INTERNATIONAL

Comment les enquêteurs sur les crimes internationaux s’appuient sur les réseaux sociaux

mai 4, 2023 13:16, Last Updated: mai 4, 2023 13:35
By Sarah Jamal, Université Paris 2 Panthéon-Assas

L’agression de l’Ukraine par la Russie depuis le 24 février 2022 illustre à nouveau l’importance qu’ont prise les nouvelles technologies en matière d’enquêtes sur les crimes internationaux (crime de guerre, crime contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression).

Aux images satellites dont l’usage est renouvelé grâce à un gain de précision, s’ajoutent dorénavant des images obtenues par des drones et surtout des photos et vidéos mises en ligne sur les réseaux sociaux.

Les individus, qu’ils soient civils ou militaires, n’hésitent plus à filmer ou photographier ce dont ils sont témoins pour relater ensuite l’événement sur les réseaux sociaux. Toutes ces informations – appelées open source information – sont dès lors disponibles pour les enquêteurs. C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir notamment examiné et authentifié « 46 photos et vidéos de la frappe rendues publiques sur les réseaux sociaux, ainsi que 143 photos et vidéos partagées de manière privée avec les personnes ayant effectué les recherches », Amnesty International a publié un rapport d’enquête sur le bombardement d’un bâtiment civil abritant des enfants le 16 mars 2022 à Marioupol.

Dans quelle mesure cette quantité incroyable d’informations disponible sur les plates-formes numériques améliore-t-elle la preuve des crimes internationaux et donc la poursuite de leurs auteurs ?

Une quantité incroyable d’informations

Précisons d’abord que la présence massive de ces informations en accès libre n’est plus un phénomène nouveau puisque les mécanismes mis en place au sein des Nations unies pour enquêter sur ces crimes, que ce soit en Syrie (Commission d’enquête et Mécanisme international, indépendant, impartial) au Myanmar Mécanisme indépendant pour le Myanmar ou en Irak (UNITAD) y ont déjà recours ainsi que les juridictions au niveau national ou international.

Auparavant, l’enquêteur international était habitué à rechercher des preuves sur le territoire de l’État dans lequel les crimes avaient eu lieu ou à défaut lorsque cela n’était pas possible, à recueillir le témoignage des réfugiés provenant de cet État. Il peut désormais, en plus de ces preuves traditionnelles, recevoir les informations transmises directement par la société civile ou les recueillir sans se déplacer sur les réseaux sociaux.

Ce nouveau modèle d’enquête permet, d’une part, une participation plus grande des individus aux enquêtes, et d’autre part, de pallier l’absence d’accès au territoire de l’État lorsque celui-ci ferme ses frontières comme c’est le cas en Syrie ou lorsque les conditions de sécurité ne permettent pas d’envoyer sur place une équipe d’enquêteurs. Néanmoins, il soulève de nombreuses interrogations.

L’enquêteur se trouve confronté à de nouvelles difficultés : parvenir à analyser autant de données sans être noyé sous l’information ; distinguer la vraie information de la fausse information ; parvenir à présenter ce type de preuve dans le cadre du procès, etc.

Face à ces nouvelles preuves, les stratégies d’enquête varient grandement selon le mandat reçu par les enquêteurs. Les deux mécanismes indépendants d’enquête mis en place au sein des Nations unies (MIII : Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie et IIMM : Mécanisme indépendant pour le Myanmar) ont reçu pour mandat d’une part de « recueillir, de regrouper, de préserver et d’analyser les éléments de preuve attestant de violations du droit international humanitaire, de violations du droit des droits de l’homme et d’atteintes à ce droit » et d’autre part de « constituer des dossiers en vue de faciliter et de diligenter des procédures pénales équitables, indépendantes et conformes aux normes du droit international devant des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux ».

À cette fin, ils réalisent une enquête de type structurel dans le cadre de laquelle ils cherchent à regrouper l’ensemble de ces preuves et à les analyser. Ce type d’enquête constitue un véritable défi pour tout enquêteur à l’ère des nouvelles technologies. Toute la difficulté repose sur leur capacité de passer de la collecte d’informations à celle de preuves en identifiant au sein des informations rassemblées des preuves pertinentes. En 2020, Catherine Marchi-Uhel, cheffe du MIII, expliquait déjà que la capacité de stockage de son mécanisme équivalait « à 1,7 pétaoctet, ce qui équivaut à une tour “10 fois plus élevée que la tour Eiffel” ». Pour gérer une quantité aussi importante d’informations, ces enquêteurs recourent à nouveau aux nouvelles technologies en développant des logiciels capables de faire des recoupements en visant des éléments communs tels que des visages, des tampons, des en-têtes, etc.

