Kakhova, un barrage hydroélectrique sur le fleuve Dniepr, a partiellement été détruit dans la nuit du lundi 5 au mardi 6 juin. Comme la centrale nucléaire Zaporijjia — située à 150 km du barrage — utilise l’eau du Dniepr pour refroidir le combustible des cœurs de ses réacteurs, cela ravive la menace d’une nouvelle catastrophe nucléaire quarante ans après celle de Tchernobyl. Et force est de constater que la filière nucléaire ukrainienne occupe une place importante au sein des conflits perpétuels entre le pays et son géant voisin de l’Est.
L’industrie nucléaire ukrainienne, tant militaire que civile, a traversé des années soviétiques, depuis la montée en puissance éphémère de l’URSS jusqu’à son déclin et son effondrement. Même dans cette période post-soviétique, le secteur nucléaire continue d’être l’une des incarnations du cordon reliant l’Ukraine et la grande Fédération de Russie voisine. Ce cordon ne s’est jamais vraiment rompu mais est de plus en plus fragilisé, car il est continuellement ébranlé de tous les côtés à travers des conflits successifs qui se sont récemment transformés en une guerre totale.
Pour mettre en lumière la place stratégique du secteur nucléaire ukrainien au milieu des turbulences géopolitiques qui secouent les deux pays considérés jadis comme « frères slaves », Epoch Times France a contacté Tuan-Hiep Pham, ingénieur et docteur en sciences des matériaux auprès de l’École Polytechnique (X), et spécialiste dans le domaine nucléaire auprès du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
De la catastrophe de Tchernobyl…
« Pour beaucoup, le premier terme qui leur vient à l’esprit lorsque l’on évoque le secteur nucléaire ukrainien est ″Tchernobyl″. Près de 40 ans plus tard, la pire catastrophe nucléaire de l’histoire du monde reste une obsession implacable », fait remarquer Tuan-Hiep Pham. Et d’avancer que « Tchernobyl alimente depuis 1986 le mouvement antinucléaire à l’échelle mondiale, avec un nombre record de morts directes, ainsi que des victimes indirectes causées par des maladies possiblement dues à l’exposition aux radiations des années plus tard ».
Selon l’ingénieur de recherche du CEA, l’impact de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl sur l’ensemble de l’Union soviétique, en particulier sur l’Ukraine et la Russie, a largement dépassé le cadre d’un incident technique ou d’un désastre humanitaire. Car, sur le plan géopolitique, notamment dans le contexte de la « guerre froide » des années 1980, l’explosion sur le sol ukrainien de Tchernobyl a porté un coup fatal à l’Union soviétique. Cette dernière était alors déjà en crise malgré les réformes initiées par Gorbatchev comme solutions de sauvetage d’urgence. Ainsi, la catastrophe de Tchernobyl a fait partie des évènements décisifs qui ont entrainé l’Ukraine, la Russie et le reste de l’Europe de l’Est à se rapprocher encore plus près du « plus terrible bouleversement géopolitique du XXe siècle », si l’on emprunte les termes de Vladimir Poutine.
… aux nouvelles tensions autour de la centrale nucléaire Zaporijjia
Des décennies se sont écoulées après cet épisode douloureux de Tchernobyl, le secteur nucléaire ukrainien revient encore une fois au premier plan des attentions internationales, en raison d’une multitude de tensions entre les l’Ukraine et la Russie autour d’une autre centrale nucléaire, Zaporijjia. La toute récente destruction partielle du barrage hydroélectrique de Kakhova située à 150 km de Zaporijjia en est la preuve. Celle-ci peut être la goutte d’eau qui fait déborder la vase.
« Le monde se retrouve une fois de plus au bord d’une catastrophe nucléaire, car la centrale nucléaire de Zaporijjia a perdu sa source de refroidissement. Et ce danger augmente désormais rapidement », a déploré le conseiller à la présidence ukrainienne Mykhaïlo Podoliak, dans un message adressé à des journalistes.
« Zaporijjia est la plus grande centrale nucléaire d’Europe et la neuvième au monde. Elle se compose de six réacteurs nucléaires d’une capacité installée totale de 5 700 MW », souligne Tuan-Hiep Pham. « Elle peut fournir jusqu’à un cinquième de l’électricité totale de l’Ukraine. »
Le rôle important du secteur nucléaire de l’Ukraine
Les centrales nucléaires ukrainiennes, avec une capacité installée de plus de 13 GW (7e rang mondial) – sans compter les 4 centrales de Tchernobyl d’une capacité totale de 3,5 GW qui ont été démantelées ou définitivement fermées – produisent plus de 81 TWh (8e rang mondial). Elles contribuent ainsi à 55% de la production totale d’électricité du pays, ce taux n’étant dépassé que par celui de la France avec près de 70%.
« Afin d’examiner de plus près l’importance de l’énergie nucléaire dans la structure de l’économie ukrainienne, il faut placer ce pays d’Europe de l’Est sur la balance de la comparaison avec d’autres puissances nucléaires sur la base de deux paramètres : La production d’énergie nucléaire par PIB, et la capacité d’installation d’énergie nucléaire par PIB », pointe Tuan Hiep Pham avant d’ajouter : « Sur ces deux paramètres importants, l’Ukraine se distingue complètement du reste du monde : Elle occupe la première place mondiale avec une différence de 6 fois plus grand par rapport au pays suivant. »
Pour le chercheur du CEA, « d’une part, ce fait réaffirme la stature de l’industrie nucléaire de ce pays au niveau mondial. D’autre part, le grand écart entre cette stature et la précarité de l’économie de l’Ukraine peut rendre les gens inquiets ».
