Le devenir touristique du Paris d’Haussmann

mars 19, 2017 8:59, Last Updated: mars 17, 2017 20:03
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L’historien et ancien membre du Collège de France Louis Chevalier avait parfaitement perçu, dans son ouvrage sur L’Assassinat de Paris, la situation et le destin funestes de la capitale des années 1950-60 liés à une logique urbaine héritée du Second Empire.

Il pointait la disparition presque définitive du Paris historique sous les coups de boutoir des assauts répétés de la destruction/rénovation accélérée des quartiers et de leurs immeubles, la fabrication d’une fausse architecture de décor et d’un urbanisme dans la continuité des larges percées haussmanniennes.

Il analysait la rue, certes en tant que substance vivante de la ville, mais s’étiolant sous le poids du nouveau maître invisible de la circulation automobile qui envahissait le sous-sol, le sol et l’air. La mécanisation motorisée de la circulation (pollution comprise) gagnait alors sans cesse en surface de territoire éliminant tous les « obstacles » rencontrés sur son chemin par exemple ces milliers d’arbres abattus parce que trop gênants.

À cela s’ajoutait l’évaporation programmée, ou l’éloignement de toute présence ouvrière et des artisans en son cœur et leur exode vers des banlieues de plus en plus lointaines sinon inaccessibles précipitant d’autant le processus de gentrification de la capitale.

La parution de L’Assassinat de Paris fut aussi concomitante d’une substitution : aux promenades sur les berges de la Seine celle des voies rapides automobiles (rétablies rive droite). La destruction des Halles de Baltard, le « Ventre de Paris » (Zola), remplacée par une immense fosse à marchandises et breloques baptisée « le Forum des Halles » fut l’apothéose de cet effondrement de Paris précisément par le biais de son centre historique.

Les Halles de Baltard. Flickr

La culture et l’histoire au second plan

Or, c’est là, aujourd’hui, sous la « Canopée », que des milliers d’individus y déambulent devant un amoncellement et un étalement de produits infinis et dans un fond sonore permanent de variétés musicales grégaires.

L’impossibilité, par un projet de l’esprit, de combler « le trou des Halles, si souvent récuré et cureté » (Louis Chevalier), est bien le symptôme de cette impossibilité de fonder le nouveau centre d’une ville qui ne soit pas celui de l’étalage de marchandises plus ou moins frelatées, exhibées dans une débauche sans fin de magasins de fausses hardes qui vibrent de tous leurs murs sous le fracas des décibels crachés par une sonorisation hypertrophiée afin d’exciter davantage une clientèle déjà hallucinée.

Un peu plus loin, dans ce qui s’appelle encore le Quartier Latin, quelques librairies, aussi peu de cinémas et encore moins de théâtres tentent de maintenir leur présence au milieu d’une myriade d’espaces lugubres de restaurations rapides et d’un étalement de magasins de fringues-kleenex et de cafés clinquants.

Les librairies ont été sommées d’en décamper chassées manu sportivi par des équipementiers de l’Homo sportivus. Et les universités, de leur côté, ont été lentement et constamment éloignées du centre urbain.

Par petits groupes, façon troupeau agglutiné autour d’un drapeau parfois d’un porte-voix, les touristes se répandent dans le lacis des ruelles du Quartier Latin qui est désormais réduit à une zone de circulation restaurative, qui a perdu tout le charme de l’ancien pour une modernité impécunieuse.

Paris, ville touristique. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

On assiste aussi à l’individualisation des modes de transport urbain – la voiture électrique et le vélo – à défaut de transports en commun fiables, confortables et en nombre suffisant. Les lignes du métro parisien et du RER, sur lesquelles sont charriés les banlieusards, sont vieilles et sursaturées et, chaque jour, des problèmes « techniques » exaspèrent ceux qui les empruntent.

Haussmann et l’haussmannisation touristique

Les années 1980-90 n’ont pas été non plus très glorieuses et ont de fait poursuivi un élan originel maléfique : un opéra peu populaire et ressemblant à une grosse cocotte minute ; une BnF, plate métaphore de verre de quatre livres ouverts sur une table lissée ; une pyramide-ovni plantée au milieu du Louvre dont le sous-sol ressemble à un hall d’aéroport avec ses magasins duty-free ; un ministère de l’Économie et des finances enjambant en partie la Seine et faisant le rappel, l’air de rien, de la barre crypto-stalinienne d’antan.

