ENTRETIEN – Sylvie Perez est journaliste et auteure de l’ouvrage En finir avec le wokisme, chronique de la contre-offensive anglo-saxonne. Selon elle, la France, touchée par la vague woke avec un temps de retard, gagnera à s’inspirer des tactiques de résistance élaborées par les Britanniques et les Américains pour endiguer cette idéologie.
Epoch Times : Madame Perez, vous publiez récemment votre 6e ouvrage En finir avec le wokisme, chronique de la contre-offensive anglo-saxonne. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire sur le wokisme et plus précisément ce que vous appelez « la contre-offensive anglo-saxonne » ?
Sylvie Perez : À partir des années 2010, le wokisme fait rage aux États-Unis et se propage dans toute l’anglosphère, notamment en Angleterre. J’habite au Royaume-Uni depuis 2011. Ce pays a été un poste d’observation intéressant de la montée en puissance du wokisme. J’ai pu constater les dégâts qu’il occasionnait et voir se mettre en place des solutions pour freiner le mouvement. Chaque initiative est source d’optimisme. Il m’a paru intéressant de documenter cette contre-offensive. Les Anglo-Saxons, touchés plus tôt que nous, ont su développer les outils de la dissidence et les parades pour déjouer l’avènement du monde orwellien souhaité par l’utopie woke. Il a fallu un certain temps pour comprendre et circonscrire ce mouvement protéiforme. Notons que le politologue Eric Kaufmann vient de lancer un Master à l’université de Buckingham (Royaume-Uni), intitulé Woke, qui analyse les fondements théoriques et implications politiques de cette idéologie. Selon Kaufmann, la question du wokisme est appelée à dominer la vie politique des démocraties occidentales. Ce sont deux visions du monde qui s’opposent : ceux qui sont attachés à la liberté d’expression et de conscience, l’égalité devant la loi et la méthode scientifique face aux woke qui privilégient l’égalité de résultat — plutôt que d’opportunités — et sont prêts à restreindre la liberté d’expression et rejeter une part de leur héritage culturel au service de la protection des minorités. Ce nouveau programme universitaire montre que nous avons dépassé la séquence qui consistait à prétendre que le wokisme n’existait pas, pour mieux le laisser prospérer sous cape !
Dans le chapitre sur l’intellectuel et psychologue canadien Jordan Peterson, auteur de 12 règles pour une vie. Un antidote contre le chaos et en référence à son interview la plus célèbre diffusée sur la chaîne britannique Channel 4 en 2018, vous écrivez : « La performance de Peterson démontre qu’il est possible de tenir tête à la bonne pensée y compris face à une star de l’info et à une heure de grande écoute. » Un peu plus loin, vous dites qu’il a convaincu des milliers de jeunes Américains d’assumer leurs opinions et a « libéré la parole ». Considérez-vous Peterson comme le penseur anglo-saxon pionnier de « la rébellion intellectuelle » contre le wokisme ? Le buzz suscité par cette interview de 2018 reflète-t-il un ras-le-bol des sociétés occidentales contre les excès de cette idéologie ?
Certainement. Il s’était installé un esprit de censure auquel personne n’avait encore osé répondre de façon construite. L’interview de Jordan Peterson par Cathy Newman (la journaliste de Channel 4) survient à un moment où l’on commence à s’inquiéter du wokisme et de ses interdits. Des propos hier anodins sont devenus subversifs. Qui articule une pensée non-conforme se voit confisquer sa respectabilité et basculer dans la condition sulfureuse « d’individu controversé ». La stratégie woke consiste, plutôt qu’à répondre argument contre argument, à disqualifier son interlocuteur en l’affublant des pires insultes, raciste, misogyne, extrême-droite et toute la palette des « phobes », homophobe, transphobe, islamophobe… Jordan Peterson ne se laisse pas intimider par la parole officielle. Sa détermination va frapper les esprits — l’interview sera vue par des dizaines de millions d’internautes. Des commentateurs comme lui ont ouvert des voies, ils ont donné des arguments à des gens qui se demandaient s’ils étaient seuls à penser à contre-courant — la presse se montrant plutôt timide quant aux effets destructeurs du wokisme. Cette interview est effectivement un moment charnière. Il est plus aisé de faire son coming out anti-woke aujourd’hui qu’en 2016.
Dans votre ouvrage, vous évoquez des initiatives intellectuelles, politiques et culturelles mises en œuvre dans le monde anglo-saxon pour endiguer la progression du wokisme. N’avez-vous pas l’impression que cette contre-attaque a été plus forte et plus efficace aux États-Unis qu’ailleurs, notamment au Royaume-Uni où le parti conservateur semble moins préoccupé par les questions de société que le parti républicain américain ?
Une partie de la droite de gouvernement britannique s’accommode du wokisme, illustrant la loi de John O’Sullivan selon laquelle « toute organisation qui n’est pas explicitement à droite, avec le temps, finira à gauche ». L’ex-Première ministre Theresa May a déclaré récemment dans une interview qu’elle était « woke et fière de l’être ». Je veux bien la croire puisqu’elle avait fait du transgenrisme la grande cause de sa mandature. Elle avait diligenté une grande enquête auprès de la population, relative aux conditions du changement de sexe à l’état civil. L’enquête a suscité la mobilisation des activistes transgenres pour obtenir l’accès aux espaces féminins (vestiaires, prisons, compétitions sportives féminines…). Les femmes se sont mobilisées à leur tour. Cela a engendré un conflit féroce entre les féministes et les activistes transgenres. Finalement, la condition des femmes face aux transgenres est mieux défendue au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. Par ailleurs, le Royaume-Uni a fermé la doyenne des cliniques du genre pour mineurs. Ils sont aussi revenus sur un certain nombre de dérives concernant notamment les traitements hormonaux et chirurgicaux réservés aux mineurs souffrant de dysphorie de genre. Donc, il y a eu quand même davantage de bons réflexes en Angleterre qu’aux États-Unis où la situation est plus alarmante depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden et Kamala Harris qui sont en « roue libre » sur le thème du transgenrisme. Ce qui explique que les Républicains ont fait du wokisme un thème central de leur campagne.