En effet, après la dissolution de l’URSS en 1991, l’économie ukrainienne s’est effondrée et ne s’est jamais vraiment rétablie : le produit intérieur brut réel en 2021 (environ 100 milliards d’USD) n’est que de 60 % par rapport à 1990, d’après les données de World Bank. Parallèlement, la production d’électricité du pays d’Europe de l’Est a également été divisée par deux, passant de 300 TWh en 1990 à 150 TWh en 2022. « Dans ce tableau sombre du secteur ukrainien de l’électricité, le nucléaire est le seul point lumineux, avec trois nouvelles unités supplémentaires fusionnées dans le réseau électrique, compensant ainsi le déclin en continu de la production des centrales thermiques au charbon, » constate le polytechnicien.
Un secteur ayant du mal à se détacher de l’influence russe
Mais la caractéristique la plus marquante de la filière nucléaire de l’Ukraine est « son lien ininterrompu avec celle de la Russie », comme le souligne Tuan-Hiep Pham. Pour lui, « ce n’est pas un héritage de nature idéologique. 100 % des centrales nucléaires du pays – 15 en activité, 4 démolies ou définitivement fermées et 2 en construction – ont été conçues et construites soit sous l’Union soviétique soit par la Russie ».
« Jusqu’en 2014, la quasi-totalité des barres de combustible fournies aux centrales nucléaires ukrainiennes provenaient de l’autre côté de la frontière. Seule une partie des déchets nucléaires est stockée sur place, le reste étant toujours envoyé en Russie pour y être éliminé. Le pilier nucléaire qui soutient le secteur ukrainien de l’électricité en particulier et l’économie ukrainienne repose en général sur le piédestal des Russes, » continue l’ingénieur.
Cependant, les tentatives du secteur ukrainien de l’énergie nucléaire pour se distancer de l’influence de Moscou remontent à la dissolution de l’Union soviétique. Elles sont réelles, et n’ont pas eu besoin d’attendre le conflit russo-ukrainien de 2014 en Crimée pour se concrétiser.
En effet, « dès 2005, l’Ukraine a réellement tenté de placer dans ses centrales nucléaires les premières barres de combustible d’uranium ne provenant pas de la Russie, moyennant d’un accord avec Westinghouse Sweden. Cependant, cette tentative n’a pas été couronnée de succès », d’après l’expert du CEA, qui explique : « Il y avait trop d’erreurs techniques et de sécurité dans la première livraison. Par la suite, le contrat (entre l’Ukraine et Westinghouse Sweden) a été suspendu. Par conséquent, la totalité de l’approvisionnement en uranium enrichi pour les centrales ukrainiennes revenait aux mains des Russes, et ce, jusqu’à l’incident de Crimée en 2014 ».
Mais l’annexion très contestée de la Crimée à la Russie a forcé l’Ukraine à reprendre son contrat avec Westinghouse Sweden. Ainsi, la part de combustible nucléaire provenant du fournisseur occidental a progressivement augmenté, passant de 5 % en 2014 à 30 % en 2021. Afin de diversifier encore plus l’approvisionnement en uranium enrichi, Energoatom (Autorité ukrainienne de production d’énergie nucléaire) a également signé en 2015 un accord avec Orano, l’agence française pour l’exploitation et la production de combustible nucléaire. Cependant, « aucune barre de combustible français n’a été utilisée dans les centrales nucléaires ukrainiennes », constate l’ingénieur. Et d’ajouter :
« Le recyclage des déchets nucléaires ukrainiens à La Hague (en France) a été envisagé après l’incident de 2014, mais tout cela n’est resté que sur papier. Seule une petite partie des déchets nucléaires des centrales ukrainiennes est conservée à Zaporijjia, qui est désormais annexée par Vladimir Poutine à la Russie. Avant cette actuelle guerre, le reste devait être envoyé en Russie pour un coût annuel pouvant atteindre 200 millions de dollars. »
Pour autant, malgré cette situation et le fait qu’aucune nouvelle centrale nucléaire n’a été mise en service en Ukraine après l’effondrement de l’Union soviétique, Kiev ne voulait plus de centrales nucléaires « fabriquées par la Russie » sur son sol. C’est aux États-Unis que les autorités ukrainiennes s’adressent pour entamer des projets coutant un milliard de dollars, avec neuf réacteurs nucléaires de nouvelle génération d’une puissance de 1 000 MW. Ces projets ont été actés en juin 2022, alors que l’Ukraine était toujours en proie aux flammes.
« Les combats entre l’Ukraine et la Russie renforcent la détermination du secteur nucléaire ukrainien à s’échapper définitivement de l’influence russe. Mais l’achèvement des centrales nucléaires américaines sur des terres jadis teintées du rouge communiste ne se fait pas du jour au lendemain. Et il y aura beaucoup d’épines sur la route », conclut Tuan-Hiep Pham.
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