Entretien – L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Eric Schoettl s’interroge sur ce qui a poussé Emmanuel Macron à annoncer la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin. Pour le conseiller d’État honoraire, cette décision ne résulte pas d’une stratégie politique mûrement réfléchie, mais relève du « psychisme » du président de la République. Dans cet entretien, Jean-Eric Schoettl revient également sur les autres dissolutions sous la Ve République et la capacité du Rassemblement national à gouverner.
Epoch Times : Jean-Eric Schoettl, pourquoi Emmanuel Macron a-t-il décidé de dissoudre l’Assemblée nationale ? N’est-ce pas surprenant à quelques semaines de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques ?
Jean Éric Schoettl : Je n’arrive pas à trouver d’explication rationnelle à cette décision. Je n’y décèle aucune logique stratégique, même très machiavélique. La dissolution du 9 juin est atypique. La raison qu’elle se donne (consulter le peuple français) est étrange, puisque le peuple français s’est prononcé le jour même…
Pour expliquer une prise de risque si peu calculée, il me faudrait sonder la personnalité du président de la République. Mais je suis juriste et non psychologue. Hasardons cependant une hypothèse : Emmanuel Macron n’a pas voulu rester passif face à la cuisante défaite qu’il a essuyée aux élections européennes. Pourquoi cuisante ? Parce qu’il s’est personnellement et bien imprudemment surexposé au cours de la campagne des européennes et qu’il l’a inutilement dramatisée.
Aussi le revers subi par la liste Hayer est-il aussi, pour lui, une blessure narcissique. Son ego lui commandait de prendre une initiative pour ne pas subir l’affront passivement. Une initiative décoiffante, aussi contre-productive soit-elle pour son propre camp, pour lui-même… et pour son pays.
En quoi cette dissolution diffère-t-elle des précédentes ?
Les cinq dissolutions qui ont eu lieu sous la Ve République avant le 9 juin dernier avaient toutes une finalité compréhensible : sortir le pays d’une crise grave (1962, 1968) ; resynchroniser les majorités présidentielle et parlementaire au lendemain d’une élection présidentielle (1981, 1988) ; conforter la majorité présidentielle (1997).
Le cas de 1997 est certes un peu spécial puisque Jacques Chirac est un président qui bénéficie encore d’une bonne popularité et même d’une majorité à l’Assemblée nationale, bien que capricieuse. Il décide de dissoudre l’Assemblée pour obtenir une majorité plus confortable et surtout pour affermir la légitimité de l’action de l’Exécutif face à des troubles sociaux causés par les projets de réforme de la sécurité sociale.
La décision de Jacques Chirac était donc un peu aventureuse. Mais elle reste compréhensible, parce que poursuivant un but clair. Et ses chances n’étaient pas minces, compte tenu de sa popularité et de la fraîcheur de sa légitimité démocratique : il avait été fort bien élu deux ans auparavant.
Il n’en reste pas moins que, des cinq dissolutions intervenues avant le 9 juin dernier, celle de 1997 est celle qui s’imposait le moins et que, comme par hasard, elle s’est soldée par une cohabitation. L’Histoire va-t-elle se répéter ?
Les élections législatives vont se dérouler les 30 juin et 7 juillet. Le bloc central d’Emmanuel Macron est devancé dans les sondages par le Nouveau Front populaire et le RN. L’effacement de Renaissance et de ses alliés à l’Assemblée nationale est-il possible ?
Il faut se méfier des projections. D’abord parce que les choses varient énormément d’une circonscription à l’autre et que la manière dont vont s’agréger les résultats locaux, compte tenu des règles du scrutin majoritaire à deux tours (avec des candidatures dissidentes et d’éventuelles triangulaires), est très difficile à prévoir.
