Doit-on laisser les agriculteurs français seuls face au grand marché mondial ?

Par Ludovic Genin
8 décembre 2024 16:43 Mis à jour: 8 décembre 2024 19:50

Le Mercosur et l’UE ont conclu le 6 décembre à Montevideo en Uruguay « les négociations en vue d’un accord » de libre-échange auquel plusieurs pays européens s’opposent, estimant que « cela n’engage » que la Commission européenne.

Pour la France, cheffe de file des pays opposés à cet accord au nom de la défense du monde agricole et qui réclame du Mercosur les mêmes normes environnementales et sanitaires en vigueur dans l’UE pour éviter « une concurrence déloyale », l’accord « reste inacceptable en l’état ». Il reste encore aux pays membres de ratifier le traité.

Sonnés par la censure de l’ancien nouveau gouvernement et la conclusion de l’accord de libre-échange, les syndicats agricoles français pointent « une provocation pour les agriculteurs européens qui appliquent les standards de production les plus élevés au monde » et ont décidé de « durcir » leurs actions.

L’accord permettrait à l’UE, déjà premier partenaire commercial du Mercosur, d’exporter plus facilement ses voitures, machines et produits pharmaceutiques. De l’autre côté, il permettrait aux pays sud-américains concernés d’écouler vers l’Europe de la viande, du sucre, du riz, du miel, du soja…

Les enjeux d’un traité controversé

Annoncé vendredi après un quart de siècle de négociations, l’accord entre l’Union européenne et des pays sud-américains du Mercosur pourrait créer de sérieux remous en Europe et des interrogations en France sur la pertinence du marché libre européen.

Le projet de traité, discuté depuis 1999, vise à supprimer la majorité des droits de douane entre l’Union européenne et le Mercosur afin de créer un vaste marché de plus de 700 millions de consommateurs, soit le « plus grand partenariat commercial et d’investissement jamais vu », selon la présidente de la Commission européenne Mme von der Leyen, qui a signé le traité au nom de l’Europe avec les présidents de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay.

Les entreprises des deux continents ont un débouché de 270 millions de consommateurs pour les groupes européens et de 450 millions pour les entreprises sud-américaines.

Bruxelles assure dans des documents publiés vendredi que l’accord permettra de supprimer les droits de douanes d’environ 91 % des biens exportés vers la région, aujourd’hui taxés pour les voitures à 35 %, les produits chimiques jusqu’à 18 %, les produits pharmaceutiques jusqu’à 14 % et les chaussures en cuir à 35 %.

En face, la filière agricole sud-américaine aurait à tirer un avantage du traité d’autant que le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay ont déjà exporté en 2023 pour 24 milliards de dollars de produits agricoles et agroalimentaires dans l’UE, en particulier du soja.

Signé mais pas ratifié

« La Commission a achevé son travail de négociation avec le Mercosur, c’est sa responsabilité, mais l’accord n’est ni signé, ni ratifié. Ce n’est donc pas la fin de l’histoire. Il n’y a aucune entrée en vigueur de l’accord avec le Mercosur », a souligné l’Élysée lors d’un échange avec des journalistes.

« Il n’y a donc aucun effet juridique et les États ne sont pas liés par l’annonce de fin des négociations », a précisé un conseiller présidentiel, alors que les syndicats agricoles et les partis d’opposition ont tous dénoncé la conclusion des négociations.

Si en vertu des traités européens, la Commission est seule négociatrice des accords commerciaux au nom des Vingt-Sept, l’accord signé vendredi doit encore obtenir sa ratification en gagnant l’approbation d’au moins 15 États membres représentant 65 % de la population de l’UE, puis en réunissant une majorité au Parlement européen.

Une minorité de blocage peut également stopper toute ratification. C’est désormais le combat engagé par Emmanuel Macron, affirmant à Mme von der Leyen qu’il entendait continuer « de défendre sans relâche notre souveraineté agricole ».

Colère du côté des agriculteurs

L’alliance syndicale agricole majoritaire française FNSEA-Jeunes agriculteurs (JA), qui a intensifié ses actions de protestation ces dernières semaines, pointe « une provocation pour les agriculteurs européens qui appliquent les standards de production les plus élevés au monde ».

« L’élevage français ne sera pas concurrentiel par rapport à l’élevage brésilien », craint l’économiste Maxime Combes, opposé à ce traité. Car sur le respect des normes environnementales ou de sécurité alimentaire, « il y a une difficulté réelle à suivre chaque carcasse, on ne sait pas tracer », la viande venant d’une région du monde aux normes moins contraignantes.

Le Copa-Cogeca, principal lobby agricole européen, a embrayé en dénonçant l’envoi par l’exécutif européen d’ « un message catastrophique aux millions d’agriculteurs européens ». Il a annoncé en même temps une « action flash » le 9 décembre à Bruxelles, « en face du Conseil » européen.

Après la démission forcée du gouvernement Barnier, qui reprenait plusieurs des promesses  gouvernementales faites l’an passé dans des textes de loi, la mobilisation a commencé à muter.

