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Quand le début des années 1990 annonçait le monde d’aujourd’hui…

mars 24, 2017 8:42, Last Updated: mars 23, 2017 20:47
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L’élection de Donald Trump et ses premières décisions ont renforcé le pessimisme ambiant sur l’évolution des relations internationales, et du monde plus largement. Il est question de « fin de la fin de l’Histoire », en référence à l’article de Francis Fukuyama de 1989 qui constatait l’universalisation de la démocratie de marché et donc la fin de l’évolution idéologique de l’humanité.

Le néoconservateur Robert Kagan, devenu célèbre en 2002-2003 en expliquant que les États-Unis sont de Mars et les Européens de Vénus a rallié Hilary Clinton durant la campagne électorale de 2016. S’il s’inquiète que Trump, comme Obama, préfère ne pas contrer les ambitions russes et chinoises, Kagan constate surtout le « crépuscule de l’ordre mondial libéral », qui résulterait avant tout du refus des États-Unis d’assumer leurs valeurs et leur mission mondiale.

De son côté, Amitav Acharya craint une évolution vers un globalisme illibéral. Le terme est emprunté à Fareed Zakarya qui, dès 1997, s’inquiétait de la multiplication des « démocraties illibérales », après l’euphorie qui avait suivi la « troisième vague » de démocratisation des années 1975-1992. La « fin de la fin de l’Histoire » serait d’autant plus évidente que les États-Unis auraient élu un « président illibéral ».

Morceaux de bravoure

Il semble donc que l’ordre international libéral, dont les fondements datent de 1945, mais qui ne se serait imposé qu’en 1989 avec la fin de la Guerre froide, soit aujourd’hui en crise terminale. Sauf à imaginer que ce soit la Chine qui prenne le relais des États-Unis, comme la visite de Xi Jinping à Davos en janvier a pu le faire penser – mais en suscitant le scepticisme des spécialistes. C’était un des morceaux de bravoure des néo-conservateurs de faire la liste des candidats à la succession des États-Unis pour assurer l’ordre, et de provoquer les rires en proposant l’Union européenne ou l’ONU, et la peur en proposant la Chine.

Or, il faut se souvenir qu’au début des années 1990, l’optimisme n’était pas de mise, et que plusieurs des prophéties faites à l’époque semblent, sinon se réaliser, tout du moins devenir plus probables aujourd’hui. Les auteurs libéraux avaient écarté ce pessimisme, tel John Mueller. Les plus critiques voyaient dans cet alarmisme un moyen pour les appareils de sécurité et les stratèges de la Guerre froide de se recycler, notamment en s’intéressant aux conflits ethniques ou environnementaux.

Un petit rappel de ces inquiétudes peut pourtant être utile, pour montrer que tout n’est pas vraiment nouveau sous le soleil, vingt-cinq ans plus tard.

Entre bipolarité et unipolarité

Nombre d’analyses hâtives font croire qu’entre la chute du Mur de Berlin en 1989 et la guerre du Golfe et la fin de l’Union soviétique en 1991, la bipolarité a cédé la place mécaniquement à l’unipolarité. Or la prise de conscience de l’unipolarité et de l’hyperpuissance américaine » (Hubert Védrine) est un phénomène de la seconde moitié des années 1990.

Premièrement, il était surtout question alors de déclin des États-Unis, victimes de « surexpansion » impériale comme toutes les grandes puissances de l’Histoire, comme l’avait rappelé Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers, paru en 1987, et devenu un best-seller. En 1989, le défi pour les États-Unis ne semble plus l’Union soviétique, mais le Japon, à la réussite économique insolente. La compétition entre puissances est devenue économique, et le célèbre stratège Edward Luttwak popularise à partir de 1990 le terme « géoéconomie ». Il voyait les États-Unis se tiersmondiser face aux nouveau pays industriels.

Aujourd’hui, le diplomate devenu lobbyiste Robert Blackwill se lamente sur l’incapacité de l’Amérique à utiliser autant que ses rivaux la géoéconomie, à savoir des instruments économiques pour défendre et promouvoir ses intérêts nationaux. Les inquiétudes sur le déclin américain existent de nouveau, même si le temps est à rappeler que le « rebond » reaganien découle de la crise des années 1970, ce qui peut faire espérer un nouveau rebond aujourd’hui.

