Au mois de janvier dernier, Matthew C. Velasco, anthropologue à l’université Cornell de New York, a publié un article sur les déformations crâniennes dans la Colca Valley, située au sud-ouest du Pérou. En cela, il poursuit les recherches initiées depuis sa thèse de doctorat, en 2016, qui portait sur les transformations sociales et les traditions mortuaires dans cette vallée entre 1100 et 1450.
Son article reprend une partie des conclusions sur les déformations crâniennes formulées dans sa recherche doctorale. À partir d’analyses génétiques d’individus et l’étude de plus de 200 crânes appartenant aux peuples préhispaniques Collaguas et Cavanas et bornant sa recherche à la période pré-incaïque (1100-1450), il affirme que ces manipulations de l’occiput servaient à marquer les différences sociales à l’intérieur d’un groupe ethnique et à se démarquer des autres communautés. Mais là où cette contribution innove, c’est en posant l’hypothèse que les déformations du crâne renvoient vers le divin et le sacré.
Cet article a obtenu un certain écho hors des frontières américaines et il a été abondamment commenté tant dans des revues spécialisées que dans la presse grand public. En France, un quotidien national a titré sur « l’énigme des crânes allongés du Pérou » qui serait dorénavant « résolue ». Cette manchette sensationnelle doit être relativisée et mérite une mise au point.
Premières explications
En tout premier lieu, les modifications de la forme du crâne retiennent l’attention des chercheurs depuis le XIXe siècle. Ceux-ci ont tenté d’apporter des explications plus ou moins crédibles sur le sujet. En 1839, Samuel G. Morton, un médecin américain, est le premier à distinguer les types de déformation et à les classer dans son ouvrage Crania americana. En 1855, le docteur genevois Louis-André Gosse publie un Essai sur les déformations artificielles du crâne. Bien qu’il affirme ne pas savoir quel but précis assigner à ces pratiques, il conteste déjà une quelconque origine extraordinaire des déformations.
Les études vont se multiplier à partir de la fin du XIXe siècle et quelques travaux fondamentaux marquent les recherches sur la question. La première approche anthropologique « moderne » est le fait de l’archéologue péruvien Tello, en 1928, qui associe l’étude du contexte culturel et celle des appareils déformateurs à l’analyse des déformations. Il offre ainsi une perspective bio-culturelle inédite particulièrement féconde pour l’étude de la préhistoire des Andes.
En 1938, dans Deformaciones Intencionales del Cuerpo Humano de Caracter Etnico, les anthropologues J. Imbelloni (professeur d’anthropologie à l’université de Buenos Aires) et A. Dembo décrivent et classifient un nombre très important de données dans une série d’études encore pertinentes aujourd’hui. Dans les années 1930, leur ouvrage, ainsi que les travaux de l’archéologue chilien R. Latcham ou de l’anthropologue Falkenburger fondent les études anthropologiques sur les déformations crâniennes à partir de cas tirés des Amériques, mais ce sont des pratiques universelles. Actuellement, l’une des plus grandes spécialistes de ces pratiques est l’anthropologue de l’Universidad Autonoma du Yucatan (Mexique) Vera Tiesler, dont l’étude de 2014 fait le point sur les recherches les plus récentes.
Ainsi ce sujet, loin d’apparaître comme un terrain en friche, suscite l’intérêt des anthropologues, des archéologues et des historiens depuis de très nombreuses années.
Les apports de Velasco
Matthew Velasco met l’accent sur la déformation comme signe de distinction sociale et d’appartenance à une élite chez les Colloguas et les Cavanas en se basant sur les analyses ADN d’ossements exhumés dans les sépultures. Elles apportent des preuves concrètes d’une évolution dans les pratiques de modifications crâniennes. La bioarchéologie et les données radiométriques montrent sans aucune discussion possible une « standardisation » dans les déformations avec le type « oblique » qui s’impose progressivement et une forte augmentation du nombre d’individus qui se déforment le crâne, de 39,2 % vers 1100 à 73,7 % en 1450. Les progrès de la génétique permettent ainsi des analyses plus fines qui confirment les observations des chercheurs.
Trois faits marquants se dégagent de la contribution de Matthew Velasco. De manière tout à fait classique, il conclut que les manipulations crâniennes ramènent vers le marqueur ethnique. De nombreux auteurs ont perçu cet aspect. En 1931, l’anthropologue anglais E. Dingwall fournit une des études les plus complètes sur le sujet en compilant plus de 1 200 références à travers le monde.