Et, pour l’avenir proche, rien de vraiment très sensible : la « sportivisation » ou pire la « stadification » urbaine accélérée de l’ouest de Paris avec le parc des Princes (rénové), le stade Jean-Bouin (construit), l’U Arena Stadium de rugby, une salle polyvalente à Nanterre (en construction) et surtout le projet du Stade de Roland-Garros de la FFT, soutenu par la Mairie de Paris et contre lequel agit avec détermination une puissante mobilisation dans le cadre de la pétition « Sauvons les serres d’Auteuil ». Anne Hidalgo reste d’ailleurs plus que jamais arc-boutée sur la défense absolue d’une compétition de quinze jours – petites balles jaunes, ray-bans et bronzette mondaine, revers et visages liftés – qui piétinera et, in fine, achèvera de détruire un magnifique jardin en partie classé monument historique.

Tous ces projets et réalisations ont poursuivi l’haussmannisation de la capitale par d’autres moyens, certes plus « soft » qu’autrefois, mais tout aussi redoutables. Walter Benjamin avait d’ailleurs eu raison, en son temps, de souligner que « la ville de Paris est entrée dans ce siècle qui est le nôtre le le [XXᵉ siècle] sous la forme que Haussmann lui a donnée ».

Rappelons que le baron Haussmann se définissait lui-même comme un « Impérialiste de naissance et de conviction », ayant « l’horreur du Régime parlementaire », et que ce dont il se « mêlait le moins, c’était de politique »… Il avait seulement entrepris et réussi « l’éventrement du Vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades, par une large voie centrale, perçant, de part en part, ce dédale presque impraticable […] », permettant ainsi de contrôler le dangereux prolétariat parisien en l’expulsant de sa propre ville. Karl Marx avait compris cette volonté d’exclure et il mettait aussi en lumière « le vandalisme d’Haussmann, rasant le Paris historique pour faire place au Paris du touriste ».

Dans son ouvrage intitulé Destin de Paris !, un livre paru en 1941 aux éditions collaborationnistes Fernand Sorlot, Le Corbusier, exprimait son estime pour Haussmann : « C’est vraiment admirable ce que sut faire Haussmann », « Mon respect et mon admiration pour Haussmann »… Son projet d’urbanisme, baptisé le « Plan voisin » (1925), prévoyait la destruction de tout le centre historique de la capitale et de son architecture pour élever d’immenses gratte-ciel de verre.

Paris – et beaucoup s’en réjouissent – est la première destination touristique mondiale. Ce tourisme de masse asphyxie littéralement la capitale avec, entre autres, la présence de centaines de cars, moteur allumé l’été pour maintenir la climatisation, qui stationnent dans ses nombreuses rues. Mais cela ne semble pas suffisant. Un nouveau projet initié par François Hollande veut davantage encore faire battre « l’île de la Cité, le cœur du cœur » de Paris par un aménagement global.

Ce dernier viserait en principe à diminuer la circulation automobile, créerait des places, couvrirait par des verrières quelques cours et passages, remplacerait l’actuel parvis de Notre-Dame-de-Paris par une immense dalle de verre, créerait une façon de « grande serre » pour couvrir le Marché aux fleurs.

Constatant qu’avec quelques autres monuments exceptionnels, à l’instar de la Sainte Chapelle, Notre-Dame-de-Paris est elle-même prise d’assaut par quatorze millions de touristes par an, le principal objectif de ce projet est de les sédentariser sur l’Île de la Cité. Sont d’ores et déjà prévus de nouveaux commerces, un « balcon de l’île » sur la Seine, des « plateformes flottantes » accueillant, encore et encore, des restaurants. La piétonnisation galopante diminuerait certes la circulation automobile ou plutôt la rejetterait un peu plus loin, mais elle transformerait le piéton-touriste en super-consommateur.

La rue de la Huchette, dans le quartier latin. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Lutte de places vs lutte de classes

Depuis quelques années, l’accession au logement dans Paris est étroitement réservée du fait d’une spéculation immobilière intense. L’expulsion-éloignement est la norme pour les classes paupérisées – ouvriers, artisans, petits employés – sans parler de la présence de près de trente mille SDF dans l’agglomération parisienne.

Et cela au profit d’une nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle, mais aussi de nouveaux riches issus de la finance spéculative et de nouveaux milliardaires s’implantant dans des quartiers entiers et élevant les nouvelles bastilles de la richesse.

La pauvreté sinon la misère est rejetée toujours plus loin, au-delà du périphérique, alors que l’opulence arrogante grignote les anciens territoires des « classes dangereuses ».

Des lieux et des événements, enfin, que la Mairie de Paris définit comme culturels, aux lourds coûts financiers et à l’envergure spirituelle limitée, se sont mis à pulluler comme champignons après la pluie, et surtout le projet fou de la candidature aux Jeux olympiques de 2024 pour accueillir toujours plus de touristes…

Marc Perelman, Professeur en esthétique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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