Le sujet de l’euthanasie et de la fin de vie est un sujet extrêmement complexe. Trop souvent présenté tout blanc ou tout noir, il est en fait composé de multiples nuances de gris. Pour aborder ce dossier délicat sans trop le simplifier, nous avons choisi de vous présenter une série d’articles dont vous trouverez les liens en fin de page, chaque sujet nous amenant à nous pencher sur une nouvelle question.
L’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielles est abordé ici pour faire suite à celui de la sédation profonde et continue. Le Dr La Piana l’avait évoqué lors d’une entrevue. Nous l’approfondissons ici auprès d’un autre spécialiste – le Dr Gomas – pour bien comprendre ce dont il s’agit et aller au-delà des préjugés.
Que se passe-t-il lorsque les médecins arrêtent la nutrition et l’hydratation artificielles d’un patient en toute fin de vie ? Ce dernier va-t-il mourir de faim et de soif ? Pourquoi cette décision et quel est son impact sur la qualité de vie des personnes mourantes ? Autant de questions que l’on peut se poser lorsque l’on est confronté à cette situation. Le Dr Jean-Marie Gomas nous explique.
Le Dr Gomas a suivi des milliers de patients en fin de vie. Sa carrière a été riche de ses expériences de médecin généraliste, gériatre et enseignant. Il est également algologue, c’est-à-dire spécialiste de la douleur. Il a été responsable d’une Unité douleurs chroniques et soins palliatifs à l’hôpital Sainte-Périne AP-HP, Paris 16e.
Tout récemment retraité, ce médecin est l’un des membres fondateurs du mouvement des soins palliatifs à l’origine de la SFAP, Société française d’accompagnement et de soins palliatifs. Le Dr Gomas est également l’auteur d’un certain nombre de publications et de livres. Son dernier ouvrage, coécrit avec le Dr Pascale Favre, s’intitule Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?
On n’arrête jamais l’alimentation plaisir
Le Dr Gomas précise tout d’abord qu’il faut éviter la confusion entre alimentation (par définition, orale) et nutrition (par définition, artificielle), une confusion que font même certains professionnels de la santé : « On n’arrête jamais l’alimentation parce que l’alimentation, c’est l’alimentation plaisir. On laisse le malade manger jusqu’au bout, même si ça ne sert à rien en terme de durée de vie. »
Si un mourant demande une crème, un éclair au chocolat, des huitres ou encore un croissant, même si ce n’est pas logique par rapport à son état de santé, les médecins le laissent toujours manger. Il s’agit de l’alimentation « plaisir », qui ne suffit toutefois pas à maintenir le malade en vie.
La seule exception qui amène l’arrêt de l’alimentation orale, c’est lorsque les fausses routes sont massives et peuvent entrainer le décès. Dans ce cas, il faut aider et accompagner le patient lorsqu’il mange. Il est surtout important de bien communiquer avec la famille qui tient à lui offrir ce dernier plaisir. « S’il fait une fausse route, il ne faudra pas s’en vouloir ni avoir de culpabilité mal placée. On a respecté sa liberté et son plaisir de manger jusqu’au bout », explique le gériatre.
« Manger n’a jamais empêché de mourir »
Une fois cette distinction faite entre l’alimentation plaisir et la nutrition artificielle, le Dr Jean-Marie Gomas insiste sur une vérité à rappeler à tout un chacun : « Même si vous faites manger un mourant, il meurt quand même. Manger n’a jamais empêché de mourir ».
En effet, même si les proches d’un mourant veulent que ce dernier soit nourri, il arrive souvent qu’il ne puisse plus manger. Si on le nourrit artificiellement, il y a un très gros risque d’encombrer le malade. « Son corps ne fonctionne plus bien et il ne peut même pas utiliser tous les nutriments qu’on lui apporterait », détaille le spécialiste des soins palliatifs.
Même si vous faites manger un mourant, il meurt quand même.
