Emmanuel Dupuy : « Je ne fais pas de jonction entre un coup d’État et la francophobie en Afrique »

Par Julian Herrero
22 octobre 2023 01:08 Mis à jour: 15 avril 2024 12:53

Dans un entretien accordé à Epoch Times, Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective & Sécurité en Europe (IPSE), revient sur les récents coups d’État qui ont frappé le continent africain, le sentiment anti-français et l’influence de la Russie et de la Chine en Afrique.

Epoch Times :  Le 26 juillet dernier au Niger, des militaires emmenés par le chef de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tiani, ont entrepris un coup d’État et ont chassé du pouvoir le président élu en 2021, Mohammed Bazoum. Un mois plus tard, c’est au tour du leader gabonais Ali Bongo d’être écarté du pouvoir. Le continent africain a connu depuis 2020 huit coups d’État (Mali, Guinée, Soudan, Burkina Faso, Niger, Gabon). Comment expliquez-vous cette succession de putschs en Afrique depuis trois ans ?

Emmanuel Dupuy : Il faut avoir à l’esprit que tous ces coups d’État ont des données intrinsèques endogènes et je n’y vois pas d’emblée la main d’acteurs étrangers. Les huit coups d’État, depuis 2020, auxquels vous faites référence s’expliquent avant tout par des raisons nationales. Le premier trait commun est, sans conteste, que les alternances démocratiques ne pouvaient plus se réaliser par la seule voie des urnes de scrutins biaisés.

En effet, de nombreux chefs d’État et de gouvernement occupaient indûment leurs mandats au-delà des deux mandats réglementaires que la plupart des constitutions africaines autorisent. Le couperet des trois mandats successifs, après des réformes référendaires les autorisant indûment aura été le déclencheur et révélateur du malaise démocratique dans lequel s’inscrivent les coups d’État. Cela a pu expliquer par exemple, le cas du coup d’État en Guinée, en septembre 2021. Il s’agissait, avant toute chose, de stopper un troisième mandat que le président Alpha Condé voulait effectuer, au grand dam des Guinéens.

De la même manière que le coup d’État d’avril 2019 au Soudan répond à une volonté de chasser du pouvoir Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis 30 ans. On pourrait continuer ainsi, en prenant l’exemple, du coup d’État du 30 août dernier au Gabon. Tout a été mis en œuvre par le général Brice Oligui Nguema, chef de garde présidentielle, pour éviter un nouveau mandat du président Ali Bongo, par ailleurs accusé de manipulation des urnes.

J’explique ainsi cette concomitance de coups d’État sur le continent africain par une forme de lassitude de l’exercice solitaire, souvent dans la perspective d’un accaparement népotique du pouvoir, le tout dans le contexte d’une « kleptocratie », devenue inacceptable pour les populations qui en subissaient les conséquences, du pouvoir. Ce fut le cas avec le président déchu du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta mais également avec le président déchu du Burkina Faso, Roch Marc Christian Kaboré, ou de son voisin nigérien, Mohammed Bazoum, érigé un peu abusivement en paragon démocratique dans la région sahélo-saharienne.

À la suite des évènements ayant eu lieu au Niger, on a vu des manifestants soutenant le putsch scander dans les rues de Niamey des slogans anti-français. L’ambassadeur de France, Sylvain Itté racontait à nos confrères de TF1 en septembre dernier après son rapatriement ce qu’il a vécu pendant l’attaque de son ambassade à Niamey. « Nous sommes passés très, très près du drame parce qu’il y avait plus de 6000 personnes qui étaient là pour en découdre, qui étaient là pour rentrer dans l’ambassade », a-t-il déclaré. Il semble y avoir un renforcement du sentiment anti-français en Afrique depuis quelques années. Comment voyez-vous la situation ?

Je pense qu’il faut relativiser les propos de Sylvain Itté. Il n’est, finalement, que le troisième ambassadeur à s’être finalement retrouvé dans cette situation et non un cas unique. Après le deuxième coup d’État perpétré par les militaires du Comité nationale pour le salut du peuple au Mali (CNSP) en mai 2021, à Bamako, l’ambassadeur de France au Mali, Joël Meyer avait été renvoyé du pays en février 2022. En janvier 2023, au Burkina Faso, l’ambassadeur de France de l’époque, Luc Hallade fut déclaré persona non grata par le pouvoir putschiste, en place.

