C’est dans une indifférence médiatique presque totale que le ministère de la Culture a publié en septembre dernier une enquête sur les représentations de la culture. Pour la première fois, la question de la perception de la culture était soumise aux destinataires des politiques publiques de la culture. On peut bien sûr y déceler le signe d’un trouble dans le rapport du ministère à sa mission ainsi que celui d’un affaiblissement de la verticalité de l’action publique en matière de culture.
André Malraux aurait-il donné la parole à la population pour savoir ce qu’elle entendait par « culture » ? L’évidence de la culture et de la nécessité de sa transmission a longtemps rendu superflue toute question sur son périmètre. C’est une vertu de cette incertitude que de laisser de la place à l’interrogation y compris de ceux qu’on a longtemps qualifiés « d’administrés ».
Une direction de la cuisine ?
L’enquête donne ainsi lieu à la mise à jour de domaines qui sont peu pris en charge par le ministère. C’est ainsi que de façon très massive les Français interrogés désignent la science (77 %), les voyages (73 %) et la cuisine (62 %) comme des activités faisant partie de la culture dans tous les cas. Bien sûr ce sont des catégories vagues : quelles pratiques scientifiques ou de cuisine les conduisent-ils à penser qu’elles relèvent de la culture ? Mais ce résultat reste surprenant puisque ces domaines arrivent avant des pratiques culturelles plus instituées : aller au théâtre (62 %), lire la presse (58 %), écouter de la musique classique (57 %), lire des romans (57 %), jouer d’un instrument de musique (53 %) et aller au cinéma (50 %). La prééminence supposée des pratiques artistiques ou légitimes n’est pas partagée de façon unanime. On assiste à une véritable contestation d’un régime de légitimité culturelle.
De même que les Français expriment une défiance à l’égard des politiques et des médias, ils ne se retrouvent pas dans les catégories du ministère et n’hésitent pas à le renverser en proposant des pratiques jusqu’ici ignorées. À quand une direction de la cuisine à l’intérieur du ministère de la Culture ? En tous les cas, on constate un décalage entre le périmètre du ministère et la définition en vigueur dans la population. Et Jean-Michel Guy – qui a réalisé l’enquête – a raison de souligner que « dans la perspective du renouvellement de l’enquête sur les pratiques culturelles, l’étude sur les représentations de la culture et les valeurs qui leur sont associées vient enrichir la compréhension du rapport que les Français entretiennent avec la culture ».
Mais au-delà des pratiques et des domaines, à quels types de contenus la population associe-t-elle la culture ?
La culture, outil d’expression artistique de soi
La culture est d’abord un contenu expressif (symbolique) qui fait sens aujourd’hui. À raison, la multitude de réponses spontanées ont été regroupées par l’auteur dans un premier registre dont la cohérence réside dans la définition de la culture par son contenu. Qu’il s’agisse de cinéma, de musique, d’arts, de littérature ou des institutions qui les prennent en charge (cinéma, bibliothèques, musées, etc.), 71 % des Français se retrouvent dans cette vision de la culture.
Nos contemporains sont en quête de contact avec des univers de sens qui viennent du passé, du présent ou de l’imaginaire et qui participent à leur existence subjective. Le rapport à soi et aux autres passe par des « œuvres » qui les qualifient et les rassemblent. La culture ainsi définie, forme un support indispensable pour dire à la fois « je » et « nous ». Et il est bien possible que la cuisine entre dans la culture à la fois par sa dimension expressive et sa fonction de partage. Par-delà leurs divergences de goûts et leurs caractéristiques sociales différentes, les Français se retrouvent de façon presque unanime autour de cette expérience de la culture comme accès au sens.
Entre hiérarchie et partage
Mais la culture désigne aussi un savoir transmis et institutionnalisé. 46 % des personnes interrogées associent spontanément la culture à la connaissance, le savoir ou la culture générale. Cette vision n’est pas dominante mais largement diffusée.
Il s’agit moins d’une expérience subjective que de la confrontation à un stock de références constituées et qui se donne à voir comme factuelles. Que ce soit dans l’émission « Questions pour un champion » dans le jeu « Trivial poursuit » ou dans des concours de la fonction publique, il s’agit encore et toujours de trouver les bonnes réponses dans un stock de connaissances accumulées.
Dès lors, cette vision de la culture s’articule à une hiérarchisation des individus selon leur capacité à mémoriser et mobiliser ces références. Ils ne sont plus unis dans un rapport subjectif à des univers de sens mais ordonnés selon leur capacité à maîtriser un savoir sédimenté par des institutions, des jeux et des interactions personnelles.
Comme pour équilibrer cette vision discriminante, 37 % des répondants associent la culture à des valeurs résumées par l’auteur comme « la tolérance, le bien-être, la curiosité, l’enrichissement ou la présente(nt) sous un angle global (« c’est la vie », « c’est tout »…) ». Que ce soit à titre personnel ou collectif, la culture devient le moyen d’une ouverture. Chacun est porteur de culture et c’est ce qui nous rassemble tous.
La culture à l’heure de l’individu
Les représentations de la culture oscillent ainsi entre une expérience subjective particulière, un opérateur de hiérarchisation sociale et l’aspiration à une valeur partagée. Ce portrait entre en résonance avec la manière dont le monde est vécu par nos contemporains aujourd’hui. D’abord prime l’expérience et le point de vue personnels sur le monde et si les domaines artistiques peuvent varier, l’enquête révèle un large accord sur cette vision.
La norme sociale vise à choisir soi-même ses sources de culture loin de contenus qui devraient s’imposer à tous. Ce qui compte est le mouvement qui relie chacun à soi-même par l’intermédiaire d’œuvres plus que leur nature ou la reconnaissance dont elles font l’objet. On observe ici ce que certains sociologues observent à propos de la relation conjugale : nos contemporains aspirent à un conjoint dont ils attendent qu’il leur apporte une satisfaction personnelle par la variété et l’intensité de ses qualités. Peu importe que la relation soit durable ou institutionnalisée dans le mariage.
Ensuite, la conscience d’un ordre social hiérarchisé se fait jour. Le goût personnel n’évacue pas les enjeux sociaux. La capacité à accumuler des connaissances reconnues comme telles – la capacité à identifier le type de fusible adapté selon les appareils électriques raccordés n’entre pas dans les tests de culture générale – opère comme élément différenciateur.
Mais si la culture participe à la hiérarchisation sociale, une partie des Français entendent compenser cette vision par une dimension universalisante. La culture peut rassembler tous les individus par-delà leurs différences. Ils cherchent à identifier et reconnaître un espace commun de nature à rassembler des individus à la fois singuliers et inscrits dans une hiérarchie sociale. C’est ce que permettent des moments collectifs (fête de la musique) ou des œuvres qui entrent dans la culture commune (films, séries, livres, etc.)
Cependant, cette vision de la culture comme imaginaire collectif fédérateur occupe une place plus faible que les deux autres. Le temps de « la culture pour tous » semble révolu. En revanche, les Français semblent mûrs pour entendre le discours de la « culture pour chacun » qu’avait commencé à développer (non sans rencontrer d’hostilité chez une partie des professionnels et du ministère) Frédéric Mitterrand. La « culture pour tous » apparaît décalée car abstraite et à distance de l’autonomie de choix revendiquée par les individus d’aujourd’hui.
Cette enquête se présente donc comme une opportunité de moderniser le discours des institutions culturelles et du ministère afin de le mettre en phase avec la population. Ce serait sans doute un moyen pour que les Français reconstruisent du commun par la culture.
Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l’IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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