De Marseille au Sud, à Arques dans le Nord, de Nantes à l’Ouest, à Montbéliard à l’Est, de nombreux déchets se sont accumulés, et par endroit s’accumulent encore, sur les trottoirs. À Paris, la barre des 10.000 tonnes d’ordures jonchant les rues a été franchie vendredi 17 mars.
Ce chiffre, avec les réquisitions de personnel, est redescendu dimanche 26 sous les 8000 tonnes mais la baisse pourrait n’être que temporaire avec un mouvement de grève des éboueurs qui pourrait s’étendre aux prestataires privés. Certains habitants, dans le 16e arrondissement notamment, ont aussi décidé de se cotiser pour assurer un ramassage par des prestataires privés. Les déchets servent aussi parfois de combustibles à des manifestants.
Pour certains, ce nouveau paysage urbain pourrait aussi faire réaliser les volumes importants de déchets que nous produisons, dont nous n’avons pas forcément conscience. En effet, en temps normal, nos poubelles sont vidées régulièrement, ce qui nous empêche de visualiser correctement la quantité produite. À observer, sur les avenues, de nombreux contenants de repas de livraison, d’emballage ou de bouteilles plastiques, Melisandre Seyzériat, coordinatrice générale de l’association Zero Waste Paris, a invité, sur BFM Paris, à assimiler que « ce sont des ordures très facilement évitables », par exemple, en remplaçant des bouteilles par des gourdes.
Un autre phénomène pourrait cependant jouer en sens contraire. Plutôt que d’être choqués par la quantité d’ordures produites par chacune et chacun, certains individus pourraient s’habituer à leur présence et cela pourrait enclencher un cercle vicieux que la recherche a nommé « broken windows theory ».
Quelle nouvelle norme ?
C’est dans une tribune de 1982 que le criminologue George L. Kelling et le politologue James Q. Wilson introduisaient aux États-Unis, pour la première fois, ce concept. Il désigne une situation dans laquelle la présence de détériorations dans l’espace public favoriserait les comportements non civiques. Une simple « fenêtre cassée », pour reprendre le nom donné à ce phénomène, ouvrirait la voie à des transgressions plus graves. Plus le sol sera jonché de papiers par exemple, plus les individus auront tendance à jeter par terre un prospectus que l’on vient de leur donner.
Ce « broken window theory » a été un des concepts les plus influents pour les politiques des villes. Son interprétation s’est traduite par l’adoption de plusieurs mesures de tolérance zéro, surtout aux États-Unis, avec des effets mitigés. Il constitue pourtant un triple signal : les fenêtres brisées suggèrent à la fois des agissements antisociaux d’une partie des habitants, une indifférence de la part des autres et une absence d’application de la loi.
Des travaux ont étudié ce type de normes, qualifiées de « descriptives » : les individus font ce qu’ils observent que les autres font. Ceci vaut pour tout, des comportements violents aux comportements écoresponsables, par exemple. Lorsque les habitants suivent la norme descriptive, c’est souvent qu’ils ne sont pas sûrs de ce que dit la norme injonctive, ils ne sont pas sûrs de ce qu’il est bien vu de faire. Est-il donc à craindre que cette nouvelle norme, visible, de déchets dans les rues, érode certains acquis citoyens, en produisant des effets indésirables à long terme ? Des dépôts de sacs poubelles dans les rues ou un relâchement du tri peuvent-ils perdurer, même une fois le conflit réglé ?
Un point d’attention que mettent en avant nos travaux est celui des inégalités, si jamais elles se faisaient ressentir en la matière. Visibles et non résolues, elles sont propices à créer de la violence entre les différentes franges de la société.
Visualiser l’ampleur de ce que nous jetons
Il paraît souhaitable, pour l’avenir, que ces semaines au milieu des ordures enclenchent un cycle vertueux. Un projet de recherche, intitulé Be-Aware et exposé dans un précédent article publié sur The Conversation, cherche, lui, à induire cette prise de conscience via l’usage d’instruments de réalité augmentée. Grâce à ces outils, les individus pourraient visualiser, dans leurs salons, les quelques 546 kilos de déchets produits en moyenne chaque année par un habitant français (masse que mesurait l’institut Eurostat en 2019).
Tout comme les ordures qui s’accumulent dans les rues, ces outils nous donneraient à voir une réalité qui nous échappe, lorsque nos poubelles sont vidées régulièrement par les services de ramassage. On peine, de fait, à voir l’ampleur de ce que nous jetons, et les chiffres ne sont pas toujours d’une grande aide. Nos expériences en laboratoire, en cours, tendent à montrer que visualiser le tout dans un environnement familier pourrait parfois être plus efficace qu’un graphique.
Il y a là une perspective éducative qui nous semble intéressante, et qui permet de réduire une difficulté posée par ce que l’on appelle la « distance psychologique » : même conscients des enjeux environnementaux, les individus n’agissent pas en proportion suffisante, car les conséquences de leurs actions paraissent incertaines, éloignées dans le temps ou dans l’espace. Les rendre visibles « ici » et « maintenant » pourrait encourager l’adoption de comportement vertueux et l’émergence de pressions citoyennes pour la mise en place de politiques pro-environnementales.
Les images des poubelles resteront-elles imprimées durablement dans l’esprit des Parisiens, plus par exemple que les équations qu’ils pouvaient voir affichées sur les quais du RER Gare-du-Nord pendant la Cop21 ? Ces équations permettaient de calculer l’ampleur du réchauffement climatique, mais étaient-elles vraiment utilisables ? Dans le cadre du projet Be Aware, nous avons conduit des expérimentations pour mesurer l’impact de la précision de l’information et sa crédibilité. Peut-être, tel Saint-Thomas, n’y sommes-nous pas autant sensibles qu’à des images fortes, comme celles des rues de la capitale actuellement.
Article écrit par Angela Sutan, Professeur en économie comportementale, Burgundy School of Business ; Ivan Ajdukovic, Associate professor, Burgundy School of Business ; Martin Hachet, Directeur de recherche, Inria et Sylvain Max, Social Psychologist, Associate Professor, Burgundy School of Business
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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