Il en résulta, déjà, l’expulsion de ce dernier, à la demande comminatoire du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) dirigé par le Capitaine Ibrahim Traoré. Nous sommes finalement, à l’aune du cas nigérien, dans une suite logique, une forme de calque ou de théorème du coup d’État, où l’on s’en prend à un moment donné, à l’ambassadeur de France, tout comme à d’autres symboles de la présence et vecteur d’influence française (dispositif militaire, médias, programmes et projets d’aides au développement…).

L’on s’en prend, en effet, à l’ambassadeur de France en raison de la présence de nos forces armées. La figure de l’ambassadeur de France, reste l’incarnation absolue et la représentation ultime de l’action militaire, diplomatique et économique française dans les pays africains. Par ailleurs, on peut relier ces évènements avec la coupure des canaux des chaînes françaises RFI et France 24, voire une certaine forme de remise en cause des conditions de travail des journalistes français travaillant sur place.

Je dirais également, qu’il y a dans certains pays d’Afrique, plus largement, une remise en cause de la présence internationale et la remise en cause de l’efficacité de l’aide émanant des pays occidentaux. Prenons, par exemple, en juillet 2022, au Mali, la junte militaire au pouvoir a expulsé le porte-parole de la Mission multidimensionnelle des Nations unies au Mali (MINUSMA) Olivier Salgado. Quelques mois plus tard, en décembre 2022, c’est au tour de la coordonatrice résidente de l’ONU au Burkina Faso, Barbara Manzi d’être renvoyée. Je minore donc un peu le caractère exceptionnel des évènements au Niger parce que dans les autres pays africains, on a vu les évènements se dérouler de la même manière.

Concernant la « francophobie » ambiante, il faut également relativiser. Notre ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna avait précisément indiqué, je crois à bon escient, que ce ne sont pas quelques centaines voire quelques milliers d’activistes — la plupart du temps instrumentalisés voire stipendiés — qui font l’opinion publique des pays dans lesquels nos troupes et notre action diplomatique semble remise en cause. Effectivement, je ne suis pas du tout certain que quelques centaines de manifestants ayant protesté devant nos ambassades de France ou devant des lycées français et centres culturels résument à eux seuls, de manière aussi simpliste l’état profond de l’opinion nigérienne, malienne, guinéenne, burkinabé ou gabonaise. Je rappelle aussi qu’un coup d’État n’est pas forcément et systématiquement un coup d’État contre la France ou la politique de notre pays à l’égard des pays précités.

À ma connaissance, le nouveau président guinéen, le Lieutenant-colonel Mamadi Doumbouya, n’a pas montré une aussi vive hostilité à l’égard des Français que ses voisins parmi la « fratrie » ou à l’intérieur de la « cousinade » Bongo a bien montré que l’actuel président de la transition, le général Brice Oligui Nguema — qui est, convient-il de le rappeler, le cousin de l’ancien président déchu — ne souhaite absolument pas le départ des troupes françaises. Donc, au risque de me répéter, je ne fais pas de jonction systématique entre un coup d’État et la francophobie en Afrique. 

Nous avons également vu les manifestants pro putsch au Niger scander des slogans favorables à la Russie et à Vladimir Poutine. Pourquoi la Russie séduit-elle tant d’États africains ? La Russie a-t-elle joué un rôle dans ces récents évènements ? Nous savons que la milice Wagner est très active en Afrique depuis quelques années ?

Quand vous voyez des drapeaux nord-coréens à côté des drapeaux russes, vous comprenez parfaitement le caractère artificiel, pour ne pas dire manipulé, de ces irruptions de quête d’alternative politique et diplomatique. Néanmoins, il est vrai que le discours très messianique du président Vladimir Poutine, dénonciateur d’une posture occidentale présentée comme étant néo-coloniale, et qui se présente volontiers comme le garant d’un certain nombre de valeurs traditionnelles morales et sociétales contre un Occident que ce dernier n’hésite plus à dépeindre comme décadent, séduit les Africains.

