Ce 8 juin, l’attaque au couteau qui a fait plusieurs blessés graves, pour la plupart des enfants, à Annecy, a été filmée par des passants. Ces images effarantes ont été largement partagées sur les réseaux sociaux, avant d’être promptement supprimées par la plupart des plateformes.
L’immense majorité de la population n’aura soit pas pu, soit pas souhaité les visionner. Il existe pourtant une catégorie de professionnels dont le métier consiste précisément à examiner minutieusement de tels enregistrements et à se plonger dans les récits des victimes et des témoins (et parfois des agresseurs) – au prix, souvent, d’une profonde déstabilisation psychologique.
Ce sont les analystes travaillant dans les secteurs de la police et de la justice.
Viols, meurtres, tortures, incendies criminels, actes de terrorisme… : ces spécialistes sont régulièrement confrontés à la cruauté et à la capacité de destruction de l’humanité.
Les experts qui œuvrent à traduire les criminels en justice en examinant les éléments de preuves des crimes commis sont régulièrement exposés à l’expérience traumatisante que constitue la consultation de témoignages écrits, de séquences vidéo ou d’enregistrements audio. Et il apparaît de plus en plus clairement que les systèmes en place ne parviennent pas à protéger leur santé mentale face au déferlement d’atrocités auxquelles ils doivent faire face.
En Europe, les chiffres sont alarmants. En 2022, les problèmes de santé mentale ont conduit les policiers anglais à prendre 730.000 jours de congé maladie, contre 320 000 en 2012/2013. En Espagne, 28 membres des forces de l’ordre se sont suicidés en 2022 – c’est 21,4% de moins qu’en 2021, mais il s’agit tout de même du deuxième nombre le plus élevé depuis que cette statistique est relevée. Les chiffres sont encore plus dramatiques en France – 78 suicides en 2022 si l’on inclut les surveillants pénitentiaires – et en Grèce qui, quoique nettement moins peuplée, a enregistré 159 suicides parmi ses forces de police en 2019.
La situation est aggravée par le fait que parler de ses problèmes de santé mentale demeure largement stigmatisé, les agents craignant d’être considérés comme des « faibles » ou d’être privés d’une promotion.
Pour mieux comprendre comment l’exposition à des scènes traumatisantes affecte les forces de police, notre équipe de psychologues de l’université de Birmingham a mené 40 entretiens avec des experts travaillant sur des enquêtes criminelles au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas et au Canada.
Qu’ils soient criminologues, officiers de renseignement, experts en criminalistique numérique ou analystes comportementaux, ces spécialistes font partie intégrante du système de justice pénale. Ils fournissent des analyses, des renseignements et un soutien précieux aux enquêtes et aux poursuites relatives aux crimes les plus graves.
Parmi eux, selon notre enquête réalisée au début de cette année, 37% ont été diagnostiqués comme souffrant de dépression sévère et environ 55% comme souffrant de dépression modérée.
Les échos du traumatisme
Les personnes que nous avons interrogées ont confié que l’exposition constante à des scènes traumatisantes pesait sur leur perception du monde, mais aussi de leur vie familiale et sociale. Reflétant leur inquiétude générale quant à la sécurité de leurs proches, une femme a déclaré :
« Je m’inquiète plus qu’avant pour ma sœur si elle me dit qu’elle va se promener en soirée dans une zone tranquille. »
Nos interlocuteurs décrivent leurs comportements de précaution et d’évitement face aux scènes dont ils ont lu des descriptions ou visionné des images dans le cadre de leur travail. Cela affecte leur vie et celle de leur entourage. L’un d’entre eux, S. (tous les participants à notre recherche ont été anonymisés), se demande comment il peut « laisser ses enfants chez quelqu’un pour une soirée pyjama ». La voix tremblante, il reconnaît qu’il « pense qu’il est plus anxieux qu’un parent normal ne le serait ». De son côté, Y. ne laisse pas son chargeur de téléphone près de son lit, car elle « pense qu’un cambrioleur pourrait s’en servir pour l’étrangler ».
Ces professionnels doivent gérer des émotions intenses, et évoquent des cas d’« effondrement émotionnel». « Les témoignages des victimes sont pénibles à lire », soupire Z, en s’agitant nerveusement. « Ils sont relatés d’une façon si détaillée qu’en les consultant, il m’arrive souvent de me mettre à pleurer. »
Beaucoup déclarent avoir « oublié comment faire confiance ». « Je suis plus conscient de ce qui m’entoure sur le plan social », déclare un homme. « Je dirais que je suis plus prudent et que je ne me fais pas d’amis aussi facilement ». « Je suis devenue paranoïaque dans mes relations personnelles », confie une femme, qui poursuit : « Si je sortais avec un homme, je craindrais qu’il se comporte comme l’un des criminels sur lesquels j’ai travaillé. »
Nous avons découvert que les analystes initialement persuadés que de bonnes choses arrivent aux bonnes personnes et de mauvaises choses arrivent aux mauvaises personnes (une approche résumée par la formule « croire en un monde juste») sont plus exposés que les autres à la dépression et au stress post-traumatique, probablement parce qu’ils ont constaté que des mauvaises choses arrivent souvent à des bonnes personnes et que des mauvaises actions restent souvent impunies.
L’indifférence des gouvernements
En dépit du prix psychologique qu’ils paient du fait de leur exposition à ces scènes douloureuses, les personnes que nous avons interrogées restent négligées par les responsables, leur bien-être faisant l’objet de bien moins d’attention que celui des officiers en première ligne. L’une de nos interlocutrices nous a remerciés pour notre enquête car celle-ci signifiait qu’on s’intéressait enfin à eux.
La plupart des analystes qui nous ont parlé ont expliqué qu’ils n’avaient reçu aucune formation sur les mécanismes permettant de s’adapter à une exposition régulière à des scènes traumatisantes dans le cadre professionnel. Ils jugent que le soutien dont ils ont bénéficié jusqu’ici a été surtout réactif, et pas préventif, et que la stigmatisation sur leur lieu de travail constituait pour bon nombre d’entre eux un obstacle les empêchant de solliciter de l’aide.
« La seule option à ma disposition est de me tourner vers mes proches. Si j’en parle à mes collègues, tout le monde sera au courant des difficultés que j’éprouve et certains penseront que je ne suis pas capable de remplir mes obligations ou que je ne suis pas fait pour ce travail. »
Pour que ces professionnels nous protègent, nous devons les protéger. En plus de nos recherches universitaires, nous avons produit deux vidéos pour leur donner la parole et sensibiliser les décideurs à l’impact de leur travail sur leur santé mentale.
Nous coproduisons également une boîte à outils contenant des recommandations pratiques pour les organisations, et nous travaillons avec le responsable du volet 3 du groupe national sur le bien-être de la police britannique, qui se concentre sur le bien-être des enquêteurs. L’objectif de notre travail est de leur donner une voix et une reconnaissance.
À l’avenir, des recherches supplémentaires seront nécessaires pour mieux comprendre les facteurs de risque et de résilience pour ces analystes et les autres professionnels qui travaillent indirectement avec des expériences traumatisantes vécues par d’autres personnes. Cela aidera les employeurs et les décideurs politiques à leur fournir un soutien adéquat.
Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur Twitter @AXAResearchFund.
Article écrit par Fazeelat Duran, Postdoctoral researcher in occupational psychology, AXA Fonds pour la Recherche
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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