Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de systématique, évolution, biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.
Le vivant recèle encore nombre de mystères et matières à recherches pour les biologistes de l’évolution. Y compris sur des territoires que l’on croit familiers : connaît-on bien, par exemple, les espèces de France, en particulier les oiseaux ?
Avec des collègues ornithologues, nous nous sommes intéressés à cette question en étudiant le cas du Gobemouche gris (Muscicapa striata), un passereau migrateur au long cours, dont l’aire de nidification, très vaste, s’étend de l’Europe à la Mongolie comme le montre la carte ci-dessous, et qui hiverne en Afrique subsaharienne. Le Gobemouche gris est une espèce commune bien qu’en forte diminution depuis trois décennies. À la belle saison, ce passereau se rencontre dans les îles de l’ouest de la Méditerranée où il se reproduit (Corse, Sardaigne, Baléares).
Nous avons publié les résultats de cette recherche dans le Journal of Avian Biology : avant cette publication, on considérait que les populations insulaires et continentales étaient réunies dans une seule et même espèce. De subtiles différences de plumage avaient toutefois conduit les premiers ornithologues à s’intéresser aux populations insulaires et à leur attribuer des noms de sous-espèces particuliers (M. striata tyrrhenica en Corse et en Sardaigne ; M. striata balaerica aux Baléares), toutes les populations continentales d’Europe étant réunies dans la sous espèce M. striata striata.
Les ornithologues ont très tôt souligné les différences de morphologie, de plumage ou de chant entre les oiseaux des îles méditerranéennes et leurs homologues continentaux, en particulier dans le cas des espèces de passereaux forestiers et sédentaires. En effet, la sédentarité associée à l’isolement géographique favorise la divergence des formes insulaires.
Mais le Gobemouche gris insulaire qui nous occupe ici est une espèce migratrice douée de facultés de dispersion remarquables, ce qui ne devait pas a priori favoriser sa divergence. De plus, chaque printemps, lors de la migration pré-nuptiale, des milliers d’oiseaux continentaux font une halte temporaire dans les îles. Ils partagent alors pour quelques jours, les mêmes habitats que les gobemouches insulaires, ce qui devrait favoriser le mélange des populations. Pourtant, c’est l’inverse qui s’observe.
Notre curiosité piquée à vif, nous avons voulu en savoir plus. Notre premier objectif était de mesurer le niveau de divergence génétique qui sépare les formes insulaires et continentales et d’utiliser la variabilité génétique des populations actuelles pour retracer les évènements passés qui ont marqué leur histoire.
Échanges génétiques
Nous avons donc comparé plusieurs marqueurs génétiques, certains transmis uniquement par la mère (c’est l’ADN mitochondrial) et d’autres transmis par les deux parents (ADN dit nucléaire, celui des chromosomes situés dans le noyau cellulaire). Et l’importante différence génétique que nous avons mesurée, de l’ordre de 3,5 % pour l’ADN mitochondrial, a constitué une réelle surprise ! De même que l’absence de traces d’échanges génétiques entre insulaires et continentaux.
Nous avons ensuite daté les évènements de divergence entre espèces qui ont abouti à la formation des lignées actuelles. La lignée insulaire s’est séparée de la lignée continentale il y a environ 1 million d’années. Au sein de la lignée insulaire, la séparation entre les gobemouches corso-sardes et ceux des Baléares remonte à environ 400 000 ans. La mise en relation de la date de divergence entre les lignées continentale et insulaire avec l’alternance des périodes glaciaires et interglaciaires du milieu du Pléistocène (il y a un million d’années) permet de comprendre l’origine de cette divergence.
Le scénario d’une spéciation
Le scénario le plus probable est celui d’un morcellement et d’une rétraction des aires de reproduction en Europe et d’hivernage en Afrique au cours d’une ou de plusieurs périodes glaciaires. Cela a conduit à un isolement géographique complet des oiseaux insulaires tout au long de leur cycle annuel. La contraction géographique des populations continentales en réponse au froid et la persistance des populations des îles méditerranéennes protégées des vicissitudes du climat a ainsi favorisé la divergence génétique de ces dernières totalement isolées.
L’isolement géographique des oiseaux insulaires n’a pas seulement conduit à une différentiation génétique, mais s’est également accompagné de modifications du plumage, du chant et de la morphologie. La modification la plus notable est celle de la taille et de la forme de l’aile, plus courte et plus arrondie, chez les oiseaux insulaires. Or, il est avéré que les individus possédant une aile courte et arrondie migrent en moyenne moins loin ! À ce jour, nous ignorons où les oiseaux corses hivernent mais il est probable que continentaux et insulaires occupent en hiver des régions différentes d’Afrique.