Je pense notamment à son discours du 27 octobre 2022 et ceux que le maître du Kremlin prononce chaque année, en février, à la Nation russe, qui insistent tous ardemment sur le caractère traditionnel de l’institution du mariage, la mise en cause des pratiques sexuelles qui sont encore dans certains pays africains pénalisées, voire criminalisées, le rejet des droits de la communauté LGBT, etc. Poutine, en se pontifiant et glorifiant Moscou d’être la « 3e Rome », utilise, d’ailleurs, à dessein et fort opportunément la même sémantique pour justifier sa dite « opération militaire spéciale » en Ukraine, pour mieux en cacher ses crimes de guerre et contre l’humanité. Ce discours très civilisationnel séduit beaucoup les chefs d’État africains qui ont besoin d’arrimer leur pouvoir,  leur empreinte, leur leadership, sur la même forme d’hubris que celle du président russe. C’est aussi cette forme de populisme africain qui a été aussi remis en cause par les coups d’État militaires. Le paradoxe réside dans le fait que ces coups d’État militaires sont venus cacher, voire remplacer une autre forme de leadership politique — à travers un prétorianisme — qui ne propose pas de meilleure forme d’alternance !

À propos de Wagner. Effectivement, la milice russe est présente dans une quinzaine de pays en Afrique. Mais ça ne veut pas dire que tous les pays où la société militaire russe opère sont déstabilisés. Aussi, cela ne signifie pas que Wagner agit de la même manière, avec le même objectif, parfois même avec la même mission dans tous ces pays qui la sollicite. En bref, ne jamais oublier que Wagner répond, avant tout à un besoin militaire, sécuritaire ou économique. La sécurisation des champs pétroliers au Darfour soudanais ou la protection des entreprises et intérêts économiques russes sur la côte du Soudan n’est pas du tout la même mission que le soutien des miliciens de Wagner aux troupes rebelles de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, cherchant à conquérir, par les armes, le pouvoir en Libye, à son seul profit, au grand dam de la plupart des pays de la communauté internationale.

Autre exemple, le rôle de la milice Wagner en soutien du régime du président Faustin Archange Touadéra, en République centrafricaine, depuis 2016-2017, n’est pas du tout de même nature que la lutte contre les groupes armés terroristes au Mali. Je fais là aussi une sorte de panorama générique, pays par pays pour expliquer à quoi sert Wagner, en prenant garde à singulariser, au cas par cas, les missions de cette milice.  Certes ses missions ont été parfois concomitantes, pour ne pas dire convergentes, avec la stratégie de la Russie d’ancrage en Afrique subsaharienne, visant évidemment à chasser les anciens donneurs d’ordres que sont la France, les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l’Italie.

Mais en même temps, l’action de la Russie ne se limite pas à Wagner. La Russie a contracté 21 accords de défense avec des pays africains, dont la totalité de ceux qui composaient le G5-Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso, Mali, Tchad, à l’exception notable de la Mauritanie). Mais ces accords bilatéraux ne remettent pas en cause de facto les accords de défense signés avec la France. Ce n’est pas parce qu’il y a eu deux coups d’État au Mali, un au Niger et deux au Burkina Faso, que des pays signataires d’accords de sécurité et de défense avec la France et la Russie, à l’instar du Tchad, du Nigéria, du Congo, de la RDC ou du Cameroun, vont remettre en cause les accords passés avec la France.

Sur le rôle précis de la Russie dans l’agitation militaro-politique des dernières années, je pense que cette dernière cherche à jouer les remplaçants, à profiter du vide laissé par la remise en cause de la présence française ou de la légitimité de l’action militaire française contre le djihadisme terroriste au Sahel. Il s’agit là, bien évidemment d’une forme de pragmatisme, savamment calculé. Je n’y vois pas une anticipation ou une volonté manifeste d’avoir elle-même fomenté ces coups d’État. Encore une fois, ce serait aller à l’encontre de ce qui me semble être une expression de remise en cause d’un ordonnancement politique avant tout endogène plus qu’une action exogène, même si évidemment la Russie n’est pas totalement étrangère aux instabilités, qui découlent de ces coups d’État, notamment dans la guerre informationnelle qui donne, a posteriori, une narration utile tant à Moscou, qu’à Bamako, Ouagadougou et Niamey.

Par ailleurs, un certain nombre d’autres pays, je pense notamment à la Chine, agissent aussi en sous-main, comme ce fut le cas au Gabon — par pur calcul de rationalité économique — où la main chinoise pèse davantage en profondeur que celle de Moscou. C’est, après tout, de cette manière très pragmatique qu’agissent tous les pays pour essayer de faire valoir opportunément leurs intérêts, dans le contexte des relations diplomatiques, militaires et économiques que Pékin, Moscou et bien d’autres capitales, dont Washington n’est pas exclue, agissent.