« Le corps se ralentit. C’est la maladie qui est en train de le tuer, pas le manque de nutrition », explique le Dr Gomas. « Par conséquent, cela ne sert à rien de continuer à le nourrir. On sait que le malade lâche prise à un certain moment. On en a des preuves scientifiques : il ne lâche pas prise par hasard. »
Dans le cas d’un patient en fin de vie, qu’il soit dans le coma ou en sédation profonde et continue, si on l’hydrate et qu’on lui apporte de la nutrition artificielle, « il s’encombre pratiquement à tous les coups, donc il risque de décéder dans de mauvaises conditions de confort ».
Selon le médecin, « le seul intérêt du petit tuyau qui continue à couler chez un malade en train de mourir est de calmer l’angoisse de la famille. Cela montre à la famille qu’on n’abandonne pas l’autre ».
« Les soins ne s’arrêtent jamais »
La décision d’arrêter la nutrition et l’hydratation artificielles ne se prend jamais à la légère. Cela se fait dans le cadre d’une procédure collégiale, c’est-à-dire une concertation du médecin avec les autres professionnels de la santé. La personne de confiance et la famille ont un rôle consultatif.
« La collégialité est très importante dans ces décisions là », assure le Dr Gomas. « Le médecin n’est pas tout seul. Nous sommes très, très fiers d’avoir la procédure collégiale en France. C’est un garde-fou qui oblige à travailler en équipe. Ce n’est pas parce qu’on travaille en équipe qu’on ne se trompe pas, mais c’est quand même une sécurité quand l’équipe est multidisciplinaire. »
Le spécialiste des soins palliatifs précise que l’arrêt de la nutrition artificielle se fait lorsque celle-ci devient « néfaste, inutile, trop lourde, avec trop d’effets secondaires ». Toutefois, cet arrêt ne signifie jamais l’arrêt des soins : « Les soins ne s’arrêtent jamais. »
« Les soins, c’est la toilette, l’hygiène, le regard soutenu, la présence à l’autre, la relation humaine, la relation d’aide. On n’arrête jamais de montrer à l’autre que c’est un humain. On le respecte et on l’aide. »
Combien de temps peut-on survivre sans nutrition et hydratation ?
« Quand un malade ne boit pas et ne mange pas, il peut décéder indépendamment de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation en quelques heures, parce qu’il lâche prise. Ce n’est pas l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation qui le fait mourir », répond le gériatre. « Des malades qui ne mangent plus et ne boivent plus décèdent en quelques heures, quelques jours, voire une ou deux semaines. »
Au cours de sa carrière, le Dr Jean-Marie Gomas a vu un seul cas exceptionnel de survie d’une malade qui ne mangeait plus et recevait seulement quelques gouttes d’eau déposées par son fils dans sa bouche tous les jours. Ce record de sept semaines l’a beaucoup marqué au sens où chacune des trajectoires des patients est particulière.
« C’était une femme cachectique qui ne lâchait pas prise parce qu’elle attendait tous les jours la visite de son fils. Elle ouvrait les yeux et lui faisait un clin d’œil, un demi-sourire et ça a duré sept semaines. On ne l’a pas nourrie ni hydratée, parce que dès qu’on la nourrissait, dès qu’on lui apportait un peu d’eau, elle s’encombrait immédiatement et elle était inconfortable. »
Selon le spécialiste de la fin de vie, « la plupart des gens décèdent en quelques jours, pas parce qu’on a arrêté la nutrition. Si on a arrêté la nutrition, c’est parce qu’ils sont en fin de vie. C’est parce qu’ils sont en fin de vie qu’ils décèdent en quelques jours. »
L’arrêt de la nutrition artificielle peut-il entraîner une souffrance ?
« L’arrêt de la nutrition artificielle n’impacte pratiquement pas un malade qui est en train de mourir », assure le spécialiste. « Cela peut évidemment impacter un malade qui n’est pas en fin de vie, mais s’il est à distance de sa fin de vie, il faut de solides arguments pour arrêter la nutrition artificielle. »
« On peut imaginer que dans certains cas, la diminution ou l’arrêt de l’apport hydrique ou de la nutrition artificielle entraîne une souffrance », reconnaît le Dr Gomas. Si les soignants ont l’impression (directement ou indirectement) que c’est le cas, ils revoient leur décision.