À la fin de votre livre, vous dites que les Anglo-saxons ont abordé la troisième phase de la contre-offensive. Après avoir identifié et compris le problème, ils cherchent maintenant à la résoudre. En France, la contre-offensive a-t-elle déjà commencé ? Avons-nous du retard par rapport aux Britanniques et aux Américains ? Nous savons que le Sénat a récemment voté l’interdiction de l’écriture inclusive.
Si vous prenez la métaphore du virus, la France jouit d’un double avantage en matière de résistance au wokisme. Elle est frappée plus tard. Or, la deuxième vague de contamination d’un virus est moins virulente. En l’occurrence, le wokisme s’autodétruit du fait que s’ajoutent aux guerres intestines (féministes versus transgenres) les guerres internes à chaque minorité (féminisme décolonial versus féminisme blanc). Le virus est moins coriace, donc. De plus, nous avons maintenant à notre disposition, et c’est tout l’objet de mon livre, les outils de la dissidence anglo-saxonne. En d’autres termes, nous avons le vaccin !
Pour autant, il ne faut pas minimiser la contagion du wokisme en France. On a importé l’ensemble du lexique anglo-saxon quasiment tel quel (blanchité, non-binarité, etc. ). Je pourrais aussi vous citer le « Rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris » rédigé par notre ex-ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye avant son arrivée au gouvernement, et dans lequel il préconisait de favoriser l’embauche d’artistes non-blancs. La compétence ne suffit plus, il faut aussi le bon passeport minoritaire pour accéder aux postes d’excellence… Citons également la circulaire Blanquer de 2021 sur la prise en compte de l’identité de genre en milieu scolaire qui impose la théorie du genre à l’école. Vous avez évoqué la loi adoptée au Sénat fin octobre, « visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture inclusive » qui veut interdire l’utilisation des points médians dans les actes juridiques, modes d’emploi, contrats de travail. Nous verrons si l’Assemblée nationale confirmera ce sursaut. L’écriture inclusive montre le caractère sournois du wokisme, dans la façon dont elle s’immisce dans les universités et les administrations. Heureusement, quelques personnalités politiques françaises ont pris conscience de la menace wokiste. Je pense aux LR François-Xavier Bellamy et David Lisnard mais aussi au président de Reconquête ! Éric Zemmour, qui en a fait un thème central de sa campagne présidentielle de 2022.
Certains experts affirment que le wokisme s’effondrera sous le poids de ses propres contradictions. Il est pourtant résistant et toujours très actif, surtout dans les universités et les milieux de la culture. Quelle est votre analyse ?
Le wokisme est une idéologie mal ficelée qui confond disparités et inégalités, c’est une faille intellectuelle majeure. On ne voit pas comment ce mouvement résistera à une opposition construite. Les tropismes totalitaires du wokisme sont liés à cette faiblesse conceptuelle : reposant sur des idées bancales, le wokisme est contraint de recourir à l’intimidation pour s’imposer. Par ailleurs, il s’embarrasse peu des contradictions qui émaillent son discours. À propos du racisme, on vous explique que c’est la pire des violences qui grève notre corps social. En même temps, on vous parle de micro-agressions, on met en place des thérapies de groupe pour révéler le racisme caché, enfoui, imperceptible à l’œil nu ! Selon ses propres termes, l’antiracisme troisième vague veut éradiquer « le racisme invisible ». L’auteur britannique Doug Stokes, dans son livre Against Decolonisation : Campus Culture Wars and the Decline of the West, parle d’hypocondrie politique. Le terme est bien trouvé. Nous sommes des malades imaginaires. Les démocraties occidentales disent souffrir de racisme systémique alors même que nos pays se sont équipés des lois anti-discrimination les plus sophistiquées, l’Equality Act de 2010 au Royaume-Uni, la Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté en France, les Civil Rights Acts de 1964 et 1991 aux États-Unis.
Par ailleurs, le wokisme se heurte au réel. Ses propositions politiques tournent au fiasco, que ce soient les exigences de définancer la police — qui pâtissent aux communautés noires défavorisées — ou les propositions de réparations pour les années d’esclavage — l’expérience menée à Evanston, ville américaine de l’Illinois, a échoué.
Nous assistons aussi à la chute des nouveaux prophètes. Ibram X Kendi, auteur du livre Comment devenir antiraciste, l’un des best-sellers de l’antiracisme, était la vertu incarnée. L’université de Boston lui a confié un centre de recherche antiraciste, doté de 43 millions de dollars. Trois ans plus tard, ce centre fait l’objet d’une enquête, une trentaine de ses employés ont été licenciés dans des conditions douteuses et il se murmure qu’il n’est ressorti de cette aventure aucun travail de recherche édifiant.
Je crois qu’il ne faut pas minimiser le wokisme. Il ne faut pas non plus baisser les bras. Surtout pas. Le wokisme n’est pas une fatalité. Il a suffi d’une minorité d’activistes pour l’imposer dans toute l’anglosphère. Il suffira d’une minorité de réfractaires pour renverser la tendance. Il semble bien qu’Epoch Times y contribue !
En finir avec le wokisme. Chronique de la contre-offensive anglo-saxonne, Sylvie Perez, Les éditions du Cerf, 366 pages, 24,50 euros
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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