Un critère important pour attribuer un statut spécifique à une population est l’existence de barrières d’isolement reproductif qui stoppent ou freinent l’échange de gènes avec d’autres populations. Il arrive souvent que ce critère ne puisse pas être testé directement dans la nature si les populations en question occupent des aires géographiques séparées.
Dans le cas du Gobemouche gris, lors de la migration prénuptiale, les oiseaux continentaux s’arrêtent en grand nombre le temps d’une halte migratoire dans les îles méditerranéennes où les oiseaux insulaires sont revenus pour nicher. Or ce partage temporaire des mêmes habitats n’aboutit pas à des échanges de gènes entre nicheurs locaux et migrateurs de passage. Des barrières d’isolement reproductif sont donc à l’œuvre.
Une question passionnante est de savoir de quelles barrières il s’agit, et comment elles se sont installées. Nos travaux actuels s’intéressent au rôle de la migration dans la spéciation du gobemouche. Nous cherchons à savoir si les oiseaux insulaires adoptent des voies de migration, un calendrier migratoire et une zone d’hivernage qui leur sont propres. Dans l’affirmative cela donnerait du crédit à l’hypothèse selon laquelle la migration pourrait constituer une barrière à la reproduction.
Par ailleurs, des études récentes ont montré que le déroulement temporel de la migration puis de la reproduction des oiseaux était partiellement sous contrôle génétique. L’absence d’échanges génétiques entre les nicheurs insulaires et les migrateurs continentaux pourraient donc aussi s’expliquer par l’incapacité de se reproduire des migrateurs continentaux faisant halte dans les îles. Leur horloge interne les pousserait à continuer vers le nord afin d’achever leur migration plutôt qu’à chercher un partenaire sexuel. Une autre barrière à la formation de couples mixtes passionnante à explorer !
Une nouvelle espèce de gobemouche
La présence de différences entre les gobemouches insulaires et continentaux pour une série de caractères (ADN mitochondrial, ADN nucléaire, plumage, forme de l’aile), associée à l’absence de flux de gènes lorsque les oiseaux continentaux et insulaires sont en contact, nous a incités à proposer l’existence d’une nouvelle espèce. Nous l’avons nommé Muscicapa tyrrhenica suite aux travaux de l’ornithologue autrichien Guido Schiebel qui le premier avait décrit la forme corse du Gobemouche gris en 1910, et lui avait attribué à l’époque le qualificatif de sous-espèce.
Cette nouvelle espèce, est, elle-même scindée en deux sous-espèces, une aux Baléares (M.t. balearica), et la deuxième dans l’archipel corso-sarde (M.t. tyrrhenica). Outre leur répartition géographique, ces deux sous-espèces diffèrent légèrement par leurs caractéristiques génétiques et de plumage. Et comme nos résultats suggèrent qu’elles n’échangent pas de gènes, une telle situation si elle perdure pourrait conduire à terme à l’émergence de deux espèces différentes. La spéciation est toujours à l’œuvre pour les gobemouches corses et des Baléares.
Le rôle crucial des îles
Les îles de l’ouest de la Méditerranée sont situées à proximité du continent. Pour des organismes volants, comme le sont les oiseaux, il existe une probabilité élevée que les évènements de colonisation successifs depuis le continent soient trop rapprochés pour que les populations insulaires aient le temps de diverger jusqu’au stade de l’espèce. Avant notre étude on comptait néanmoins cinq espèces de passereaux endémiques dans les îles de l’ouest de la Méditerranée. Et il est notable que la dernière espèce de passereau découverte en France quelques années avant notre gobemouche soit une fauvette que l’on trouve en Corse !
Ces éléments viennent souligner une nouvelle fois le rôle important des îles dans la dynamique de la biodiversité. Ils montrent également que la description des espèces et la compréhension de leurs histoires sont loin d’être achevées même dans le cas de groupes apparemment bien connus comme les oiseaux et de régions beaucoup étudiées comme l’Europe. Assurément, des surprises attendent encore les ornithologues…
Cet article est le fruit d’une collaboration avec mes collègues du Muséum national d’histoire naturelle Jérôme Fuchs, Georges Olioso et Jean‑Claude Thibault.
Jean-Marc Pons, Maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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