Ensuite, la question de la manière dont ces coups d’État aboutissent, si oui ou non ils répondent, voire sont conformes à la volonté populaire, est une vraie question. Un certain nombre de coups d’État que j’ai mentionnés précédemment sont parfois non pas considérés comme des coups d’État, mais comme des coups de balai citoyen, des « opérations dignité » — comme fut présenté le dernier coup d’État au Gabon. Bref, comme la dernière option pour faire en sorte de chasser des régimes illégitimes, des responsables politiques qui s’arriment indûment et anti-démocratiquement au pouvoir. Selon cette logique imparable et dans le cadre d’une certaine logique de domino, l’on peut éventuellement anticiper ce qui pourrait advenir au Cameroun avec un président Paul Biya qui effectue son septième mandat, depuis sa première élection en 1982, et qui souhaiterait placer son fils, comme successeur en 2025 ; ou à Madagascar où le président Andry Rajoelina est de plus en plus contesté quant à la légitimité de sa candidature, en vue de sa réélection dans quelques semaines.

Faisons attention à voir mécaniquement la main d’un acteur étranger dans des coups d’État qui s’expliquent, avant tout par des doléances sociétales ou des carences démocratiques qui s’expriment avant tout pays par pays, et non pas de manière générique, calquée d’un pays à l’autre. Toutefois, je voudrais réaffirmer que Wagner a bien évidemment pour mission de déstabiliser les pays dans lesquels la présence française, américaine et plus largement occidentale, est une réalité. Mais encore une fois, il faut regarder avec beaucoup plus de finesse et beaucoup plus de détails les raisons pour lesquelles Wagner est présent sur le continent africain.

Wagner est bien une société militaire privée russe, mais qui parfois est contractée par d’autres acteurs qui la payent. Prenons le cas d’école de la Libye, où ce sont bel et bien les Émirats Arabes Unis qui sont les bailleurs de fonds pour les actions menées par Wagner. Ce fut aussi le cas, par le truchement d’entreprises pétrolières — dont certaines occidentales — comme c’est le cas au Mozambique dans la province du Nord-Est, de Cabo Delgado où agissent les Sheebab qui mettent en péril les gigantesques découvertes gazières. Par contre, il me semble prématuré voire incorrect de penser que Wagner puisse être au Niger, notamment en raison de la présence de troupes américaines, qui rendent — pour l’instant — impossible que la milice privée russe s’installe durablement dans ce pays, quoique le cas libyen puisse démontrer le contraire.

On parle beaucoup des actions de la Russie en Afrique, moins de la Chine alors que l’Empire du milieu semble tout aussi influent dans la région que son voisin russe voire plus. Quelle est votre analyse ?

La Chine s’adapte à n’importe quelle situation. Que le président guinéen Alpha Condé soit resté au pouvoir ou qu’il ait été remplacé par le président Mamadi Doumbouya, les intérêts chinois, notamment concernant l’exploitation des mines de bauxite dont ils ont le monopole et dont ils se jouent pour permettre à leurs entreprises de faire la loi sur les marchés mondiaux de l’alumine et de la bauxite, sont et restent les mêmes. Au Gabon, peu importe qu’Ali Bongo ou son ancien chef de la garde présidentielle soit au pouvoir, le pays pourra toujours rentrer en négociations approfondies pour l’installation d’entreprises chinoises dans le cadre de l’ouverture des capitaux des ports en eau profonde.

La Chine est largement plus présente que la Russie en Afrique grâce à ses entreprises, en particulier celles du domaine de l’hydro-énergie, fret maritime, construction d’infrastructures, des transports, du domaine énergétique de manière générale. Il y a une présence chinoise à bas bruit, mais de haute intensité, en Afrique, depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, environ dix millions d’expatriés chinois y vivent. Sans chercher à vouloir déstabiliser les pays, je dirais que les situations de chefs d’État en transition — la plupart du temps, sous sanctions internationales et sous le coup de mesures d’exclusions des communautés économiques régionales auxquelles leurs pays appartiennent — de facto plus perméables à la corruption, arrangent mieux les intérêts chinois. Gardons à l’esprit que les Chinois sont par-dessous tout pragmatiques dans leurs relations bilatérales. Ils veulent avoir une relation équilibrée avec l’ensemble des pays africains, même avec celui qui lui résiste, l’E-Swatini (ex Swaziland) qui est le seul pays à n’avoir toujours pas reconnu la République Populaire de Chine. Pour finir, je pense que c’est une grande opportunité pour la Chine et l’affirmation de son ancrage, quelle que soit la nature des représentants, légitimes ou pas, au pouvoir en Afrique.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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