Ensuite parce que les projections supposent que la répartition des préférences partisanes les 30 juin et 7 juillet reproduira celle du 9 juin, ce qui n’est pas sûr. D’autant que certains évènements peuvent faire bouger l’opinion. Dans le cadre de ces élections législatives anticipées, nous allons voir surgir des éléments de dramatisation qui étaient peu présents lors de la campagne des élections européennes. Enfin, ces élections législatives vont connaître un plus fort taux de participation que les européennes. Rien ne dit que les électeurs qui se sont abstenus le 9 juin vont voter comme les autres le 30 juin et le 7 juillet.
En l’état de l’opinion, les sondages nous montrent que trois tiers inégaux de suffrages se dégagent au niveau national : un tiers Nouveau Front populaire avec une présence importante, voire accrue, de La France insoumise ; un petit tiers macronien ou Macron-compatible ; enfin, un gros tiers Rassemblement national et ralliés, dopé par la dynamique des résultats du 9 juin et la porosité des électorats de droite, surtout face à un bloc de gauche dominé par l’extrême gauche. Je parle ici des voix. Si les sièges se répartissaient comme les voix, le RN disposerait d’une majorité relative, voire absolue.
Comment expliquer ce possible succès du RN ? D’abord parce que le RN a beaucoup adouci son image. Le parti de Marine Le Pen n’est ni dans ses méthodes, ni dans ses références, ni dans son style, celui de Jean-Marie Le Pen. Par effet de contraste avec le comportement de La France insoumise dans l’hémicycle ou dans la rue, il apparaît non seulement comme respectueux des institutions, mais résolu à les faire respecter.
Ce n’est pas seulement l’effet cravate. Sur le plan programmatique, il est moins anxiogène qu’auparavant (on ne sort plus de l’euro), mais il garde un cap ferme sur les questions d’ordre et de sécurité auxquelles les partis de gouvernement n’ont pas accordé l’importance nécessaire, parce qu’ils redoutent les remises en cause que leur traitement effectif imposerait. Or, il existe dans le pays une demande éperdue de sécurité : la sécurité économique (pouvoir d’achat, emploi), la sécurité culturelle (la France doit rester la France) et la sécurité physique.
La France populaire et périphérique, celle des somewhere, constate que la mondialisation a entraîné la désindustrialisation du pays, que les services publics sont défaillants (santé et éducation en tête), que la violence augmente et que le désordre migratoire s’accroît. Elle considère que le pouvoir macronien (comme ceux qui l’ont précédé) a négligé ces problèmes et méprisé les préoccupations des « vrais gens ». Elle veut donc essayer autre chose.
Ajoutons que le vote en faveur du parti de Jordan Bardella et de Marine Le Pen constitue, pour un grand nombre d’électeurs, la meilleure option pour sanctionner Emmanuel Macron puisque le chef de l’État lui-même a fait du RN son adversaire principal.
Enfin, la sociologie des sympathisants du RN s’est beaucoup banalisée : même les cadres et les Bretons votent désormais RN. Aussi la diabolisation du RN par la gauche, le parti présidentiel et les élites, tombe-t-elle totalement à plat pour la majeure partie de l’électorat. Il y a donc de multiples facteurs qui conduiraient à penser que le RN augmente sensiblement son nombre de sièges à l’Assemblée nationale le 7 juillet.
Quels sont les scénarios possibles au lendemain des élections ?
La question est maintenant de savoir si le Rassemblement national va obtenir le nombre de sièges nécessaires pour gouverner. C’est un scénario possible, plausible même, mais non certain. À l’issue de ces élections législatives, cinq scénarios sont en effet théoriquement possibles.
Celui du miracle : effrayé par la perspective d’avoir à choisir entre deux extrêmes, le corps électoral rentre au bercail macronien et le chef de l’État retrouve une majorité à l’Assemblée. Compte tenu de l’effet de souffle du 9 juin, ce n’est pas le scénario le plus probable. S’il se réalisait, on dirait, en s’inclinant bien bas devant le chef de l’État : « Bravo l’artiste ».
