ENVIRONNEMENT

Espèces en voie d’extinction : le compte n’y est pas

janvier 16, 2018 8:02, Last Updated: janvier 15, 2018 23:59
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Ces trente dernières années, des scientifiques de plus en plus nombreux tentent d’alerter sur la période d’extinction de masse du vivant que nous traversons.

Principalement causé par les activités humaines, ce phénomène a été qualifié de « sixième crise d’extinction », en référence aux cinq grandes crises qui ont émaillé l’histoire de la vie sur Terre. La cinquième, la plus célèbre, avait conduit à l’extinction des dinosaures, bien avant l’apparition de l’homme.

Officiellement pourtant, seules 859 espèces sont aujourd’hui recensées comme éteintes si l’on s’en réfère à la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Ce qui représente moins de 0,05 % des deux millions d’espèces répertoriées. Ce chiffre pourrait jeter un doute sur la réalité de la crise : si la situation est si grave, où sont les espèces éteintes ?

Il s’explique pourtant. Tout d’abord par la difficulté qu’il y a à prouver qu’une espèce a disparu : si on ne la trouve plus, c’est peut-être parce qu’on a mal cherché, au mauvais endroit, à la mauvaise période ou avec des moyens inappropriés.

Ensuite, les espèces dont l’état de conservation est bien connu – à savoir les vertébrés et quelques autres petits groupes tels que papillons de jour, les coraux bâtisseurs de récifs ou les libellules – ne constituent qu’une infime partie de la biodiversité globale ; ainsi, ce sont moins de 5 % des espèces connues qui ont été évaluées dans le cadre de la liste rouge de l’UICN.

Des millions d’espèces non évaluées

Autre fait marquant : la plus grande partie de la biodiversité – composée d’invertébrés tels que les insectes, mollusques, arachnides ou nématodes – est pratiquement absente des évaluations de la crise d’extinction.

Faute de données quantifiées sur les tailles des populations, les aires de répartition ou la démographie de ces espèces, il est impossible d’utiliser les méthodes classiques, telles que celle utilisée par l’UICN pour les comptabiliser.

Dans ce contexte, puisque les informations manquent pour la grande majorité des espèces (sans parler des cinq à dix millions d’espèces encore inconnues !), comment mesurer avec exactitude l’ampleur de la crise ?

Plusieurs approches, basées sur de grands jeux de données, sont disponibles.

Il est ainsi possible de comparer les taux d’extinction actuels et passés pour les groupes évalués par l’UICN, de projeter les futures modifications d’habitats provoquées par le réchauffement climatique ou d’évaluer l’impact de l’agriculture et de la surexploitation.

Une autre façon de mesurer la crise consiste à mesurer non pas les extinctions, mais les réductions de population et d’aires de répartition, préludes à l’extinction. C’est l’approche qui a été utilisée dans une étude publiée en juillet 2017 qui a reçu un fort écho médiatique.

En utilisant les données de la liste rouge sur les contractions d’aires de répartition et les extinctions de populations pour 27 600 espèces de vertébrés, les auteurs de cette étude ont montré que près de la moitié des espèces de l’échantillon ont perdu des populations ou ont vu leur aire de répartition diminuer au cours du siècle dernier. La plupart des 177 espèces de mammifères d’un sous-échantillon pour lequel des données détaillées sont disponibles dans la littérature scientifique ont perdu plus de 40 % de leur aire de répartition depuis 1900 et la moitié en ont perdu plus de 80 % !

Si cette étude est remarquable, elle s’appuie cependant, comme la plupart des travaux sur le sujet, sur les seules espèces pour lesquelles les données démographiques ou géographiques existent (grands vertébrés en tête).

Une nouvelle approche pour les espèces mal connues

Est-ce à dire qu’il est impossible de mesurer la crise à travers le prisme des petites espèces peu étudiées et mal connues ? Certainement pas. Nous avons proposé une nouvelle approche, qui permet de prendre en compte toutes les espèces, et notamment les invertébrés.

Souvent, les seules données existantes sur ces espèces sont contenues dans la description originale (article scientifique qui relate la découverte de l’espèce, donne sa description et lui attribue un nom), et très peu de choses sont connues de leur biologie ou de leur aire de répartition, sans même parler de leur démographie !

Mais il existe pourtant des sources de données très fiables : les spécimens conservés dans les collections des muséums, accompagnés d’étiquettes mentionnant le lieu et la date de la collecte.