Épuisements successifs

Deuxièmement, il était commun de penser que les États-Unis s’étaient épuisés contre l’Union soviétique, ce qui avait profité aux rivaux européens (et notamment allemand) et japonais, de même que l’Empire britannique s’était épuisé durant deux guerres contre l’Allemagne lesquelles ont permis, au contraire, aux États-Unis de devenir n°1. Donald Trump, dès 1987, lance une campagne dans les journaux pour condamner des alliés ingrats et des États-Unis trop naïfs qui se ruinent à les protéger. On peut, de même, considérer que les États-Unis se sont épuisés dans la guerre contre le terrorisme et leurs aventures moyen-orientales, et que la puissance qui en a vraiment profité est la Chine.

Le « pape » du réalisme offensif, John Mearsheimer, estime aujourd’hui que la Chine, qu’elle le veuille déjà ou non, va être une puissance dominante, dans son environnement proche puis dans le monde, non pas parce qu’elle est la Chine, mais parce qu’elle monte en puissance. C’est la trajectoire des États-Unis au XIXe siècle. En 1990, à partir d’un raisonnement similaire, Mearsheimer pronostiquait que l’Allemagne et le Japon convertiraient leur puissance économique en puissance diplomatique et militaire, et voudraient avoir l’arme nucléaire.

Or, il est de nouveau question aujourd’hui, en un temps de retrait apparent des États-Unis et de leur refus du free-riding de leurs alliés, que l’Allemagne et le Japon assument leur puissance. La question du nucléaire japonais (et sud-coréen) est de nouveau posée, d’autant que Trump a laissé supposer qu’il y était favorable. Le leader du parti polonais au pouvoir a appelé à une force nucléaire européenne.

La possibilité d’une Russie revanchiste

Troisièmement, les défis russe et chinois étaient déjà envisagés au début des années 90. La Russie post-soviétique et apparemment post-impériale a très vite inquiété. Moscou a parlé d’« étranger proche » dès 1992, et des « compatriotes » dans les Républiques ex-soviétiques devenues indépendantes, et beaucoup y voyaient déjà une volonté au minimum de se réserver une sphère d’influence, et au pire de reconstituer l’URSS. La possibilité d’une sécession de la Crimée a été envisagée dès 1992. Il a été question d’un vrai rapprochement russo-chinois dès 1996.

La passion pour la géopolitique en Russie a commencé dès le début des années 1990, et c’est alors qu’Alexander Douguine s’est fait connaître. La comparaison avec l’Allemagne de Weimar, et donc le risque d’une Russie dictatoriale revanchiste rejetant la « greffe » occidentale, a été effectuée dès ce moment.

La Chine semblait déjà jouer la carte du nationalisme, après la répression de Tiananmen en 1989, avec sa campagne d’éducation patriotique : la montée en force du nationalisme chinois fut considérée comme un danger dès le début des années 1990. Et c’est au milieu des années 1990 que la « menace chinoise » a commencé à remplacer la « menace japonaise ».

Certes, la Chine de Deng Xiaoping semblait faire alors profil bas sur la scène internationale. Mais sa stratégie maritime était désormais dirigée vers son environnement proche. Il était déjà question d’« assertivité de la Chine » sur les questions territoriales en mer de Chine du Sud : alors que les affrontements étaient jusque-là sino-vietnamiens, les Chinois défient les Philippins dès 1995 en occupant Mischief Rief dans les Spratleys.

L’obsession identitaire

Le début des années 1990 était hanté par le « retour » des nations et des nationalismes, de l’ethnicité et du « tribalisme », et par le « retour » du religieux. L’Europe de 1912 regardait avec horreur les guerres balkaniques, sans s’imaginer qu’elle céderait en 1914 aux fureurs nationalistes. Le nationalisme des guerres balkaniques des années 1990 semblait le reste d’un autre âge, même si on craignait un peu que l’Europe prétendue « post-nationale » puisse être infectée. Il fallait donc « européaniser » les Balkans (appelés dès lors « Europe du Sud-Est ») pour les sauver.

Aujourd’hui, l’utilisation du nationalisme radical par des « hommes forts » semble se répandre au sein de l’Union européenne, qui pourrait se « balkaniser ». Le Royaume-Uni en sort, au nom du nationalisme et pour trouver la prospérité ailleurs, comme l’ont fait les Baltes à la fin des années 1980 et les Slovènes en 1991, en faisant imploser l’Union soviétique et la Yougoslavie.

