Avec « Histoire mondiale des impôts » paru chez Passés/Composés, Jean‑Luc Bordron et Éric Anceau nous plongent dans l’histoire millénaire des impôts. Comment les impôts ont évolué au rythme des époques, les particularités spécifiques et anecdotiques de chaque pays, et notamment comment la France détient le record du monde des impôts et des taxes. Sujet polémique, aussi bien historique que philosophique, les impôts reflètent l’inventivité d’une époque, conditionnés par le consentement ou la révolte des peuples. Une lecture de fond sur un sujet qui nous concerne tous et source des débats politiques.
Epoch Times : Bonjour Messieurs ! Vous êtes universitaire à la Sorbonne connu internationalement pour vos travaux sur le XIXe siècle et vous inspecteur d’académie honoraire en anglais. Qu’est‑ce qui vous a poussé à écrire un livre sur l’histoire mondiale des impôts ?
Jean‑Luc BORDRON (JLB). – Quand on parle des impôts, on aborde le sujet, en général, de quatre manières différentes : une approche médiatique, souvent en fonction de l’actualité immédiate, par exemple des taxes nouvelles ou des scandales fiscaux ; une approche technique lorsqu’il faut expliquer une réforme fiscale, ce qui rend la lecture, disons‑le, assez hermétique et austère ; une approche polémique et partisane qui confronte des visions opposées, et enfin, une approche anecdotique, partielle qui privilégie des épiphénomènes, sans apporter de véritable lecture de fond. D’où notre envie de traiter cette question universelle et omniprésente, différemment et à l’échelle mondiale, car toutes les civilisations sont concernées par l’impôt.
Éric ANCEAU (ÉA). – Historien de l’État et des rapports que les citoyens entretiennent avec lui, je me devais d’aborder cette question de l’impôt un jour ou l’autre. Nous avons voulu donner à la fois de la profondeur historique à notre étude en remontant aux origines et un cadre mondial qui permette d’établir des comparaisons et de faire ressortir des différences. La fiscalité est une façon de comprendre la genèse et le fonctionnement des États, elle témoigne de leurs besoins toujours croissants et des rapports qu’ils entretiennent avec les sujets d’abord et les citoyens ensuite. Elle permet de réfléchir à la notion du consentement et à ses limites. C’est un important sujet historique, mais aussi philosophique et anthropologique.
Napoléon III insistait sur le fait que les impôts pouvaient conduire au meilleur comme au pire. Dans l’histoire mondiale des impôts, quelles ont été les meilleures et les pires utilisations de l’impôt ?
JLB. On est souvent tenté d’évoquer d’abord les pires utilisations de l’impôt ! En matière fiscale, au cours des temps, l’imagination et l’inventivité sont sans limites ! On pourrait énumérer les taxes sur les aliments de base et la fameuse gabelle sur le sel, l’un des impôts les plus impopulaires de la France d’Ancien Régime. On pourrait évoquer les paysans « taillables et corvéables à merci », la taille et la corvée étant deux impôts datant de l’époque féodale. On pourrait aborder la question par les révoltes fiscales qui sont de tout temps. J’évoquerai un exemple pour illustrer ces impôts honnis : l’une des taxes sur les besoins vitaux. Au XVIIIe siècle, la marquise du Deffand disait : « On taxe tout, hormis l’air que nous respirons. » Elle ne croyait pas si bien dire. En 1696, en Angleterre, pour renflouer les caisses de l’État et financer les conflits, le pouvoir en place a déjà eu l’idée au moment où elle parle de taxer l’air et la lumière. L’idée est simple : il suffit de compter le nombre de fenêtres qui sert de base pour le calcul de l’impôt. Le résultat ne se fait pas attendre. Les contribuables murent leurs fenêtres pour payer moins d’impôts. Les logements des plus modestes sont insalubres et les conséquences sanitaires sont désastreuses. L’impôt, qui devait être provisoire, n’est supprimé qu’en 1851. Entre‑temps, peu après l’affirmation de Mme Du Deffand, la France emboîte le pas à l’Angleterre avec son impôt sur les portes et fenêtres, l’une des quatre contributions qui apparaissent pendant la Révolution. Ces « quatre vieilles », comme les surnomment nos ancêtres, ne sont supprimées qu’après la Première Guerre Mondiale pour être remplacées par l’impôt sur le revenu.
ÉA. Heureusement, l’impôt a principalement une finalité vertueuse. C’est grâce à lui que nous finançons nos services publics, nos infrastructures, notre protection sociale. C’est au milieu du XXe siècle que l’idée d’une redistribution partielle des richesses pour pallier les accidents de la vie et pour réduire les inégalités sociales s’imposent vraiment même s’il y a alors déjà quelques précédents. C’est par exemple le fameux rapport Beveridge publié en 1942 en Grande‑Bretagne, qui fait le choix d’un État‑Providence qui voit le jour après la Seconde Guerre mondiale et la France instaure, elle aussi, au même moment, la Sécurité sociale. Un autre aspect que nous évoquons dans notre livre est celui des impôts à caractère moral, en montrant qu’ils ont toujours existé, mais qu’ils ont connu une croissance exponentielle depuis 1945. Et nous touchons ici un point très intéressant. Il y a en effet d’abord une intrusion majeure de l’État dans la vie des citoyens dont on cherche à régenter les comportements, un paternalisme étatique, serais‑je tenté de dire, voire un « maternalisme » pour me mettre au goût du jour. Il y a aussi une ambiguïté majeure. Les taxes sur le tabac, l’alcool ou plus récemment les sodas cherchent à dissuader les citoyens de trop consommer, mais rapportent aussi beaucoup à l’État.
