C’est un lent cortège qui serpente entre les sommets blancs du nord-est de l’Afghanistan. Pas une parole. Juste le cliquetis des sabots des mules et des chevaux lourdement chargés sur les sentiers de pierre et le souffle court des silhouettes qui les étrillent.
Dans cette discrète caravane, filmée en 1986, une poignée de médecins et d’infirmiers français et quatre tonnes de médicaments et de matériel destinés à faire tourner deux rustiques hôpitaux de campagne de Médecins sans frontières (MSF), au nez et à la barbe du gouvernement de Kaboul et de l’Armée rouge.
Quelques années après sa création, une partie de la légende de MSF s’est écrite ici, dans les vallées retirées du Badakhshan (nord-est de l’Afghanistan) et du Panchir (nord-est de Kaboul), sous les bombes des Soviétiques.
Médecins sans frontières en Afghanistan débute en décembre 1979
« On a réussi à faire de la médecine dans ce qui était alors un désert sanitaire et un pays en guerre », résume l’infirmier-anesthésiste Régis Lansade, 65 ans aujourd’hui et quatre missions afghanes au compteur. « C’était un retour aux valeurs premières de la médecine. »
En 2005, l’hôpital français de Kaboul voyait le jour dans un pays où un enfant sur cinq n’atteint pas l’âge de 5 ans. Marine Jacquemin, grand reporter, revient près de 15 ans plus tard dans cet hôpital, aujourd’hui à 13:30 dans #GrandsReportages. pic.twitter.com/HE3N666rXE
— TF1 (@TF1) April 14, 2018
L’aventure de Médecins sans frontières en Afghanistan débute en décembre 1979 avec l’invasion des troupes de l’Union soviétique. Très vite, elles mènent une répression meurtrière contre l’opposition, qui provoque un exode massif vers le Pakistan voisin.
Dès le mois suivant, un million de réfugiés se massent dans les zones tribales frontalières. Interdite de séjour par Islamabad et Kaboul, MSF se prépare à opérer sur le sol afghan, dans la clandestinité.
« La question ne s’est pas posée longtemps », assure le président de MSF à l’époque, Claude Malhuret. L’ONG est née en 1971 d’un idéal, « aller auprès des malades », alors l’Afghanistan est une « aubaine ».
Installer des hôpitaux ne s’improvise pas
« Ça a fait débat. MSF était assez réticent pour des raisons de sécurité », corrige Juliette Fournot. Enrôlée dans l’équipe des éclaireurs de l’ONG, elle connaît bien le pays. Elle y a passé son adolescence avec son père, ingénieur, et en parle la langue.
« Nous, on pensait qu’on pouvait y aller. L’essentiel du pays était libéré, les Russes ne contrôlaient que les villes et les routes principales », décrit-elle. « En plus, les Afghans avaient besoin de notre aide et ils étaient prêts à nous accompagner. »
« Le Dr Gérard Kohout et moi, on était volontaires. On a fait pression sur MSF en disant que, sans leur feu vert, on partirait avec Médecins du monde (MDM). C’était l’argument massue… »
La décision est prise, mais tout reste à faire. Infiltrer une équipe et installer des hôpitaux ne s’improvise pas.
« La logistique était un casse-tête absolu. Elle demandait beaucoup de temps », détaille Juliette Fournot, qui a organisé les missions afghanes de l’ONG jusqu’en 1989. « Il fallait construire un réseau de gens de confiance sur lesquels nous pouvions compter. Il était essentiel de prendre le temps, boire le thé, palabrer… »
Plusieurs mois de préparation
Achat des chevaux et des mules du convoi, conditionnement du matériel, sélection de l’escorte, chaque mission exige plusieurs mois de préparation et de négociations.
Puis c’est le départ de Peshawar, au Pakistan. « On passait la frontière la nuit, à l’endroit le plus discret. On en avait pour un mois de marche avec cinq ou six cols entre 4.000 et 6.000 m d’altitude », enchaîne Régis Lansade. « Au premier, on soufflait très fort, au dernier on courait… »
Une fois le convoi à destination, l’hôpital de campagne doit fonctionner en totale autonomie. Parfois pendant un an.
