La mise en place récente d’un « Conseil scientifique de l’éducation » a remis dans l’actualité du débat public français la question du rapport entre politique et science en matière d’éducation, et, plus étonnamment, reprend une question déjà posée dans le contexte scientiste du XIXᵉ siècle : enseigner est-il une science à disposition des personnels d’enseignement ?
Enseigner est considéré par Freud, au même titre que soigner et gouverner, comme un des trois métiers « impossibles » : pas plus que les médecins, les enseignants ne considèrent leur métier comme une science applicable. Lorsqu’il s’agit de susciter des changements chez autrui, patient, apprenant, c’est l’activité du sujet qui assure sa propre transformation, et non l’activité de l’intervenant, qui au mieux organise des conditions favorables à cette transformation.
Ceci est vrai de toutes les interventions professionnelles. Comme les valeurs, les savoirs ne s’appliquent pas ; au mieux peuvent-ils avoir une incidence sur la transformation des représentations et des affects qui accompagnent et dynamisent les actions.
Affirmer que l’enseignement est une science joue une fonction sociale, renvoyant à la logique de l’acte de gouverner : éviter de prendre en compte les rapports que les sujets humains entretiennent entre eux dans les situations éducatives et dans les situations sociales, ce qui est de nature à légitimer ces formes de violence qui sont fondées sur l’affirmation de « vérités ».
Dans cet esprit le présent texte a trois objectifs :
- Analyser ce qui est en jeu dans une situation éducative : nous faisons l’hypothèse qu’elle est un couplage entre l’activité d’un sujet apprenant et l’activité d’un sujet intervenant
- Identifier l’enseignement comme une culture d’organisation de ce couplage
- Situer l’enseignement comme une culture d’action éducative parmi d’autres
L’action éducative est une organisation d’activités ordonnée autourᵉd’uneᵉtransformation valorisée d’habitudes d’activité
- Au-delà de la diversité de ses formes, l’éducation est une organisation d’activités ordonnée autour d’une intention, déclarée ou en acte : contribuer à la transformation d’un sujet. Elle est fondée sur une hypothèse : les activités organisées sont susceptibles de produire le résultat escompté. Les acteurs éducatifs se représentent ou mettent en mots les transformations recherchées ; ils n’ont qu’une vue partielle des transformations effectives, qui dépassent singulièrement les résultats de l’évaluation. Comme tous les professionnels engagés dans des interventions sur l’activité d’autrui, les éducateurs connaissent plus ce qu’ils ont l’intention de faire que ce qu’ils font.
- L’éducation intervient sur des processus déjà en cours. Des constructions de sujets s’effectuent en permanence à partir, dans et par leurs activités ; l’éducation n’a pour ambition que de les influencer.
- Le travail spécifique des personnels éducatifs, même lorsqu’ils ne font qu’énoncer des savoirs, est de « proposer/imposer » des espaces pour l’activité des apprenants. Ces espaces sont-ils investis par l’activité des apprenants, et dans quelles conditions ? C’est la question. Il n’y a pas d’éducation sans engagement du sujet apprenant dans la transformation de sa propre activité.
- Les apprentissages auxquels sont ordonnées les actions éducatives sont des transformations valorisées d’habitudes d’activité. Très souvent dans l’approche de l’univers scolaire les apprentissages sont réduits à des apprentissages mentaux ou discursifs. Or, avoir appris, c’est simplement faire les choses autrement et trouver que c’est mieux ainsi, qu’il s’agisse d’activité mentale, d’activité communicationnelle ou d’activité physique, et le plus souvent des trois à la fois. Ces transformations sont valorisées socialement pour être considérées comme des apprentissages. L’approche des apprentissages est une activité d’évaluation, pas une activité scientifique.
L’enseignement est une culture d’organisation des actions éducatives, centrée sur l’activité de l’enseignant
- Les figures les plus nombreuses des actions éducatives apparaissent dans les systèmes d’enseignement. Ces systèmes tendent d’ailleurs à désigner comme « enseignants » leurs personnels stratégiques, quelles que soient leurs activités. Ceci est vrai de la maternelle à l’enseignement supérieur, en incluant l’enseignement professionnel’.
- Même s’il convient de ne pas confondre système d’enseignement et culture de l’enseignement, ces actions éducatives ont comme référence principale les « cultures de l’enseignement ». Celles-ci ont comme caractéristique de concevoir l’espace éducatif comme un espace de mise à disposition de savoirs, hypothèse étant faite de leur appropriation sous forme de connaissances par les enseignés.