Dans le chapitre sur les « Nouvelles préoccupations du XXIe siècle » vous citez le concept « d’interdépendance universelle des nations » de Marx et Engels pour s’opposer aux modèles traditionnels de la société. Comment le caractériser ?
ÉA. Les auteurs évoquaient les besoins nouveaux et l’ouverture internationale nécessaire pour les satisfaire. Les relations d’interdépendance qui ont toujours existé entre les États n’ont cessé de se développer à mesure que le commerce international se développait et, qu’à partir du milieu du XIXe siècle, époque à laquelle Marx et Engels vivaient, les barrières douanières s’abaissaient. Ce phénomène d’interdépendance a ensuite affecté les impôts. Certains citoyens ont cherché à s’y soustraire en domiciliant leurs affaires dans des pays fiscalement moins gourmands, voire en cachant une partie de leur patrimoine dans des États moins regardants. Les premiers paradis fiscaux apparaissent aux États‑Unis à la fin du XIXe siècle. Ce sont les États du Delaware et du New Jersey. La Suisse suit dans l’entre‑deux‑guerres. Ces paradis fiscaux se sont multipliés depuis la mondialisation du dernier demi‑siècle. La lutte contre eux nécessite une concertation entre les États qui commence à voir le jour. Cette concertation existe aussi sur les questions environnementales. Il y a encore beaucoup à faire dans ces deux domaines comme nous le rappelons dans notre livre. Ajoutons les règles d’harmonisation fiscale dans le cadre de certaines organisations supranationales, je pense par exemple à la TVA française qui a été reprise par les autres États de la Communauté économique européenne puis de l’UE.
Vous dites qu’au XIXe siècle les prélèvements publics français représentaient moins de 10% du produit intérieur brut et que nous en sommes aujourd’hui à environ 45%. Pour quelles raisons les impôts ont‑ils augmenté de manière exponentielle à partir du XXe siècle ?
JLB. Le phénomène n’est pas propre à notre pays même s’il bat des records en la matière puisque la France est deuxième dans l’OCDE après le Danemark. Les Deux Guerres mondiales et les énormes dépenses qu’elles ont générées y compris à cause des destructions, dépenses qu’il a bien fallu solder jouent un grand rôle dans le phénomène. Il faut évidemment y ajouter les politiques sociales et redistributives que nous avons évoquées. Plus largement, les États rendent aujourd’hui des services dont il se déchargeaient auparavant sur l’Église ou sur le secteur privé : l’éducation, la santé… Tout cela coûte cher et il faut le financer par l’impôt.
Nous venons d’évoquer une fiscalité pesante et croissante. Pour la faire accepter, le principe du consentement est fondamental. Quand et comment est‑il apparu ?
ÉA. Certains souverains ont eu très tôt conscience qu’ils ne pouvaient pas tout se permettre en matière fiscale et qu’ils devaient obtenir un minimum de consentement de la part de leurs sujets pour éviter qu’ils ne se révoltent. Tel est le sens d’un édit de Charles le Chauve, en 864, qui demande à ses collecteurs de faire la pédagogie de l’impôt. Cependant, le principe date vraiment des temps modernes. Les élites britanniques l’imposent à leurs souverains à la faveur de la Glorieuse Révolution de la fin du XVIIe siècle. Désormais, le Parlement censé représenter les intérêts de la nation vote l’impôt annuellement. Un siècle plus tard, les colons américains révoltés contre ces mêmes Britanniques parce qu’ils refusent de se voir imposer la consommation du thé et les taxes qui pèsent sur elle, établissent à leur tour le principe, dans leur Déclaration d’indépendance, puis dans la Constitution des États‑Unis d’Amérique. La France le fait également lors de la Révolution de 1789 avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dans sa première Constitution qui date de 1791. L’article 14 de la Déclaration de 1789 affirme « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux‑mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». La sémantique est importante. Notez qu’on ne parle plus d’impôts pesant sur des sujets passifs, mais de contribution publique consentie par des citoyens libres. Au XIXe siècle, les principaux autres pays suivent ces trois grands précédents.
Cependant, ce principe du consentement n’a pas empêché ensuite de nouvelles révoltes contre l’impôt, y compris très récemment.
JLB. Oui, pour nous limiter à la France, le poujadisme dont on commémore cette année le 70e anniversaire est une révolte des commerçants et des artisans contre la croissance des impôts qui pèsent sur eux. Le papetier de Saint‑Céré dans le Lot, Pierre Poujade qui donne son nom au mouvement, lui procure une grande audience avec sa faconde et son sens de l’organisation. Il fonde un syndicat puis un parti politique qui envoie 52 députés à la Chambre, en 1956, dont le jeune Jean‑Marie Le Pen. Il est l’un des mouvements précurseurs de notre actuel populisme. Encore plus près de nous, on citera les Bonnets rouges bretons contre l’écotaxe sous la présidence de François Hollande ou les Gilets jaunes contre la taxation excessive des carburants dont les images des manifestations ont fait le tour du monde.
Comment faire pour les éviter à l’avenir ?
ÉA. Il n’y a pas de recette magique. Soulignons cependant que l’art de gouverner consiste à savoir mesurer les limites des facultés contributives réelles et psychologiques d’une population, à être réactif et capable de moduler le rendement de l’impôt en fonction des fluctuations économiques et de l’état de la société, à savoir jouer sur la fiscalité directe et indirecte, à être à la fois ferme et compréhensif, mais aussi innovant et pédagogue pour obtenir, finalement, le maximum de ce qui est possible dans la paix et dans la concorde. On conviendra néanmoins que cela relève souvent de la gageure, voire de la quadrature du cercle, qui plus est en France où les citoyens réclament souvent à la fois moins d’impôts et plus de protection et de dépenses publiques, avatar de cette schizophrénie nationale, bien soulignée par le politiste américain Ezra Suleiman.
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