La cheffe du Mécanisme international, impartial et indépendant sur les crimes en Syrie, la juge française Catherine Marchi-Uhel (à g.) écoute la porte-parole de l’ONU Alessandra Vellucci lors d’une conférence de presse le 5 septembre 2017 à Genève. (FABRICE COFFRINI/AFP via Getty Images)

De leur côté, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale et les juridictions pénales nationales qui poursuivent les auteurs présumés de ces crimes en vertu de leur compétence universelle surmontent cet écueil en se concentrant sur les preuves nécessaires à la démonstration du crime international faisant l’objet de leur enquête. Cette seconde stratégie les conduit à cibler leurs recherches sur les réseaux sociaux afin de ne retenir que les informations pertinentes pour leur enquête.

Le risque des fake news

Néanmoins, quel que soit le type d’enquête réalisée, les enquêteurs doivent adapter leur méthodologie afin d’être en mesure d’authentifier les éléments de preuves et de vérifier leur fiabilité, et d’identifier les si nombreuses fake news. Celles-ci ne sont pas nécessairement écartées, car elles peuvent être pertinentes pour l’enquête, en montrant par exemple la propagande réalisée par l’État. Mais elles doivent tout de même être identifiées comme telles pour ne pas biaiser l’enquête.

S’inspirant du Protocole de Berkeley sur l’utilisation des sources ouvertes numériques dans les enquêtes adopté en 2020 avec l’aide de l’Université de Berkeley, les enquêteurs de la Cour pénale internationale et des Nations unies mettent en œuvre une méthodologie rigoureuse pour y parvenir. En outre, ils s’assurent que l’information issue des réseaux sociaux soit ensuite conservée dans le respect de la chaîne des preuves en s’appuyant une nouvelle fois sur la technologie en recourant au procédé de la hash function. Seules les commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies font office d’exception en raison d’un manque de moyens en temps et en budget. Leur méthodologie est dès lors nécessairement moins rigoureuse. C’est pourquoi les preuves qu’elles recueillent ne seront pas reprises comme telles, mais feront à nouveau l’objet d’un examen méticuleux. Cela pourrait toutefois évoluer avec la mise en place depuis peu d’une unité technologique au sein du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, chargée de les aider à recueillir, analyser et conserver ces preuves.

Même si ces nouvelles preuves issues des nouvelles technologies paraissent dans ce cadre suffisamment solides pour être présentées dans le cadre de procès grâce à l’adoption de méthodologies rigoureuses, elles emportent encore certaines craintes. En effet, l’intervention des individus à travers ces nouvelles formes oblige à se questionner sur leur statut, et plus particulièrement sur leur sécurité, puisque la protection accordée au témoin est réservée aux procédures juridictionnelles. Or, leur protection est rendue nécessaire par la visibilité de leur participation sur les réseaux sociaux en amont des enquêtes.

Quel rôle pour les plates-formes numériques ?

Enfin, le rôle du secteur privé est dorénavant incontournable, suscitant lui-même des questions s’agissant soit de la forme des partenariats pour créer les technologies nécessaires à l’enquête, soit de l’action des plates-formes détentrices de nombreuses preuves qui peuvent échapper aux enquêteurs par le biais de la modération.

Si certaines d’entre elles semblent coopérer dans le cadre de procédures juridictionnelles, elles refusent de communiquer les informations nécessaires aux commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies, considérant n’avoir aucune obligation à l’égard de ces mécanismes non juridictionnels ad hoc. Pourtant, celles-ci remplissent un rôle essentiel en établissant en premier lieu des faits constitutifs de crimes internationaux afin de recommander ensuite la mise en place d’enquêtes juridictionnelles. Leur rôle d’alerte est donc rendu plus difficile par cette absence de coopération. De même, lorsque ces plates-formes acceptent de coopérer, elles ne peuvent pas fournir les informations ayant fait l’objet d’une modération par elles-mêmes ou d’une suppression par leur auteur en vertu des obligations nationales ou régionales auxquelles elles doivent se conformer.

Si ces nouvelles preuves soulèvent encore certaines interrogations, leur intérêt probatoire pour démontrer la culpabilité des auteurs de crimes internationaux est indéniable. C’est en s’appuyant sur plusieurs vidéos dûment authentifiées que le Procureur de la CPI a obtenu son premier plaider coupable dans l’affaire Al Madhi, du nom d’un ancien membre d’Ansar Dine, groupe touareg salafiste djihadiste actif pendant la guerre du Mali ayant participé au saccage de monuments historiques et religieux à Tombouctou (Mali) en 2012. Et si elles ne suffisent pas toujours, ces preuves peuvent en tout cas conforter l’ensemble des éléments pour convaincre le juge de la culpabilité de la personne poursuivie.


Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « La participation des individus à l’enquête en droit international à travers les réseaux sociaux » et se place dans la continuité de réflexions développées lors de la première édition du Symposium international de la Sorbonne sur le développement durable.


Sarah Jamal, Maître de conférences en droit public, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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