« Avec la censure [du gouvernement] et Ursula von der Leyen partie en Uruguay […], les actions vont évoluer, se durcir », a déclaré le secrétaire général des Jeunes agriculteurs (JA), Quentin Le Guillous.

De quelles importations et exportations parle-t-on ?

La Commission européenne parle de « petits volumes »: les produits du Mercosur dont les droits de douane seront réduits voire éliminés seront de 99.000 tonnes maximum pour la viande bovine, soit 1,6 % de la production de l’UE. Pour les volailles, on parle de 180.000 tonnes (1,4 %), pour le sucre, de 190.000 tonnes (1,2 %), sur un marché européen déjà mortifère pour les agriculteurs.

Bruxelles assure que l’accord représente des opportunités pour des produits européens aujourd’hui freinés en Amérique latine par les taxes : le vin (actuellement taxé jusqu’à 35 %), les chocolats, le malt, le lait en poudre ou les fromages, qui peuvent bénéficier de « l’essor d’une classe moyenne ».

Le gouvernement espagnol – qui soutient l’accord – met en avant le vin ou l’huile d’olive. L’Allemagne, dont le chancelier Olaf Scholz a salué vendredi « un obstacle important […] levé » après l’annonce de la Commission, a l’espoir d’écouler plus de voitures.

L’enjeu crucial de la transition climatique pousse par ailleurs l’Europe à se rapprocher de cette zone du monde riche en lithium, cuivre, fer, cobalt… L’accord prévoit des taxes à l’importation par l’UE plus basses pour les matériaux critiques, selon Bruxelles.

Une course contre la montre également face aux appétits géants de la Chine, de ses “Nouvelles routes de la Soie” en Amérique latine et des accords de coopération entre les BRICS.

Quel impact pour l’agriculture ?

Même si les volumes concernés sont limités, ils peuvent ébranler des filières.

Pour Patrick Bénézit, éleveur et vice-président de l’interprofession française de la viande bovine (Interbev), les pays du Mercosur fournissent déjà le gros des importations d’aloyaux, des morceaux « nobles ». La production d’aloyaux en Europe, « c’est 400.000 tonnes issues de races à viande, donc voir débouler 99.000 tonnes, ça a un impact ».

Selon l’Institut de l’élevage, les aloyaux du Mercosur arrivent à des coûts inférieurs de 18 % à 32 % par rapport aux européens. Les volumes seront composés à 55 % de viande fraîche, le reste de viande congelée « de moindre valeur », répond la Commission européenne.

Les producteurs de poulet aussi redoutent que les Brésiliens se concentrent sur les morceaux les plus rentables, les filets.

Pour la filière du sucre, déjà bousculée par les facilités accordées à l’Ukraine, les 190.000 tonnes ne représentent qu’ 1,2 % de la production européenne, mais 50 % des exportations de la France vers d’autres pays de l’UE. Les producteurs français craignent donc de perdre ces débouchés.

Les filières de l’éthanol, du miel, du porc… sont aussi exposées, souligne Stefan Ambec, économiste à l’institut de recherche Inrae, qui évoque le risque d’une baisse des prix payés aux agriculteurs européens. « Les coûts de production diffèrent et le problème est que les normes sanitaires et environnementales ne sont pas les mêmes. »

La Commission l’assure : « Tout produit du Mercosur doit respecter les normes strictes de l’UE en matière de sécurité alimentaire. »

De larges failles sanitaires et réglementaires

Pourtant, les « conditions de production » dans le Mercosur, en matière sociale, environnementale, de bien-être animal… ne seront pas forcément les mêmes qu’en Europe, admet également Bruxelles.

C’est « vendu comme un accord de nouvelle génération prenant en compte les aspects environnementaux et climatiques mais les engagements sont faibles : il n’y a aucune conditionnalité », résume M. Ambec, co-auteur d’un rapport scientifique au gouvernement français.

En matière sanitaire, l’importation de viande traitée aux hormones de croissance restera interdite. En revanche des viandes issues d’élevages usant de certaines pratiques pourtant prohibées dans l’UE – usage d’antibiotiques activateurs de croissance ou de certaines farines animales – pourront entrer, soulignent les opposants.

« En théorie, la viande traitée par exemple aux hormones de croissance ne peut entrer, mais en pratique la traçabilité est imparfaite », explique M. Ambec. « Il y a des audits d’abattoirs organisés avec la Commission, mais on ne suit pas facilement le bétail avant cette étape. Le traçage de la naissance à l’abattage, dans le Mercosur, cela n’existe qu’en Uruguay. » Un audit de l’UE a révélé en octobre des failles dans les contrôles de la viande bovine au Brésil, incapables de garantir l’absence de l’hormone oestradiol, interdite en Europe.

L’accord comprend « une clause de sauvegarde », une sorte de « frein d’urgence » en cas d’augmentation soudaine des importations ou d’effets pervers sur le marché, souligne Bruxelles. Mais cette clause « ne définit pas » de conditions précises, note M. Ambec : de quoi compliquer son déclenchement (le rétablissement des droits de douane) sans mesures de rétorsion.

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