Denis Jacob : « La corruption peut être à tous les niveaux, y compris au niveau des magistrats »

Par Julian Herrero
15 novembre 2024 13:27 Mis à jour: 15 novembre 2024 21:28

ENTRETIEN – Souhaitant afficher leur unité, les ministres de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et de la Justice, Didier Migaud, étaient à Marseille pour dévoiler leur plan de lutte contre le trafic de stupéfiants. Denis Jacob, ancien policier et fondateur du syndicat Alternative Police a répondu aux questions d’Epoch Times sur les mesures annoncées.

Epoch Times : Parmi les différentes mesures détaillées par les ministres, on trouve notamment la création d’un « nouveau parquet national » dédié à la criminalité organisée. Ce dernier serait inspiré du parquet national antiterroriste. Il « donnera plus de visibilité et d’efficacité aux équipes qui œuvrent contre la criminalité organisée au niveau national et que nous devons aider et renforcer », a expliqué Didier Migaud. Comment accueillez-vous la création de cette nouvelle institution ?

Denis Jacob : On ne peut être que favorable à tout ce qui peut améliorer, accélérer et faciliter le travail à la fois des policiers et des magistrats.

Malheureusement, si c’était aussi simple, le problème serait réglé depuis longtemps. Il faut donc des magistrats et des policiers dédiés au crime organisé. Mais encore une fois, il faut y mettre les moyens. Et ce n’est pas en démantelant la Police judiciaire (PJ), comme c’est le cas aujourd’hui que nous allons y arriver ! Je rappelle que la PJ travaille sur ce qu’on appelle le haut du spectre, c’est-à-dire tout ce qui est tête de réseau et autre, au niveau du narcotrafic.

Ce qui me gêne également avec ce nouveau parquet, c’est qu’on annonce sa création sans réellement détailler le contenu. Pour ma part, j’aimerais bien qu’il soit construit tout autour d’un service compétent pour travailler en amont, c’est-à-dire le travail policier, le travail d’enquête, pas seulement constitué de policiers.

Il aurait, par exemple, été pertinent de la part des ministres d’annoncer aussi la création d’une brigade rattachée à ce parquet, constituée de policiers, de gendarmes, mais aussi de douaniers, d’administrations – notamment l’administration fiscale.

C’est d’ailleurs peut-être ce qui est prévu in fine, mais on revient toujours au même débat : quel que soit le politique, l’annonce part d’un bon sentiment, mais dire qu’on va créer un parquet national de lutte contre le narcotrafic sans préciser comment il va être articulé et constitué me paraît peu opportun.

En réalité, des annonces sont faites pour traiter les conséquences du trafic de stupéfiants, mais pas la cause.

Par ailleurs, on ne mettra pas un terme au narcotrafic en s’en occupant seulement au niveau national. Nous devons nous attaquer au mal par la racine. Ce n’est pas un problème franco-français. Il faut dialoguer avec les pays exportateurs. Pour l’instant, nous ne traitons que la revente de la drogue, alors que la distribution, la production et la transformation des produits sont majoritairement faites, selon le type de drogue, au Mexique, en Colombie et en Afghanistan.

Et c’est sans compter tous les réseaux constitués autour d’autres produits chimiques à l’instar du LSD, de l’ecstasy, des méthamphétamines ainsi que toutes les nouvelles drogues de synthèse qui arrivent aujourd’hui sur le marché.

Si nous n’allons pas au-delà du problème français, nous ne réglerons rien. Penchons-nous aussi sur une meilleure gestion de la surveillance et du contrôle des aéroports et des ports, notamment ceux du Havre et de Marseille. On sait que la majorité des produits stupéfiants transitent par ces lieux. Regardons également comment nous pouvons bloquer les routes clandestines de transport de la drogue. On sait qu’il existe des routes de ce type à travers les pays, depuis la production jusqu’à l’arrivée.

Mais où sont les accords bilatéraux qui ont été signés pour renforcer la lutte contre les produits stupéfiants ? Que fait la structure de l’ONU en charge de la lutte contre le trafic de drogue ? Je me le demande.

À mon sens, ces annonces franco-françaises vont seulement avoir des effets dans certains territoires, quelques points de deal, mais ne vont en rien stopper le narcotrafic. Et puis tant qu’on aura de la consommation, on aura du trafic de stupéfiants. C’est comme tout commerce, c’est le principe de l’offre et de la demande.

Le locataire de la place Vendôme a également annoncé envisager le « jugement des crimes en bande organisée », comme ceux en lien avec le trafic de drogues, par des cours d’assises spéciales, uniquement composées de magistrats professionnels. Elles sont habituellement composées de jurys populaires. Selon le ministre, l’idée serait d’« éloigner le risque de pression exercée sur les jurés en vue d’orienter la décision judiciaire finale ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que réduire le cercle de personnes chargées de statuer sur une décision de justice est une chose efficace. On restreint la possibilité de corrompre des personnes. Mais la corruption peut être à tous les niveaux, y compris au niveau des magistrats !

Il suffit de voir ce qui s’est passé pendant des années en Italie pour s’en convaincre. La corruption était partout, même au plus haut niveau du pouvoir. Pour acheter une personne, il suffit d’y mettre les moyens. L’appât du gain est tellement facile dans ces milieux-là qu’on peut corrompre n’importe qui.

Malheureusement aujourd’hui, au-delà de la corruption et des pressions financières, des menaces physiques à l’encontre des familles peuvent exister. Les magistrats ne sont pas épargnés par ce type de pressions.