Au cœur de régions qui n’ont pas vu l’ombre d’un médecin depuis des années, ils ne désemplissent pas. « Les besoins en termes de santé étaient énormes », décrit Juliette Fournot, « certains patients voyageaient à pied ou à cheval pendant dix jours pour arriver jusqu’à nous. »
La sécurité une préoccupation de tous les instants
MSF pratique la chirurgie de guerre sur les blessés, Moudjahidines ou civils, mais soigne surtout les civils et les pathologies courantes.
Grâce aux femmes de l’équipe, l’ONG donne des consultations d’obstétrique, de gynécologie et de pédiatrie. A l’époque, une Afghane sur sept meurt en couches et un enfant sur trois meurt avant ses cinq ans.
Dans un pays en guerre et livré à l’autorité des chefs locaux, la sécurité est une préoccupation de tous les instants.
« Nous étions affiliés à des groupes ou des partis politiques pour qu’ils assurent notre protection », explique Juliette Fournot. « Nous n’étions pas neutres mais il était important d’être impartiaux, de montrer qu’on soignait tout le monde. »
Les Soviétiques ? « Au début, on a fait le choix du silence en nous disant moins on est visibles, mieux on sera acceptés », poursuit la cheffe de mission. « Mais en 1985 une de nos équipes a été attaquée (…) alors on est sortis du silence puisqu’il ne nous protégeait plus ».
A l’époque, peu de journalistes couvrent la guerre d’Afghanistan. La parole de Médecins sans frontières ne passe pas inaperçue.
Les Soviétiques quittent l’Afghanistan en 1989
En pleine Guerre froide, leurs dirigeants sont invités à témoigner aux Etats-Unis, notamment devant le Congrès à Washington. Le monde entier découvre les « French Doctors ».
Après cette tournée, les Américains débloquent une aide financière massive à la rébellion afghane et notamment à sa frange islamiste la plus radicale d’où naîtront les Talibans et Al-Qaïda…
Affaiblis, les Soviétiques quittent l’Afghanistan en 1989. Plus de 40 ans après, le pays n’est toujours pas sorti de la guerre.
MSF se retirera plusieurs fois d’Afghanistan après avoir été la cible d’attaques puis y reviendra. A l’heure où les Etats-Unis s’apprêtent à en partir, l’ONG dresse un bilan mitigé de sa présence.
Une maternité MSF de Kaboul attaquée
En 2015, l’armée américaine bombarde son hôpital à Kunduz (nord). L’attaque fait 42 morts, dont 14 membres de son personnel. Une « succession d’erreurs », reconnaît Washington. L’an dernier, c’est une maternité MSF de Kaboul qui est attaquée, au moins 16 patientes sont tuées.
AFGHANISTAN – Attaques contre une maternité de MSF à Kaboul, et lors de funérailles. pic.twitter.com/njRh7af7mq
— ÉCHOS DE LA RDC (@ViveCongo) May 12, 2020
« Ces événements tragiques montrent que la présence de MSF en Afghanistan comme acteur médical humanitaire au côté des populations n’est jamais évidente », juge Emmanuel Tronc, qui y a dirigé les missions de 1997 à 2016. « Avec le départ des Américains, on doit s’attendre à une période très difficile. »
Sur ces quarante ans de séjour presque continu, la période « soviétique » a gardé un parfum particulier.
« Nos équipes ont soigné de 6.000 à 10.000 patients par mois, ça n’a pas changé les statistiques de santé mais la population a pu profiter d’un accès à des soins de qualité », se félicite Juliette Fournot. « Et témoigner a été fondamental. »
« Les seuls étrangers à les aider »
« Dans cette guerre à huis-clos, les Afghans avaient l’impression que nous étions les seuls étrangers à les aider », abonde Régis Lansade, « ils auraient donné leur vie pour nous ».
Tous les deux en ont gardé des souvenirs indélébiles.
« C’est vrai, la vision des médecins à cheval dans les montagnes, ça avait de la gueule. Mais ça n’avait rien de romantique », s’agace Juliette Fournot, « c’était dangereux et on en a bavé ».
Plutôt que d’une « époque dorée de l’humanitaire » regrettée par certains, elle préfère garder le souvenir d’une mission accomplie.
« En dix ans, plus de 500 expatriés sont entrés en Afghanistan », rappelle l’ex-cheffe du mission, reconvertie dans l’aide sanitaire aux populations fragiles. « Ils sont tous rentrés chez eux. »
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