Alors que le Traité de Maastricht était signé en 1992, c’est de replis protectionnistes qu’on s’inquiétait, avec une « forteresse Europe », l’ALENA nord-américain (signé en 1992), et un recentrage asiatique des économies d’Asie (en particulier le Japon) qui risquait de marginaliser les Occidentaux. La création de l’OMC en 1994 devait faire disparaître ce risque. Aujourd’hui, l’OMC semble en panne, et le protectionnisme revenir à la mode.

Commençait aussi à monter alors la peur du « populisme » en Amérique latine : celui-ci contestait la démocratie « technocratique » mise en place pour sortir de la crise de la dette, qui semblait avoir privé le peuple du pouvoir et mené à une « décennie perdue » de croissance nulle, voire de récession. Depuis près de dix ans, l’Europe connaît sa crise de la dette, sa « décennie perdue », la contestation d’élites assujetties aux technocraties de Bruxelles et de Francfort, et connaît ses poussées qualifiées, elle aussi, de populistes.

Relativisme culturel

Le « Choc des civilisations » de Samuel Huntington, explicité en 1993, mais emprunté à l’orientaliste Bernard Lewis, servait au professeur très WASP de Columbia à justifier son intuition que l’islam était devenu l’ennemi, après l’Union soviétique. Mais c’était surtout un discours sur les États-Unis. Il s’est lamenté ensuite sur la balkanisation de l’intérêt national américain à cause de l’influence excessive des minorités, et son dernier livre a dénoncé l’immigration hispanique. Trump a beau se prétendre anti-establishment, ses idées sont assez proches, même s’il pousse plus loin le relativisme culturel, qui est le propre des conservateurs.

Le World Trade Center de New York en 1993.

Henri Sivonen/Flickr, CC BY

Le « choc des civilisations » donnait ainsi une couche « civilisationnelle » plus présentable aux extrémismes religieux et surtout aux visions racialistes du monde. Si Huntington distingue une civilisation orthodoxe à part, la fin de la Guerre froide peut être interprétée comme une réconciliation du monde blanc face aux défis « vert » (le monde musulman) et « jaune » (l’Asie).

Il était alors beaucoup question de montée en puissance de l’Asie, mais aussi de sa spécificité et de « valeurs asiatiques », qui expliqueraient son succès. Depuis 1979, on décrivait une « vague verte ». La thèse du péril migratoire et du « grand remplacement » a émergé en France dans les années 1980, tandis que 1989 voit surgir l’« affaire du foulard » et l’ »affaire Rushdie ». Le terme « islamofasciste » est utilisé pour la première fois en 1990 : il se répandra entre 2001 et 2006, et sera utilisé en France pas Manuel Valls en 2015. Si Ben Laden n’a déclaré la guerre aux États-Unis qu’en 1998, le premier attentat contre le World Trade Center eut lieu en 1993, tandis que celui d’Oklahoma City en 1995 a (déjà) montré que la menace vient aussi de l’extrême droite.

La prétendue « alliance rouge-vert », entre extrême-gauche et militantisme islamiste, est dénoncée sans relâche depuis la fin des années 1970. Dès le début des années 1990, une géopolitique d’extrême droite accusait les États-Unis de vouloir affaiblir l’Europe en soutenant les Tchétchènes face aux Russes et les Musulmans de Yougoslavie face aux Serbes, mais aussi en promouvant le multiculturalisme et le communautarisme en Europe de l’Ouest et en voulant faire entrer la Turquie dans l’Union européenne : sa réponse était de se rapprocher de la Serbie et de la Russie. Elle a fini par aimer Israël qui, également, serait l’Occident en lutte contre l’islam. Elle a le vent en poupe aujourd’hui, prétendant avoir été presciente. Elle peut espérer que Trump s’alliera avec la Russie face à l’islamisme, à la Chine, et détruira l’Union européenne telle qu’elle existe.

Bref, il faut éviter de prétendre qu’après la Guerre froide se sont naturellement imposées une unipolarité et une mondialisation heureuse, menacées aujourd’hui de toutes part. Les inquiétudes du début des années 1990 sont nées de transformations à l’œuvre depuis les années 1970. Celles d’aujourd’hui doivent prendre en compte vingt-cinq ans d’histoire – au minimum. Quant aux Cassandres du début des années 1990, ce n’est pas parce que certains reprennent leurs thèses aujourd’hui ou voient le monde se révéler tel que prédit, qu’ils avaient alors raison.

Pierre Grosser, Professeur de relations internationales, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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