Ce qui se passe de nos jours, existait déjà dans les années 1970 à l’époque de la French Connection, mais la manière d’agir n’était pas la même. Il y a 50 ans, les narcotrafiquants réglaient leurs comptes entre eux. C’était une grande criminalité plutôt discrète. Maintenant, nous avons affaire à des petits délinquants qui tirent n’importe où et engendrent des dommages collatéraux. Regardez ce qui s’est récemment passé à Poitiers…

Par ailleurs, il faut sérieusement s’occuper de la corruption dans le milieu pénitentiaire ou dans les ports. J’ai récemment entendu un représentant syndical de la pénitentiaire dire que dans chaque prison, il y a au moins un surveillant corrompu qui permet de faciliter le passage d’armes, de drogues, etc.

Avec cette annonce, Didier Migaud facilite le travail de la justice, mais ne se penche pas sur l’entièreté de la problématique de la corruption.

Les deux ministres ont aussi annoncé la sanctuarisation des effectifs dans les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) et le renforcement de ces derniers dans l’Office antistupéfiants (Ofast). Jusqu’à présent, elles n’avaient que peu d’effectifs ?

Du côté de l’Ofast, c’est toujours la même chose : il n’y aura jamais assez d’effectifs pour lutter efficacement contre le trafic de stupéfiants. C’est un peu comme la lutte contre la cybercriminalité. On sait pertinemment qu’il n’y a pas assez de policiers.

En réalité, il faudrait revoir toute l’organisation et les missions de la police nationale pour essayer de dégager des effectifs et ainsi renforcer certaines branches (lutte contre le narcotrafic et contre la cybercriminalité). Mais ces renforcements de certaines unités ne doivent pas se faire au détriment des autres, comme j’ai pu le voir par le passé.

Je considère qu’il faut renforcer certaines unités comme celles en charge de la lutte contre le narcotrafic sans désorganiser celles qui ont besoin de fonctionner.

J’entends également souvent dire qu’il faut recruter plus de policiers. Mais la France n’a jamais compté autant de fonctionnaires de police ! À la fin des années 1990, vous aviez 96.000 gradés et gardiens pour 63 millions d’habitants. Aujourd’hui, il y a 106.000 policiers pour 68 millions d’habitants.

Les effectifs de la police évoluent avec la population. Mais le vrai sujet, c’est de savoir si dans certaines villes, on a besoin de plus ou de moins d’agents de police. Il faut revoir toute l’implantation policière. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut remplacer les policiers par d’autres services comme la gendarmerie, mais peut-être revoir l’implantation policière sur l’ensemble du territoire et ne plus la faire par rapport au nombre d’habitants.

Aujourd’hui, le nombre de policiers affectés dans une ville est proportionnel à la population.

Pour ma part, je dirais qu’il faut plutôt affecter des agents de police en fonction de la réalité du terrain en matière de délinquance et de criminalité. Par exemple, des villes comme Chartres ou Orléans, qui sont victimes du narcotrafic, auraient davantage besoin de policiers que d’autres communes.

Les trafiquants de drogues ont bien compris une chose : quand la police est présente, elle déstabilise les réseaux et leur fait perdre de l’argent – ils partent. Même si évidemment, cela ne règle pas le problème de fond.

N’oublions pas également que ces gens s’adaptent au fonctionnement de la police. Par conséquent, ils décentralisent leurs points de deal et vont dans les petites communes. Une fois sur place, ils se diversifient, ubérisent la drogue, etc.

De notre côté, nous avons un sérieux problème de réactivité. Nous devons, à notre tour, nous adapter au narcotrafic pour le combattre plus efficacement. Tant qu’on aura du retard, on n’arrivera pas à s’adapter à la réalité de la délinquance.

De son côté, Bruno Retailleau a indiqué vouloir frapper le portefeuille des narcotrafiquants. Il a notamment évoqué une « injonction de justification de ressources » ainsi que l’obligation d’une « enquête patrimoniale dans les enquêtes et une procédure administrative de gel des avoirs ». Ces mesures vont-elles dans le bon sens ?

Ces mesures vont dans le bon sens, mais elles existent déjà ! Il faut simplement les appliquer. Pour cela, il faut mettre les moyens nécessaires au niveau de l’administration fiscale pour qu’il y ait des gens spécialisés uniquement dans ce domaine. Tout ne peut pas se faire d’un coup de baguette magique. Aller vérifier la fiscalité des individus qui peuvent être identifiés comme dealers demande beaucoup de temps.

Je ne jette pas la pierre à Bruno Retailleau et à Didier Migaud, qui sont dans une démarche volontariste, mais, encore une fois, tout ce qui concerne la saisie des avoirs financiers, etc. existe déjà et la plupart des comptes se trouvent à l’étranger dans des paradis fiscaux.

Sans une meilleure coopération internationale, nous ne pourrons pas combattre efficacement le narcotrafic. Malheureusement, je ne suis pas certain que tous les pays aient très envie de coopérer…

Par ailleurs, cela fait des années qu’on nous dit qu’on va taper au porte-monnaie des trafiquants, que l’argent et les véhicules vont être saisis. On nous avait même dit que l’argent serait réinjecté dans la police et que les policiers de la BAC étaient censés récupérer les véhicules des dealers. Mais tout ceci a été de courte durée. On n’en entend plus parler.

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