- Dans ces cultures, les apprentissages sont verbalisés essentiellement en termes de termes de savoirs/connaissances. Les savoirs seraient « transmis » par les enseignants qui les « détiennent », lesquels sont rémunérés au niveau socialement reconnu de ces savoirs. Ils seraient « appropriables » par les élèves/étudiants : étymologiquement alumnus signifie « sans lumière » (a-lumen). Dans la rhétorique de ces cultures, tout tourne autour des savoirs, de leur détention, de leur transmission, de leur appropriation, de la transposition de savoirs de référence en savoirs enseignés, du « rapport au savoir » des uns et des autres.
- L’espace et le temps éducatif s’inscrivent dans une logique de communication : immédiate ou différée, dans un lieu spécialisé ou en situation d’activité « réelle », en présence ou à distance selon les cas (présentiel, tutorat, ressources éducatives, Internet). L’appropriation supposée des savoirs transmis par les publics-cible relève pour l’essentiel d’une activité ordonnée autour de ces savoirs. L’hypothèse de l’appropriation est souvent non vérifiée.
- Cette logique de communication tend à privilégier l’activité de l’enseignant et sa programmation pédagogique. La culture professionnelle proposée à l’enseignant tend à faire de l’élève l’objet de l’activité de l’enseignant, et non à le voir comme un sujet en interactivité avec lui.
- Ajouter à cette organisation de l’action éducative une connaissance par les enseignants des processus mentaux des élèves et leurs « bases neurales » ne change rien à l’affaire : il s’agit alors seulement de l’activité interprétative du fonctionnement mental et cognitif de leurs élèves. On reste dans la même culture professionnelle qui ignore la spécificité de l’interactivité en jeu.
Il existe d’autres cultures d’action éducative, situant différemment le rapport entre activité de l’apprenant/activité de l’intervenant. Elles ne sont pas davantage des sciences
- D’autres actions éducatives, valorisées plus récemment, situent l’activité de l’intervenant éducatif comme une organisation de situations d’apprentissage, et l’activité de l’apprenant comme une transformation de sa propre activité en vue d’un transfert dans d’autres espaces. On tend à parler alors de cultures de la formation (formation des adultes, formation professionnelle, espaces « pédagogiques » au sein du système éducatif).
Les cultures de la formation tendent à privilégier les notions de capacités ou d’attitudes, désignées par exemple en termes de « savoir », « savoir faire » et « savoir-être », et elles organisent l’espace éducatif comme un espace de production de nouvelles capacités ou attitudes en vue de leur transfert dans d’autres espaces que celui de la formation. Elles se présentent comme centrées sur les sujets apprenants. Privilège est alors donnée à la notion d’activité, et de référentiel d’activité. Cette rhétorique ne nourrit pas davantage une science de la formation, mais une ingénierie de la formation.
- D’autres actions éducatives encore situent l’activité de l’apprenant comme non distincte de son activité « en situation réelle », et l’activité de l’intervenant comme la mise en place d’un dispositif ayant pour ambition de transformer à la fois l’action et l’acteur.
Depuis une trentaine d’années on a vu ainsi être valorisées des « formations intégrées à l’activité » : formation intégrée au travail, formation-production, formation-action, insertion par l’économique, organisation apprenante, analyse des pratiques, écriture sur les pratiques notamment. La notion de compétence y est utilisée pour désigner non seulement la référence, mais l’objet même de l’action éducative.
Ces actions éducatives peuvent être considérées comme l’ouverture d’espaces conçus et organisés autour d’une double intention de production de biens et/ou de services, et de développement des compétences investies dans cette production. L’hypothèse centrale est que l’on peut changer à la fois et dans le même temps l’action et l’acteur. Ceux qui prennent la place des formateurs sont des professionnels accompagnateurs : parrains,tuteurs,coachs… ; et ceux qui prennent la place des apprenants sont désignés comme des opérateurs ou des praticiens.
Ces nouvelles interventions éducatives font apparaître de nouveaux réseaux sémantiques : les notions de développement de compétence et de professionnalisation y jouent un rôle majeur. L’activité d’apprentissage n’est pas distinguée de l’activité de production d’utilités. S’il peut exister une intelligibilité des activités, il ne peut avoir de définition scientifique des compétences, mais seulement une définition sociale, les énoncés sur les compétences étant eux aussi des évaluations.
Cultures de l’enseignement, cultures de la formation etᵉcultures du développement des compétences
Enseignement, formation et développement de compétences peuvent se comparer entre eux en tant que cultures d’action éducative :
Cultures d’action éducative et cultures d’action plus larges
Pour comprendre la force sociale des cultures d’action éducative, il est utile de les mettre en relation avec des cultures d’action beaucoup plus large :
Le vocabulaire de l’enseignement renvoie à la zone sémantique des valeurs, des règles, des normes, de la culture et plus généralement des énoncés faisant l’objet d’une valorisation sociale sanctionnée par une activité de transmission-communication. Il s’inscrit dans un paradigme global distinguant et hiérarchisant langage, pensée, action. Il fait écho à des modes d’organisation du travail et de l’activité fondés sur une distinction sociale entre activités de conduite et d’exécution, sur la spécialisation des tâches et sur leur organisation en niveau. Il est encore en cohérence avec des modes de gestion des êtres sociaux distinguant temps de l’école et temps du travail.