Le deuxième scénario est celui de la reconduction de la situation actuelle, mais avec une majorité présidentielle encore plus étriquée et des oppositions encore plus consistantes et plus hostiles. Il prolongerait, en l’approfondissant, le marasme dans lequel nous nous enfonçons depuis deux ans — sauf à imaginer une coalition qui ne s’est pas réalisée à ce jour. Cette coalition serait bien difficile à bâtir. Les macronistes ne vont pas s’allier avec telle ou telle composante du Nouveau Front populaire. Cela aurait pu être jouable avec des socialistes « glucksmaniens » émancipés de LFI, mais ce n’est guère réaliste aujourd’hui, car le Parti socialiste a renouvelé le pacte faustien passé avec un parti qui, beaucoup plus que le RN, mériterait d’être qualifié de totalitaire (goût de l’action violente, mépris des conventions démocratiques, culte du pouvoir personnel, antiparlementarisme, antisionisme confinant à l’antisémitisme…). Une éventuelle alliance avec LR est également bien compliquée. Le parti gaulliste a explosé et la macronie a elle-même gâché ses chances de s’allier avec lui (comme on a vu avec la loi immigration). Contrairement à ce qui a été dit, ce ne sont pas seulement les LR qui n’étaient pas enthousiastes à l’idée de gouverner avec la majorité présidentielle. Il y avait aussi et surtout même, une grande répugnance de toute une partie de la macronie, à commencer par Emmanuel Macron et son ex-Première ministre Élisabeth Borne, à conclure ne serait-ce qu’un accord tacite avec LR. Une telle alliance eut en effet scellé leur virage à droite, ce qui était pour eux impossible à assumer.
Le troisième scénario est celui de la victoire du RN : seul ou avec ses alliés, il obtient une majorité absolue ou une forte majorité relative. Il y aurait donc cohabitation. La personnalité d’Emmanuel Macron ne s’y prête pas. Un gouvernement dirigé par Jordan Bardella devrait trouver toutes sortes d’arrangements techniques et institutionnels pour pouvoir gouverner. Il se heurterait, outre au mauvais vouloir du Président, à une opposition déchaînée des députés de gauche, au contrôle sourcilleux des juridictions, à l’Union européenne, aux syndicats, à toute une partie de l’État profond et à la rue. Cela fait beaucoup pour un jeune chef de gouvernement n’ayant jamais exercé de fonctions ministérielles. En tout cas, cette cohabitation serait beaucoup moins policée que les trois précédentes.
Le quatrième scénario débouche sur une cohabitation plus dommageable encore pour le pays : avec un « Front populaire » dominé par La France insoumise dans ses effectifs comme dans son programme. Celui-ci est un catalogue des lubies gauchistes : largesses non financées, impôt confiscatoire, désarmement de la police, décroissantisme, immigrationnisme et politique étrangère tiers-mondiste. Comme dans le scénario précédent (mais plus vite encore), les investisseurs français et étrangers fuiraient la France. Les taux d’intérêt s’envoleraient plombant la charge de la dette, l’investissement, l’activité et l’emploi.
Un cinquième scénario possible est celui où aucune formation politique n’est en mesure de former un gouvernement parce qu’un éventuel gouvernement serait immédiatement renversé par les deux autres blocs. Nous nous retrouverions donc avec une chambre ingouvernable et un gouvernement introuvable. Dans cette situation, nous devrions nous inspirer d’exemples étrangers : avoir, pendant un temps indéterminé, un gouvernement de techniciens apolitiques et de bonne volonté expédiant les affaires courantes ou urgentes. Ce gouvernement ne faisant qu’expédier les affaires courantes et urgentes devrait rester en place au moins un an puisque l’article 12 de la Constitution interdit au président de la République de dissoudre une nouvelle fois l’Assemblée nationale dans l’année qui suit une précédente dissolution.
Jordan Bardella pourrait devenir Premier ministre à l’issue des élections législatives. Le RN est-il aujourd’hui capable de gouverner comme un parti dit « de gouvernement » ?
