En 1962 paraissait l’ouvrage de la biologiste états-unienne Rachel Carson, « Printemps silencieux », qui documentait et dénonçait les dramatiques conséquences de l’usage massif des pesticides sur les colonies d’insectes. Soixante ans plus tard, le chercheur Dave Goulson tire à son tour la sonnette d’alarme avec son nouveau livre, « Terre silencieuse : empêcher l’extinction des insectes », paru le 8 février 2023 aux éditions du Rouergue. L’extrait ci-dessous s’intéresse au phénomène des « références changeantes », qui nous fait paraître comme normale une situation (ici, le déclin de la biodiversité) qui ne l’est pas.
Un aspect « intéressant » des déclins qui touchent la biodiversité est qu’ils passent en général inaperçus. On a la preuve que les insectes, mais aussi les mammifères, les oiseaux, les poissons, les reptiles et les amphibiens sont aujourd’hui beaucoup moins abondants qu’ils ne l’étaient quelques décennies plus tôt ; mais vu que le changement se fait lentement, il est difficile à percevoir. Dans le milieu scientifique, on admet désormais que nous souffrons tous du « syndrome de la référence changeante », phénomène qui nous fait accepter comme normal le monde dans lequel nous grandissons, même s’il est très différent de celui dans lequel nos parents ont grandi. Tout tend à prouver que nous, humains, sommes également assez nuls pour détecter un changement graduel qui s’effectue au cours de notre vie.
Des chercheurs de l’Imperial College de Londres ont démontré l’existence de ces deux phénomènes, liés mais différents, en interrogeant des villageois du comté rural du Yorkshire. Ils leur ont demandé de nommer les oiseaux les plus courants de l’époque présente et ceux qu’ils avaient l’habitude de voir vingt ans plus tôt ; ensuite, ils ont comparé leurs réponses aux données très précises sur les oiseaux qui étaient réellement abondants à cette époque. Sans surprise, les plus âgés montraient plus de facilités à donner le nom des oiseaux qui leur étaient familiers vingt ans plus tôt. Les scientifiques appellent cela « l’amnésie générationnelle » : pour des raisons évidentes, les plus jeunes ignorent tout simplement à quoi ressemblait le monde avant qu’ils aient atteint eux-mêmes l’âge de le percevoir.
Plus intéressant encore, les anciens avaient beau se souvenir des oiseaux qu’ils avaient souvent vus vingt ans auparavant, ils en donnaient une description se rapprochant de celle des oiseaux d’aujourd’hui. Leur mémoire imparfaite livrait un hybride entre souvenirs précis et observations récentes, ce que les scientifiques appellent l’« amnésie personnelle ». Notre mémoire nous joue des tours, en minimisant l’ampleur des changements que nous avons observés.
Beaucoup de gens, bien sûr, remarquent les oiseaux vivant dans leur environnement, mais très peu font attention aux insectes. Le seul aspect du déclin des insectes qui frappe nos esprits a été baptisé « l’effet pare-brise ». Pour la petite histoire, presque tous les gens de plus de cinquante ans se souviennent de l’époque où, l’été, après un trajet assez long en voiture, le pare-brise se retrouvait constellé d’insectes morts, à tel point qu’il fallait parfois s’arrêter pour le nettoyer. De même que, lorsqu’on conduisait la nuit sur des petites routes de campagne, toujours en été, les phares éclairaient un tourbillon de papillons, véritable tempête de neige. Aujourd’hui, les automobilistes d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord sont libérés de la corvée de laver leur pare-brise. Il semble peu probable que les lignes plus aérodynamiques des véhicules modernes en soient l’unique raison.
Je possède un vieux livre de recettes de vins faits maison et l’une d’elles commence ainsi : « Ramassez deux gallons de primevères officinales… » À une époque, cette opération devait être banale mais pas à la mienne. Pour moi, les primevères officinales ont toujours été des fleurs plutôt rares, si bien que c’est un vrai plaisir de pouvoir en cueillir quelques-unes sur un talus. Cette recette apporte la preuve que les fleurs étaient autrefois beaucoup plus abondantes qu’aujourd’hui, mais personne n’est plus en vie pour s’en souvenir.
