Le 29 décembre 2017, un décret est paru en catimini, et qui pourtant pourrait être considéré comme un bouleversement dans le monde de la sécurité en France, l’extension de l’armement pour les agents de sécurité privée (décret n° 2017-1844). En France, en tout cas jusqu’à cette date, seules certaines catégories très spécifiques de la sécurité privée pouvaient disposer d’armes. Citons notamment les convoyeurs de fonds, les agents de la sécurité de la SNCF (Suge), de la RATP ou de certains bailleurs parisiens à travers le Groupement parisien interbailleur de surveillance (GPIS).
De même des sites jugés sensibles recourent à des agents de sécurité privée armés, tels que des ports, des sites SEVESO ou des sites symboliques forts : Charlie Hebdo et Disneyland Paris. Ces sites « sensibles » seraient estimés à 200 d’après l’Atlas 2017 « En toute sécurité ».
Tendance à la privatisation de l’armement
Depuis le 4 janvier 2018 (date d’application du décret), de nouvelles activités de la sécurité privée peuvent disposer d’une arme. Les agents de protection rapprochée, par exemple, sont désormais habilités à utiliser des armes de poing lorsqu’ils « assurent la protection d’une personne exposée à des risques exceptionnels ». De même, la majeure partie des activités encadrant la sécurité privée peuvent bénéficier d’armes de catégorie D (matraques, tonfas, aérosols, c’est-à-dire des armes a priori non létales) sur autorisation préfectorale.
Cette tendance à la privatisation de l’armement interpelle. En théorie, en effet, cela viendrait en totale opposition avec la thèse du philosophe Max Weber postulant que seul l’État dispose du monopole légitime de la force. Egon Bittner, sociologue américain, voyait quant à lui dans le recours à la force coercitive le trait définitoire de la fonction policière. Autrement dit, l’arme distinguerait le policier de l’agent de sécurité privée.
Le criminologue Jean‑Paul Brodeur a démontré depuis, avec une grande subtilité, que ce monopole de la force coercitive et de l’armement était plus du domaine du mythe que de la réalité. Ailleurs qu’en France « un nombre croissant d’employés d’agences de sécurité privée sont autorisés à porter et, dans certaines situations, à utiliser des armes ». Citons, à ce propos, les États-Unis, l’Italie ou encore l’Espagne. Par ailleurs, certaines activités, comme l’activité de maître-chien, est une activité que l’on pourrait qualifier d’armée.
Entraînement, précarité et radicalisation
De manière pratique, en France aussi, ce changement peut être moins révolutionnaire qu’il n’y paraît. D’une part, les policiers municipaux sont déjà armés depuis 1999 et ce n’est pas une police d’État. D’autre part, s’il y a environ 150 000 agents sécurité privée en France, la grande majorité restera sans arme. Pour autant, cela ne règle pas un certain nombre de problèmes et il ne convient pas non plus de minimiser ce changement. Les problèmes sont de trois natures.
Le premier problème est lié à la formation et l’entraînement. Les agents de police municipale réalisent des entraînements réguliers. Économiquement, les entreprises du marché de la sécurité pourront-elles assurer régulièrement l’entraînement de leurs agents ? Difficile d’en être sûr, surtout pour les entreprises de sécurité de taille intermédiaire qui n’ont pas forcément les moyens de financer ce type de pratique. Or le marché de la sécurité est un marché atomistique composé de beaucoup de TPE ou PME.
Deuxièmement, la sécurité privée s’appuie sur un personnel précaire. Le turn-over y est élevé. Si les policiers peuvent l’être de père en fils, l’agent de sécurité privée ne rêve pas que son fils lui succède. Il aspire souvent à quitter rapidement, quand il le peut, ce métier souvent très mal payé et bénéficiant d’une faible reconnaissance.
Enfin, et je permets de citer à ce propos le président de Sécuritas France, Michel Mathieu, les agents de sécurité privée sont confrontés au risque non négligeable de radicalisation et le « risque d’infiltration par de futurs terroristes est maximum. » Or il serait bien évidemment très dommageable qu’un agent radicalisé puisse disposer d’une arme fournie par son entreprise pour l’utiliser à mauvais escient.
La nécessité d’évaluations régulières
Dans ces conditions, il paraît difficile de se réjouir de l’armement de la sécurité privée. En revanche, cette évolution peut être vue comme une opportunité pour un secteur qui a du mal à trouver un modèle économique viable. Les donneurs d’ordres vont en effet être conduits à payer plus cher une prestation armée et, par conséquent, les entreprises de sécurité privée vont pouvoir restaurer leurs marges et recruter des employés à de meilleures conditions.
Par ailleurs, si les agents de sécurité privée se trouvent assez démunis face au risque terroriste, il n’est pas sûr que les armes prévues puissent répondre à une attaque. Elles permettront, toutefois, une certaine riposte devenue nécessaire face à un risque qui est loin de s’être éteint malgré les défaites de l’État islamique à Raqqa et à Mossoul l’année dernière.
Enfin, reste la question de la radicalisation. Aujourd’hui, la seule réponse que les pouvoirs publics apportent à cet enjeu est le criblage. Or, celui-ci ne prévient pas le risque de radicalisation. Il s’assure seulement que l’agent n’a pas de passif judiciaire.
Fort de ce qui vient d’être écrit, le décret du 29 décembre 2017 n’apparaît donc pas aussi révolutionnaire que cela. Il conviendra, toutefois, d’être attentif aux évolutions prochaines et effectuer des évaluations régulières des résultats provoqués par l’armement des agents de sécurité privée : les agents bénéficient-ils d’entraînements ? Savent-ils bien se servir de ces armes ? N’y a-t-il pas eu de dérapage ?
Olivier Hassid, Chargé de cours, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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