On peut en douter, même si le RN a recruté des gens de qualité et d’expérience au cours des dernières années. Il est plus facile de dénoncer le système de l’extérieur, que de mettre en œuvre des solutions effectives pour le transformer, une fois qu’on est devant les manettes.
C’est tout le problème des partis dits populistes : leurs agendas sont plus des cahiers de doléances que des projets de gouvernement. Tant qu’ils sont dans l’intransigeance oppositionnelle du « tous pourris » et du « tous complices » ou dans les promesses de rupture, les mouvements extrémistes prospèrent sur les problèmes (bien réels) qu’ils dénoncent. Mais, en dehors de quelques « Il n’y a qu’à » contreproductifs ou irréalisables, ils ne sont guère porteurs de solutions. Arrivés aux affaires, les voici comme une poule devant un couteau. C’est là le véritable danger de l’arrivée aux affaires d’une formation comme le RN (ce serait a fortiori le cas de La France insoumise), elle peut mettre en panne la démocratie pour un cumul de raisons non directement liées à ses options idéologiques : inexpérience, isolement, accrochages avec l’« État profond », troubles civils.
Une nouvelle cohabitation ne bénéficierait-elle pas des expériences passées ?
Les trois cohabitations passées (1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002) montrent que, comme le disait François Mitterrand, la cohabitation est un métier. C’est une empoignade permanente, mais, comme au judo, non dépourvue de protocoles et de codes. Des compromis ont été trouvés, une coutume cohabitationniste établie, notamment en matière de politique étrangère, où la France doit s’exprimer d’une seule voix.
Mais aujourd’hui, la cohabitation serait nettement plus âpre. Il y aurait plus de blocages. Je crois que le RN serait perdant dans cette affaire parce que ses électeurs attendent de lui un grand changement qu’il serait hors d’état de mener à bien compte tenu des obstacles se dressant devant lui. Son électorat pourrait en ressortir frustré, en particulier dans la perspective de l’élection présidentielle. Une partie de cet électorat pourrait se dire que, même avec le RN, les politiques continuent à ne pas entendre le peuple. D’ailleurs, je note que le parti à la flamme n’a pas réagi avec triomphalisme à l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale. On a presque l’impression qu’ils ont pris leur victoire avec appréhension.
La dissolution n’induit-elle pas, par sa brutalité même, une clarification indispensable du paysage politique ?
La dissolution décidée le 9 juin a pris tout le monde au dépourvu, à commencer par le possible vainqueur des prochaines élections. Elle n’a pas laissé au RN le temps de se préparer, alors que, si les échéances avaient été respectées, il avait encore trois ans pour ce faire. Elle empêche une autre maturation qui est celle des droites de gouvernement. On le voit avec Éric Ciotti qui tente, sous une pluie d’anathèmes, de conclure un accord de gouvernement avec le RN — ou avec ces accords de non-agression mutuelle conclus dans la précipitation entre macroniens et LR.
La dissolution du 9 juin prend de court à la fois les partis de gouvernement, y compris ceux de la majorité présidentielle, mais aussi les formations populistes qui se trouvent piégées par la soudaineté de l’événement. Tout le monde doit improviser en quelques jours une stratégie, un programme et une méthode.
Nous vivons, je crois, non pas une recomposition, mais une décomposition du paysage politique. C’est un peu comme ces expériences chimiques tentées par des apprentis sorciers : on prétend synthétiser quelque chose, mais, en réalité, on fait tout exploser.
Nous sommes très loin du paysage politique des dissolutions précédentes, qui voyaient un petit nombre de partis très organisés prendre les rênes, dans le cadre d’une bipolarisation de la vie politique marginalisant les éléments radicaux. Nous sommes très loin aussi du rêve macronien originel d’un dépassement du clivage droite gauche. Nous nous trouvons, comme rarement auparavant, condamnés à un affrontement manichéen, avec deux pôles radicaux — chacun étant hégémonique dans son camp — sans expérience de la gestion des affaires publiques.
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