« T’as qu’à vendre ta Porsche et ta Ferrari ! » Luc Jouhan fut affecté par cette remarque de ses compagnons de voyage. Luc, 43 ans, diplômé d’un BTS, est agent immobilier à Paris. Les prix du logement sont, dans les années 2000, très élevés et, dans de nombreuses villes françaises, les agences immobilières se sont emparées du paysage. Entré dans le métier il y a deux ans à la suite d’un licenciement, Luc travaille sur des affaires qui, quand elles aboutissent, lui procurent des revenus confortables. Il a conclu plusieurs ventes, mais ses revenus sont très irréguliers. Il travaille pour une agence tout en ayant un statut d’indépendant : il est payé entièrement en fonction de ses résultats. Depuis quelque temps, il peine à gagner sa vie. Il a connu récemment plusieurs « mois à zéro », c’est-à-dire des mois où, faute de faire des ventes, il n’a perçu aucun revenu. Cette situation l’inquiète. Il se demande si, dans les mois qui viennent, il aura encore la possibilité de se maintenir dans son emploi. Luc n’a pas pris de vacances depuis deux ans. Ses revenus ne lui permettent pas de quitter Paris et il craint, en s’absentant de son agence, de passer à côté d’une affaire qui pourrait l’aider à aborder les mois à venir avec plus de sérénité. Mais, usé par les heures de travail (près de 60 heures par semaine), il songe finalement à partir une semaine pendant l’été. Célibataire et sans enfant, il envisage de faire un stage de plongée, comme il y a plusieurs années, alors qu’il était technicien dans l’informatique. Il choisit, cette fois-ci, la formule de stage la moins onéreuse. Luc vient d’arriver au point de rendez-vous fixé pour le départ, et fait connaissance avec ses compagnons de voyage. L’un d’entre eux lui demande sa profession. Au cours de la discussion qui s’engage, Luc explique qu’il traverse, sur le plan professionnel, une période difficile. « T’as qu’à vendre ta Porsche et ta Ferrari ! » Affecté par ces paroles, Luc n’ose pas leur dire qu’il a dû emprunter à sa sœur la somme nécessaire pour faire partie du voyage.
Cette scène est doublement révélatrice du fait que, pour beaucoup, l’immobilier est un commerce très rémunérateur, mais aussi que la réalité du métier peut être éloignée de cette image réductrice. Si des agents immobiliers du secteur de la vente, qu’ils soient directeurs d’agence ou négociateurs (ces derniers ont pour tâche de chercher des logements à vendre et de leur trouver des acquéreurs, sans être à la tête d’une agence), peuvent percevoir des revenus élevés, une très large partie d’entre eux se trouvent dans des positions fragiles, confrontés au risque, à l’indétermination de l’avenir.
Critiques récurrentes
À première vue, le fait que les agents immobiliers puissent se trouver dans des positions fragiles peut étonner. Et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, les agents immobiliers perçoivent, s’ils concluent une vente, un pourcentage des honoraires d’agence. Ces honoraires paraissent souvent élevés aux clients. L’exercice du métier ne semblant pas, aux yeux de beaucoup, présenter de réelles difficultés (d’après une image répandue, leur travail consiste en effet surtout à « ouvrir des portes »), l’accès à une rémunération confortable peut sembler aisé. Ensuite, les contraintes de ce métier de présentation (le fait de porter une tenue vestimentaire soignée, de sourire face aux clients) laissent peu imaginer l’instabilité de leurs conditions de vie.
Par ailleurs, si les agents immobiliers ne sont pas absents du débat public, leur activité fait avant tout l’objet de critiques récurrentes, occultant de fait la question de leurs conditions d’existence. Si la part des transactions conclues par leur intermédiaire est, en France, assez proche de la moyenne européenne, elle se distingue des pays où ils réalisent la grande majorité des ventes. La profession souffre en effet, en France, d’un certain discrédit ; les clients la perçoivent souvent avec défiance. On entend régulièrement que les services rendus par les agents immobiliers ne sont pas à la hauteur du montant de leurs honoraires, qui font partie des plus élevés d’Europe. La nature de leur activité s’accompagne en fait d’un paradoxe : en mettant rapidement en relation deux clients qui concluent une vente, leur tâche est bien accomplie mais peut aussi sembler aisée à réaliser et, par là, peu méritante. Leur travail peut ainsi paraître facile et peu coûteux, et les frais d’agence peu justifiés. Plus fondamentalement, certains doutent de leur utilité, dans la mesure où il est possible de vendre un logement en se dispensant de leurs services. Et ce d’autant plus que les notaires – qui constituent, à la différence des agents immobiliers, des interlocuteurs nécessaires – garantissent, en France, la dimension juridique de la vente. Ces critiques récurrentes conduisent à négliger les conditions réelles d’existence d’une majorité d’entre eux.
Une position attirante et fragile
Les agents immobiliers ne font pas partie des fractions inférieures du monde du travail. Ils détiennent un statut de col blanc. Ce dernier peut être attractif en raison notamment de leurs espoirs de revenu et de leur autonomie importante dans leur activité.