Plus récemment, les études de chercheurs comme celles de Rosaura Yépez Vasquez (2006) dans sa thèse sur les cultures Paracas et Chancay et de Christina Torres-Rouff (2002) à San Perdo de Atacama au Chili ont mis ce point en évidence. Il s’agit d’un indicateur de hiérarchie et surtout de différenciation entre les communautés et les déformations sont largement diffusées et diversifiées sur le plateau andin et le long des côtes péruviennes. Cette hypothèse de différenciation entre les communautés a l’avantage d’expliquer les différences régionales constatées tant par les Espagnols au XVIe siècle que par les études historiques des chercheurs contemporains entre les communautés des hautes et des basses terres andines.
Selon Velasco, la déformation permet également de se différencier au sein d’une même communauté, de marquer son rang social et son statut dans le groupe. Elle symbolise la stratification et la ségrégation sociale, et sert à distinguer les lignages, les relations familiales ou les positions personnelles héréditaires à l’intérieur de la communauté. C’est un fait qui semble universel.
L’influence des textes du XVIe siècle explique sans doute la popularité, chez les chercheurs, de l’idée d’une symbolique sociale des déformations. De nombreux chroniqueurs ont affirmé que cette pratique permettait de distinguer les élites. Il n’est que de citer Pedro Cieza de Léon, Bartolomé de las Casas, Bernabe Cobo ou encore José de Acosta. Les témoignages ne manquent pas et sont connus.
Pour les Collaguas étudiés par Velasco, le texte incontournable est celui du corregidor (administrateur) Juan de Ulloa Mogollon qui décrit cette communauté en 1586 :
« Les Cavana Conde se différencient beaucoup des Collaguas dans la forme du crâne car ils attachent la tête du nouveau-né, fille ou garçon, pour qu’elle devienne large et aplatie et ainsi laide et disproportionnée. Ils obtiennent ce résultat au moyen de cordons blancs tressés, qui enveloppent la tête pour bien la serrer. »
Il conclut ses commentaires sur les têtes déformées des Collaguas en affirmant qu’elles ont la forme d’un volcan duquel sortirent leurs ancêtres.
Une symbolique religieuse ?
C’est le troisième point qui se dégage de l’étude de Velasco, à savoir la symbolique religieuse des déformations. Chez les Collaguas, corps et environnement naturel se confondent métaphoriquement. La montagne devient la métaphore du corps humain et il existe un rapport étroit entre la tête et le cosmos. Le corps devient une entité bio-culturelle et une structure symbolique. Ce n’est plus un agrégat d’organes et de fonctions organisées selon les lois de l’anatomie et de la physiologie mais une représentation incarnée du cosmos et par là même de la religiosité. Des chercheurs ont émis cette hypothèse comme Rosaura Yépez Vasquez (2009) ou Palmira La Riva Gonzalez (2012). En 1985, Joseph W. Bastien a étudié cette symbolique corporelle chez les Collaguas.
Il en tire la conclusion suivante en mettant en lumière un modèle topographico-hydraulique lié à la montagne sur lequel s’appuient les Collaguas pour comprendre la physiologie de leur corps. Les Collaguas auraient modelé leur occiput puisqu’ils pensaient descendre d’un volcan.
Selon Bastien, la dimension religieuse et sacrée ne fait aucun doute. Le volcan est l’entité à l’origine de la communauté, selon une conception mythique de la naissance du groupe. Or, cette question fait débat depuis longtemps. Imbelloni (1925), puis Lastres (1951), ont fermement critiqué cette interprétation d’Ulloa Mogollón que Velasco reprend. Ils ont préféré rester sur le terrain du statut social et de l’identité ethnique.
Pourtant, la dimension religieuse ne doit pas être occultée pour comprendre les rites de déformation crânienne. Elle est même fondamentale, mais il faut déplacer le questionnement et s’intéresser à l’« âme », cette entité qui donne vie au corps, y circule et peut s’en échapper. Or, la fontanelle du bébé n’est pas encore fermée à sa naissance : compresser sa tête permet de fermer le corps grâce à tout un appareillage complexe, qui évite que l’âme ne s’en échappe. Cette approche est susceptible d’offrir de nouvelles perspectives et d’enrichir les interprétations liées à l’univers cosmologique des Collaguas et leurs rapports au divin : il est nécessaire d’élargir la perspective et d’apporter de nouveaux éclairages sur cette question passionnante et sujette à bien des fantasmes.
Jérome Thomas, Chercheur, Université Paul Valéry – Montpellier III
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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