« Il n’est pas question de continuer à lui infliger un inconfort », affirme l’algologue. « Si un malade nous le demande alors qu’on sait que c’est inutile, cela fait partie des situations où l’on va continuer à lui apporter de l’eau, des nutriments. L’arrêt entraînerait un sentiment d’abandon chez lui. »
« La finalité de toutes nos décisions, c’est d’assurer son confort jusqu’au bout », souligne le médecin.
Un malade qui mange seulement avec ses proches
Un cas de figure arrive régulièrement et mérite une explication cruciale : c’est lorsque le malade ne mange rien du tout lorsque ce sont les soignants qui le nourrissent, mais qu’il accepte quelques cuillères quand elles sont données par un proche.
« Nous, nous sommes des soignants avec une blouse, donc le patient peut nous dire non et il peut marquer sa colère ou sa révolte. Vous, vous êtes sa fille chérie, donc il va suçoter trois petites cuillères pour vous faire plaisir. Vous avez l’impression qu’il a mangé ? En fait, il a avalé 17 grammes et demi de soupe ou de compote. Cela ne s’appelle pas manger, ce n’est rien du tout. Vous avez l’impression d’être utile et vous pouvez continuer, mais malheureusement, ça ne suffit pas pour le nourrir », explique le Dr Gomas.
Accepter la finitude
L’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielle est souvent difficile à accepter par l’entourage parce qu’il est lié à l’acceptation de la finitude de son proche. Selon le gériatre, un grand nombre de familles ne supportent pas cette finitude et tendent à développer trois types d’acharnement : premièrement, l’acharnement alimentaire ; secondement, l’acharnement psychologique, avec une sur-stimulation du mourant qui a seulement besoin de tranquillité ; troisièmement l’acharnement de rééducation, les proches voulant que le kinésithérapeute le stimule au maximum.
« Cette triade d’acharnements découle du fait qu’on n’accepte pas que l’autre arrive à la fin de sa vie », remarque ce fondateur du mouvement des soins palliatifs.
Afin d’aider les proches d’un mourant à accepter la finitude de ce dernier, le médecin de soins palliatifs doit s’asseoir pour parler avec eux, tous les jours s’il le faut, leur expliquer la finitude, cheminer avec eux. Selon lui – et cela a été confirmé par des études importantes – environ 20% des familles ont un rapport pathologique à l’existence, au monde, à la relation, à l’amour, à eux-mêmes et ils sont souvent dans un monde irrationnel.
« Il y en a qui mettront plusieurs jours à entendre, d’autres qui n’entendront jamais », remarque le Dr Jean-Marie Gomas. Pour ces derniers, il essaie de contourner leurs blocages et de valoriser leur présence, leur histoire.
La qualité de vie en fin de vie
Concernant la qualité de vie d’un malade en train de mourir, elle ne change pas à cause de l’arrêt de la nutrition. Selon le gériatre, la grande majorité d’entre nous allons communiquer jusqu’à la fin de notre vie et être capables de manger et de boire jusque dans les derniers jours. « Donc notre qualité de vie s’altère à cause de la maladie, pas à cause de l’arrêt de la nutrition ou de l’alimentation », conclut-il.
« La qualité de vie en fin de vie, c’est le contrôle des symptômes et le soutien psychologique, le regard de l’autre, la présence des proches », assure celui qui a accompagné des milliers de malades et qui affirme que la qualité de vie existe jusqu’au dernier souffle du malade.
« J’ai vu des malades qui disaient ‘je t’aime’ et pouf ! qui mouraient. Je ne peux pas imaginer que leur qualité de vie a été nulle puisque jusqu’au bout, ils ont exprimé leur amour à leur chéri qui était à leur côté. »
Articles de cette série sur la fin de vie, l’euthanasie et les soins palliatifs :
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