Dans le même temps, les agents immobiliers sont confrontés à une forme de précarité. La notion de précarité est polysémique. Elle ne renvoie pas ici à l’absence de travail, ni à une grande pauvreté, ni à un manque de liens sociaux. Les agents immobiliers exercent un emploi et tous n’ont pas de faibles revenus. La précarité fait référence ici à la précarité de l’emploi, à l’indétermination de l’avenir. Les agents immobiliers sont très exposés aux incertitudes du marché. En tant que chefs d’entreprise, les directeurs d’agence immobilière n’ont pas de sécurité de revenu. Leur rémunération repose sur les ventes qu’ils réalisent et sur celles des négociateurs qui travaillent à leurs côtés. De façon peut-être plus surprenante, les négociateurs, qu’ils soient indépendants ou salariés, sont aussi très exposés au marché. Leur fonction étant essentiellement commerciale, leurs rémunérations reposent entièrement ou en grande partie sur les ventes qu’ils effectuent. Ces modes de rémunération font de la précarité de l’emploi une réalité ou une menace quotidienne. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui quittent le métier faute de pouvoir en vivre.
Les agents immobiliers sont confrontés à ce que je propose d’appeler une « précarité en col blanc ». La notion de « précarité en col blanc » revêt deux significations qui expriment la « double vérité » de l’existence sociale des agents immobiliers. C’est d’abord une précarité de cols blancs, c’est-à-dire une précarité que connaissent des cols blancs. C’est aussi une précarité qui porte (au sens métaphorique) un col blanc, c’est-à-dire une précarité à l’apparence soignée, qui peut présenter des aspects attrayants, contenir des promesses. Et ce notamment en termes de revenu et d’autonomie dans le travail. La précarité en col blanc n’est ainsi pas systématiquement vécue sur le monde du manque. Il existe des manières très diverses de vivre cette incertitude. Tous les agents immobiliers n’aspirent pas au salariat stable. Au total, la position des agents immobiliers est marquée par l’ambivalence : elle est à la fois attirante et fragile.
Une condition révélatrice de tendances profondes
Il importe d’étudier la condition de précarité en col blanc des agents immobiliers pour plusieurs raisons.
Elle permet d’abord de mieux comprendre de nombreux aspects de leurs manières de faire au travail, les contraintes qui sont les leurs, leurs aspirations, ainsi que plusieurs dimensions de leur rapport au monde.
Ensuite, cette condition est révélatrice de tendances profondes qui traversent la société française. Elle est, en particulier, intimement liée au développement du secteur tertiaire et à celui d’entreprises sans salarié. La multiplication des positions d’indépendants des services qui exigent, par comparaison à d’autres activités, un patrimoine relativement faible, prend sens dans le cadre du marché du travail contemporain. Dans un contexte de chômage, ces entreprises peuvent d’abord constituer un moyen de créer son propre emploi. De plus, dans un cadre de « course au diplôme », de déclassement et d’effritement du salariat, créer une entreprise de ce type, ne comportant souvent pas d’employé, peut apparaître comme plus attrayant et pas nécessairement plus risqué que certains postes de salariés. Être satisfait de son travail tout en occupant une position fragile s’observe aussi, mais sous des formes différentes (en particulier quand les perspectives de revenus sont moins prometteuses), dans d’autres régions de l’espace social, comme chez des artistes ou des « intellectuels précaires ». Ces précarités sont liées aux nouvelles formes du capitalisme.
Ethnographie et statistiques
Mon livre invite le lecteur à pénétrer dans l’univers de vie des agents immobiliers du secteur de la vente et à découvrir les coulisses de leur métier. Il fait le récit de leur quotidien, de leurs inquiétudes, de leurs représentations, de leurs valeurs.
Il s’appuie sur un dispositif d’enquête articulant ethnographie et statistiques. J’ai effectué une enquête de terrain dans une agence immobilière parisienne dans laquelle j’ai travaillé pendant quinze mois. J’y étais chargée de tâches administratives, accompagnais les négociateurs dans leurs diverses activités, participais aux réunions de travail et aux formations. Afin de multiplier et de diversifier les interlocuteurs, j’ai également réalisé une cinquantaine d’entretiens avec des agents immobiliers travaillant dans des types d’agences différents, des villes et des quartiers variés, et présentant des degrés divers d’ancienneté et de réussite dans le métier. Par ailleurs, des analyses statistiques ont été menées à partir des enquêtes Emploi de l’Insee, afin notamment de mettre en évidence les groupes professionnels qui, au regard de plusieurs variables, sont les plus proches des agents immobiliers.
À partir du cas des agents immobiliers, cet ouvrage contribue aussi à l’exploration d’un monde plus vaste, que l’on peut nommer les « cols blancs du commerce ». Ce dernier, en plein essor depuis le début des années 1980, est emblématique de transformations sociales récentes. Ce livre aide ainsi à réfléchir aux manières de travailler et de vivre dans une société où les services à la personne, les relations de clientèle et l’individualisation des trajectoires ne cessent de se répandre.
Lise Bernard vient de publier « La précarité en col blanc : une enquête sur les agents immobiliers », PUF, Paris, 338 p. (collection Le lien social).
Lise Bernard, Sociologue, chargée de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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