La grève des éboueurs de la ville de Paris, menée et reconduite face à la réforme des retraites, a permis d’attirer l’attention sur la pénibilité d’un métier qui met la santé à l’épreuve, a un impact négatif sur l’espérance de vie et condamne, lors du départ à la retraite, à la modestie des pensions perçues et à la vulnérabilité des corps usés par un travail qui concentre la plupart des contraintes qui caractérisent le monde subalterne – ouvrier et employé – d’aujourd’hui.
En effet, comme le soulignent plusieurs études, aux contraintes de temps et physiques s’ajoutent des formes plus insidieuses mais parfois lourdes de souffrance morale, psychique ou identitaire notamment liées aux relations avec les usagers-riverains, en dépit des satisfactions (sociabilités, reconnaissance, dons, étrennes, etc.) que celles-ci offrent par ailleurs.
Ces contraintes relationnelles indiquent et actualisent concrètement, lors des interactions avec le public (riverains, automobilistes, commerçants, etc.), le processus de stigmatisation et de disqualification sociale dont les éboueurs font l’objet. L’exercice du métier conduit notamment à faire régulièrement l’expérience de la déconsidération et du mépris.
Au-delà des pénibilités physiques : faire face au mépris
Les agents doivent souvent apprendre à se défaire du regard des autres et du poids des stigmates associés à leur métier, toujours ancrés dans l’imaginaire collectif (échec scolaire, « travail d’immigrés » occupé faute de mieux, etc.).
Ils sont également confrontés à l’invisibilisation et à l’indifférence structurelle qui les assignent au statut de non-personne dans l’espace public (« Tu existes pas pour les gens », « Tu fais partie du décor »). Ces situations quotidiennement éprouvées entretiennent et renforcent un sentiment de dévalorisation déjà existant lié à l’exercice d’un « sale boulot » (« On ramasse la merde des autres », « On est de la merde pour les gens »).
Le stress des ripeurs (ceux qui sont situés à l’arrière du camion et chargés de collecter les ordures), confrontés aux dangers de la circulation et aux contraintes de temps, est amplifié par l’impatience des automobilistes qui les pressent (klaxons, insultes, etc.) lors de la collecte des déchets. Les balayeurs sont chaque jour témoins des incivilités qui ont lieu sous leurs yeux (jeter une cigarette ou un papier par terre, ne pas ramasser une déjection canine, etc.). S’ils décident de réagir, leurs rappels à l’ordre entraînent parfois des réponses qui les relèguent au statut de « larbin » (« Je vous paye avec mes impôts »).
Invisibilisés sauf lorsqu’il s’agit d’être mal vus, rendus responsables de la malpropreté des rues ou surveillés, chaque seconde passée à ne pas mettre en scène le travail (par exemple lors d’une pause cigarette ou dans un bistrot) alimente le soupçon de fainéantise que des riverains ne manquent pas d’exprimer directement ou par le biais de plaintes adressées aux services techniques. Des agents subissent parfois des propos malveillants, racistes ou relatifs au genre (des balayeuses à qui on fait comprendre qu’elles ne devraient pas faire un « métier d’hommes »). Elles et ils sont aussi exposés à des provocations ainsi qu’à des risques d’agression verbale et physique.
D’autres formes de violence, en apparence plus euphémisées, peuvent marquer durablement les esprits. Par exemple, des passants qui expliquent à leurs enfants (souvent fascinés par les éboueurs), devant un agent en plein travail : « Si tu travailles pas à l’école, tu finiras comme ça », « Le monsieur balaye parce qu’il n’est pas directeur comme Papa », etc.
Ces contraintes s’inscrivent par ailleurs dans des rapports sociaux spécifiques. Par exemple, elles risquent d’être exacerbées par les effets de la distance sociale pour des agents qui exercent leur métier au sein de zones urbaines investies par des catégories sociales intermédiaires ou supérieures. Pour les agents, ces riverains, loin d’être systématiquement perçus comme étant irrespectueux ou hostiles, peuvent néanmoins manifester des comportements qui sont interprétés comme une forme spécifique de mépris de classe. Dans un contexte de creusement des inégalités et de renforcement des processus de relégation spatiale des catégories plus modestes en dehors de la capitale – la majorité des agents, issue des classes populaires, réside en banlieue –, ces expériences contribuent à nourrir un sentiment de marginalisation et à occasionner des blessures sociales parfois importantes.
Les racines sociales du mal-être
Cette expérience de la déconsidération est différemment appréhendée selon le profil, les propriétés ou la trajectoire sociales des agents. Mais elle révèle et ravive souvent un décalage, plus ou moins important selon leur situation, entre ce qu’ils sont professionnellement et ce qu’ils sont socialement (c’est-à-dire leurs ressources, leurs aspirations, leurs modes de vie, leur image de soi).
Ces ouvriers réalisent un « sale boulot » en « bas » de la fonction publique, investie pour ses vertus stabilisatrices et protectrices, sans être nécessairement en « bas » de la structure sociale. En effet, ils disposent souvent de ressources suffisantes pour aspirer à vivre simplement mais dignement, « comme tout le monde », mais qu’ils peinent à faire reconnaître, trop souvent réduits à un travail sans qualité (« Nous aussi on a des diplômes ! », « Je suis pas une merde, moi aussi j’ai un pavillon », « C’est pas parce que je suis éboueur que je sais pas lire ni écrire », etc.).
Mais si ces ressources (notamment l’emploi public) procurent une relative stabilité sur le plan socio-économique, leur modestie (notamment celle des salaires) rend la situation des agents fragile, incertaine, rarement débarrassée du risque de la précarisation (parfois éprouvée), empêche la pleine satisfaction des aspirations (par exemple l’accès à la propriété) ainsi que la possibilité de se soustraire totalement aux stigmates souvent associés au « bas » de l’échelle socioprofessionnelle.
C’est à l’aune de cette tension entre stabilité et insécurité que l’on peut sans doute comprendre l’indignation suscitée par la réforme des retraites.
La réforme des retraites : autre indice de la déconsidération ?
On peut en effet penser que cette réforme vient comme accentuer ce déficit de reconnaissance, celle à l’égard de la réalité du métier, de son utilité et de ses pénibilités, de la fragilité économique et de la vulnérabilité physique des agents.
Rappelons que la condition des éboueurs parisiens a été fragilisée dans les années 1980 (externalisation, affaiblissement syndical et baisse de la valeur des salaires) puis 2000 (intensification du travail).
Les agents, craignant pour leur avenir, la perçoivent comme menacée. D’autres indices nourrissent l’inquiétude, notamment : la difficile prise en charge par l’employeur des problèmes de santé (qui interviennent parfois tôt dans la carrière) et de l’absentéisme qui en résulte au sein d’un groupe vieillissant ; une mobilité professionnelle limitée ; l’état de santé des anciens qui partent à la retraite, le montant des pensions qu’ils perçoivent et l’âge auquel certains décèdent.
Dans ce contexte, on peut comprendre l’incompréhension mais aussi l’angoisse provoquée par la réforme, qui prévoit de reculer l’âge de départ à la retraite (57 à 59 ans dans le public, 62 à 64 ans dans le privé), chez celles et ceux qui exercent un métier indispensable au bon fonctionnement de la cité.
Article écrit par Hugo Bret, Sociologue – chercheur associé au CERLIS, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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