Même si je n’ai pas connu le temps où les primevères officinales pullulaient, je crois me rappeler que, vers les années 1970, on voyait beaucoup plus de papillons. Je suis certain que, dans mon enfance, les volées de vanneaux huppés étaient un spectacle quotidien à la campagne et qu’on y entendait partout, au printemps, le cri inimitable du coucou. Les enfants du nouveau millénaire grandissent dans un monde où papillons, vanneaux huppés et coucous sont devenus rares. Après un voyage en voiture, l’été, leur père ne leur demande jamais de nettoyer le pare-brise pour le débarrasser des insectes écrasés. À l’école primaire, ils ne passent certainement jamais l’heure du déjeuner à prendre des sauterelles dans leurs mains sur le terrain de jeu parce qu’en général il n’y en a pas. Mais tout comme les champs de primevères officinales que je n’ai jamais vus ne me manquent pas, ces choses ne leur manquent pas puisqu’ils ne les ont pas connues. Le « normal » change à chaque génération.
Il paraît vraisemblable que les enfants de nos enfants grandiront dans un monde où les insectes, les oiseaux et les fleurs seront encore moins abondants qu’aujourd’hui, et ils trouveront ça normal. Ils liront peut-être dans des livres ou plutôt sur Internet que les hérissons étaient, avant, des créatures très communes, mais ils ne connaîtront sans doute pas la joie d’en entendre un renifler sous une haie pendant qu’il cherche des limaces.
L’éclat des ailes du paon-du-jour ne leur manquera pas, pas plus que ne manquent aux citoyens américains d’aujourd’hui les nuées de pigeons voyageurs si denses qu’elles obscurcissaient le ciel. Ils apprendront peut-être à l’école que le monde possédait autrefois des grands récifs coralliens tropicaux grouillant d’une vie fantastique et magnifique, mais ces récifs auront disparu depuis longtemps et ne leur paraîtront pas plus réels que les mammouths ou les dinosaures.
Au cours des cinquante dernières années, nous avons dramatiquement réduit l’abondance de la vie sauvage sur Terre. De nombreuses espèces autrefois courantes sont devenues rares. On ne peut pas en être certain, mais si l’on se réfère aux différentes études effectuées en Europe à des périodes variées sur différents groupes d’insectes, on en a probablement perdu au moins 50%, sinon davantage, depuis 1970. Et ce chiffre pourrait facilement atteindre les 90%. Sur les cent dernières années, le déclin s’est sans doute accéléré. À cet égard, l’Amérique du Nord n’a rien à envier à l’Europe car ses méthodes agricoles sont globalement similaires ; en revanche, on est beaucoup moins certains de ce qui se passe ailleurs dans le monde ; c’est peut-être un petit peu mieux, ou pire.
Que l’on ait si peu de certitudes sur le taux de déclin des insectes est effrayant car on sait qu’ils sont essentiels en tant qu’aliments, pollinisateurs et recycleurs, entre autres choses. Le plus effrayant, peut-être, c’est que presque personne ne s’est aperçu que quelque chose avait changé. Même nous qui nous souvenons des années 1970, et qui nous intéressons à la nature, sommes incapables de nous rappeler précisément combien il y avait de papillons ou de bourdons dans notre enfance. La mémoire humaine est imprécise, biaisée, capricieuse ; ainsi que l’a prouvé l’expérience réalisée auprès des villageois du Yorkshire, tout le monde a tendance à corriger ses souvenirs. Vous pouvez avoir le sentiment tenace que le buddleia de votre enfance attirait toujours une multitude de papillons, sans toutefois pouvoir en être absolument sûr. Peut-être est-ce tout simplement l’image d’une journée particulière qui s’est gravée dans votre mémoire.
Quelle importance si nous oublions ce qu’il y avait autrefois, et si les générations futures ne savent pas ce qu’elles ratent ? Peut-être est-ce après tout une bonne chose que nos références changent et que nous nous accoutumions à la nouvelle norme, sinon on aurait le cœur brisé en pensant à ce que nous avons perdu. Une étude fascinante réalisée à partir de photographies de pêcheurs revenant avec leurs prises à Key West, en Floride, entre 1950 et 2007 montrait que la taille moyenne des poissons avait chuté de 19,9 kg à 2,3 kg ; or les hommes étaient toujours aussi souriants. Les pêcheurs actuels seraient probablement tristes s’ils savaient ce qu’ils ratent, mais ils ne le savent pas ; l’ignorance est une vraie bénédiction.
D’un autre côté, on peut objecter qu’il faut au contraire se battre contre l’oubli, s’accrocher le mieux possible à ce sentiment de perte. Les programmes de surveillance de la faune sauvage nous y aident en mesurant le changement. En nous autorisant à oublier, nous condamnons les générations futures à vivre dans un monde morne, appauvri, privé de l’émerveillement et de la joie que nous apportent le chant des oiseaux, les papillons, le bourdonnement des abeilles.
Article écrit par Dave Goulson, Professeur de Biologie (Évolution, Comportement et Environnement), Université du Sussex
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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