Le vocabulaire de la formation renvoie à une zone sémantique de désignation de qualités, habiletés, aptitudes, obtenues par construction/abstraction des rapports que les sujets entretiennent avec leurs activités, et en dissociation avec leur engagement effectif dans ces mêmes activités. Il s’inscrit dans un paradigme plus général de pensée et d’action que l’on peut caractériser comme articulant et distinguant théorie du sujet/théorie de l’activité. Il fait écho à des modes d’organisation du travail et de l’activité fondés à la fois sur une valorisation de l’action et de sa gestion, sur la distinction de champs d’activités présentant une autonomie relative et sur leur articulation : notion de métier et de qualification. Il est en cohérence avec des modèles de production et de gestion des êtres sociaux articulant explicitement moments de construction et moments de mobilisation des sujets humains : modèle de la formation tout au long de la vie, modèle de l’alternance… etc.
Le vocabulaire du développement des compétences renvoie à une zone sémantique de désignation des sujets humains en rapport avec leur engagement dans l’action : notions de professionnalisme, d’expertise, de sujet agissant, etc. Il s’inscrit dans un paradigme de pensée et d’action intégrant théorie du sujet/théorie de l’activité : le paradigme constructiviste. Il est en cohérence avec des modes d’organisation « pilotés par l’aval » : économie de services, flexibilité des activités productives. Il est en cohérence avec des modèles de production et de gestion des êtres sociaux tendant à intégrer explicitement construction et mobilisation des êtres sociaux : éloge de la compétence comme outil intégré pour la formation, l’orientation, la gestion des ressources humaines et de la production, injonction de subjectivité, appel à la créativité, éloge des talents, « gestion des personnes ».
« Pour transmettre, il faut inspirer »
Que veut-on dire quand on dit qu’enseigner, c’est une science ? Le langage scientifique se nourrit d’univocité, et non de la polysémie du discours social.
Utilisé au singulier, le terme science est une qualification de résultats de recherche auxquels on veut donner un statut de vérité épistémique et d’autorité sociale.
Au pluriel, il désigne des modes sociaux d’organisation de la production et de la transmission de savoirs dans les institutions académiques.
Une action est, elle, une organisation singulière d’activités ordonnée autour d’une transformation du monde. Une culture d’action, un mode évolutif, partagé par plusieurs sujets, d’organisation des constructions de sens à partir, sur et pour les activités dans lesquelles ils sont engagés
Veut-on dire que les activités, interactivités et interactions des acteurs éducatifs doivent faire l’objet d’activités de recherche ? Dans ce cas il faut le dire ainsi. À l’évidence, de telles recherches contribuent déjà à l’optimisation des actions éducatives et au développement des compétences de leurs acteurs. Et il convient de les développer davantage.
Mais c’est pour l’essentiel une « science sociale » qui a pour objet le travail qu’une société produit sur elle-même ; c’est une activité scientifique qui part du matériau des actes et des sens que les acteurs donnent à leurs actes, et qui développe un quadruple mouvement de subjectivation, d’objectivation, d’analyse et d’interprétation.
Ce travail se nourrit aussi de positions épistémologiques ne se limitent pas à des causalités linéaires, mais qui intègrent la prise en compte de corrélations de transformations ou de transformations conjointes sujets/activités/environnements, ce qui inclue les phénomènes de plasticité, y compris neuronale.
William James, très critique sur la confusion entre psychologie et éducation estimait que la première qualité des enseignants est le « tact » c’est-à-dire à une activité de gestion par les enseignants de leurs interactions avec les apprenants.
La première compétence des enseignants n’est-elle pas de proposer des activités qui permettent la construction par les apprenants des sens les plus complets (personnels, sociaux, épistémiques, etc.) susceptibles d’influer sur l’engagement de leur activité.
Soucieux à la fois de transmettre son art et « ce qu’il est », notre contemporain le chef cuisinier Thierry Marx n’exprime-t-il pas autre chose quand il dit que « Pour transmettre, il faut inspirer » (France Culture, 23 janvier 2018) ?
Jean-Marie Barbier, Professeur des universités, classe exceptionnelle 2, en position d’éméritat, Chaire Unesco Cnam/Centre de recherche sur la formation, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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