter le budget, sans vote, avec le célèbre art. 49 al. 3 de la Constitution. Elle y a eu recours pour la 11ᵉ fois lors de la réforme des retraites, en combinant d’autres outils de rationalisation tels que le passage par un texte budgétaire rectificatif et dans un délai réduit (art. 47-1 C) ainsi que le vote restreint, au Sénat, aux seuls amendements retenus par le gouvernement (art. 44 al. 3 C).
Si la situation de gouvernement minoritaire montre finalement l’exacerbation du parlementarisme rationalisé, l’Assemblée nationale « bouge » encore et ne reste pas sans ressources.
Maintenir le débat, ralentir le processus
La séquence des retraites montre que les parlementaires redoublent d’efforts pour maintenir le débat, mais surtout de ralentir le processus législatif en ayant recours à divers outils procéduraux. Il y a eu la tentative d’obstruction par le dépôt massif d’amendements, les motions de rejet préalable (qui permet de rejet le texte avant qu’il ne soit proposé au vote), les motions référendaires, les motions de censure (dans le cadre du 49 al. 3) puis les propositions de référendum d’initiative partagée finalement rejetée par le Conseil constitutionnel.
Enfin, c’est la proposition de loi (PPL) du groupe LIOT visant à abroger la réforme des retraites qui fait l’objet d’ingénierie procédurale de la part des oppositions et de la majorité.
Pourquoi les règles importent ?
L’éminent politologue finlandais Kari Palonen, spécialiste du parlementarisme, posait la question « What makes of an assembly a parliament ? » (qu’est ce qui fait d’une assemblée un parlement ?).
Un parlement est donc un lieu de délibération où les règles jouent un rôle essentiel dans la vie d’assemblée car elles déterminent son organisation et son fonctionnement. En cela, les règles établissent les organes clefs (présidence, Bureau de l’Assemblée, commissions parlementaires, groupes parlementaires), leur attribue des compétences et des obligations ainsi que la manière dont le travail parlementaire doit être mené (quorum, amendements, modalité de vote, etc.).
En résumé, les règles mettent en forme et mettent des formes pour situer un ordre symbolique comme l’expliquait le sociologue Pierre Bourdieu. Par ailleurs, ces règles régulent les comportements – par exemple, la (bonne) tenue vestimentaire des députés – afin d’en réduire leur variabilité dans la mesure où « la fixité de la règle rétablit l’ordre, introduit la prévisibilité dans les actions tout en prévenant les contestations futures » selon le professeur de science politique Dominique Damamme.
Un lieu où l’on parle
Il ne faut pas oublier qu’un parlement est avant tout un lieu où l’on parle. Outre le rôle de représentation, le parlement est l’institution où des représentants délibèrent et légifèrent.
Ainsi, les règles et procédures déterminent les conditions du débat, alors inévitable dans une démocratie pluraliste. Kari Palonen évoque alors la pertinence des procédures de « dissensus », c’est-à-dire des procédures qui mettent en confrontation les idées et avis contraires entre une majorité et une opposition, comme condition nécessaire à la délibération et, in fine, à la légitimité du travail législatif.
Enfin, la définition des règles est précieuse pour leurs auteurs (en l’occurrence la majorité) car cela permet de distribuer les ressources législatives (par exemple le temps de parole, les postes clefs dans l’assemblée, amendements) entre les acteurs (députés et groupes parlementaires) et donc établit leur capacité d’action.
Celui qui dirige les procédures, dirige la Chambre
Comme l’a résumé l’ancien chef du groupe Républicain à la Chambre des Représentants du Congrès des États-Unis : « Who rules House procedures rules the House » (celui qui dirige les procédures, dirige la Chambre). La situation diffère néanmoins entre les États-Unis et la France en ce qui concerne l’élaboration des règles.
Dans le premier cas, chaque texte fait l’objet d’une détermination de règles spécifiques par le comité chargé des règles, ce qui donne un pouvoir considérable pour la majorité. À l’Assemblée nationale, il n’existe pas de tel organe, il est toutefois possible d’interpréter les règles et de constituer des « précédents ». Un précédent, en droit parlementaire, est « toute application du règlement même si le texte en cause ne pose aucun problème d’interprétation » expliquait le juriste Bernard Luisin. Il suffit d’une seule application de l’interprétation de la règle écrite, c’est-à-dire du Règlement de l’Assemblée nationale (RAN), à partir d’une situation concrète pour constituer un précédent. Cette interprétation doit par ailleurs être acceptée par l’ensemble des membres de l’Hémicycle et correspondre à « l’esprit du moment » comme l’expliquait Eugène Pierre, père du droit parlementaire français.
Un précédent ?
Concernant la PPL Liot, elle a d’une part présenté une situation de conflit d’interprétation du RAN relative à sa recevabilité financière (compétence pour la prononcer ; tradition de la levée du « gage tabac »). D’autre part, un précédent semble s’être créé durant l’examen du texte en Commission des affaires sociales (saisie au fond).
Alors que le texte venait d’être vidé de sa substance par la suppression de l’article 1er (âge légal de départ en retraite à 62 ans), plusieurs députés de l’opposition ont déposé une série de sous-amendements en quelques minutes.
Face à cette tentative d’obstruction, la présidente de la commission, Fadila Khattabi (Renaissance) a décidé de ne pas les étudier ni de les soumettre au vote en se fondant sur l’article 41 du RAN qui prévoit sa compétence pour organiser les travaux de la commission. Cette lecture extensive du RAN pourrait alors créer une pratique à l’Assemblée, déjà faite au Sénat quelques semaines plus tôt et validée par le Conseil constitutionnel, suscitant un débat parmi les aficionados du #DirectANsur Twitter.
Si on transpose à la séance ce que vient de faire la présidente de la commission des affaires sociales, la présidente de l’AN pourra décider d’unilatéralement refuser d’examiner des amendements, sans aucun motif. Et bien d’autres choses. Mesure-t-on ce qui vient d’avoir lieu ?
— François Malaussena (@malopedia) May 31, 2023
Pourquoi les règles intéressent ?
Tout un courant de la science politique – l’institutionnaliste – s’intéresse aux règles et procédures des assemblées parlementaires, car elles influencent le comportement des élus et font aussi l’objet d’un jeu politique, comme la réforme des retraites l’a montré.
La connaissance approfondie des règles et procédures parlementaires ne se limite cependant pas aux universitaires. Quand bien même il faut « vivre » le droit parlementaire pour le connaître, selon le constitutionnaliste et homme politique Marcel Prélot, on assiste depuis quelques années à sa démocratisation.
Cela passe par rendre transparente l’activité des parlementaires avec le Projet Arcadie, la visite des « cuisines » de l’Assemblée, via le journal Le Monde, ou plus largement par l’explication de la vie politique et parlementaire sur les réseaux sociaux, parfois avec succès.
Ainsi, les querelles procédurales des dernières semaines pourront peut-être susciter un regain d’intérêt pour la vie parlementaire parmi les citoyens, après celui des universitaires.
L’auteur effectue sa thèse sous la direction de Jean-François Godbout.
Julien Robin, Doctorant en science politique, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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