L’idée est donc la suivante : la quantité de spécimens en collection doit, dans une certaine mesure, refléter l’état des populations de l’espèce dans la nature. Cela n’est certes pas vrai pour des espèces rares et remarquables ou ayant une valeur marchande, comme certains cônes par exemple : celles-ci seront paradoxalement surreprésentées dans les collections, car davantage recherchées.

Mais pour les espèces banales, peu connues et sans valeur, nous pouvons faire l’hypothèse que leur rythme d’apparition dans les collections traduit directement leur abondance dans la nature. Une espèce collectée rarement mais jusqu’à une date récente est probablement vivante. Une espèce ayant été collectée à un rythme soutenu mais seulement jusqu’à une date ancienne est probablement éteinte.

De manière générale, le rapport entre le rythme de collecte et le temps écoulé depuis la dernière collecte nous permet d’estimer la probabilité que l’espèce soit toujours présente.

Des maths et des experts

Pour un échantillon aléatoire de 200 espèces de mollusques terrestres (escargots et limaces) du monde entier, nous avons ainsi recherché et rassemblé toutes les dates de collecte provenant de la littérature scientifique, de données fournies par des experts et des spécimens des collections de plusieurs grands muséums d’histoire naturelle.

Le premier enseignement de cette compilation de données illustre bien le manque de connaissances sur les invertébrés : 30 % des espèces de l’échantillon ne sont connues que par leur description originale, et 33 % n’ont été observées que dans une seule localité ! Nous avons analysé ces données par deux approches complémentaires.

Premièrement, nous avons construit un modèle mathématique probabiliste qui repose sur l’hypothèse que les espèces se sont éteintes à un taux très faible jusqu’au début du XXe siècle, où leur probabilité d’extinction par année a littéralement explosé. Pour chacune des 200 espèces, à l’aide de la dernière date à laquelle elle a été observée, l’effort de collecte estimé pour cette espèce et la probabilité estimée de la trouver lorsqu’elle est vivante, nous avons comparé la probabilité qu’elle soit éteinte avec celle qu’elle soit encore vie pour proposer un « statut de conservation statistique » : « probablement éteinte », « probablement vivante » ou « sans avis ».

Parallèlement, nous avons sollicité 30 malacologues, experts reconnus d’une famille de mollusques ou d’une région biogéographique, et leur avons soumis les espèces de l’échantillon, en leur demandant s’ils pouvaient évaluer leur statut de conservation (« non menacé », « menacé », « éteint » ou « impossible à évaluer »), et quand ils avaient collecté des spécimens de ces espèces sur le terrain.

Une extinction sans précédent

Suivant la méthodologie de l’UICN, 85 % des espèces de notre échantillon n’auraient pas pu être évaluées, faute de données suffisantes. En revanche, seules 41 % sont impossibles à évaluer avec l’approche « à dire d’expert » ; dans ce cadre, 45,5 % ont été classées comme non menacées, 3,5 % comme menacées et 10 % comme éteintes.

Cette approche peut être critiquée, puisqu’elle se fonde sur des critères difficiles à quantifier, voire des ressentis. Pourtant, ses résultats sont remarquablement adéquats avec ceux obtenus par le modèle statistique ; ce dernier évalue lui aussi 10 % des espèces de l’échantillon comme éteintes, ce qui, rapporté à l’ensemble des espèces terrestres connues, représente environ 130 000 extinctions en 250 ans !

Deux méthodes indépendantes, l’une basée sur les connaissances des spécialistes, l’autre sur un modèle mathématique, convergent pour confirmer que sur un échantillon aléatoire d’espèces, la proportion d’espèces éteintes par rapport à la biodiversité connue est beaucoup plus importante que les 0,05 % recensés officiellement. La crise d’extinction actuelle est sans précédent dans l’histoire de la vie sur Terre.

Étendre l’évaluation

D’autres groupes d’espèces mériteraient également une évaluation de leur statut de conservation. Par exemple, certains insectes emblématiques, comme les abeilles sauvages, sont relativement bien étudiés. Pourtant, la liste rouge de ce groupe de pollinisateurs révèle que 57 % des 1965 espèces européennes n’ont pu être évaluées faute de données adéquates.

Le cas des syrphes et autres diptères, dont l’efficacité de pollinisation est pourtant largement reconnue, est remarquable puisqu’aucune évaluation à l’échelle française ou européenne n’a été effectuée à ce jour.

En tenant compte des spécificités d’échantillonnage propres aux différents groupes, il sera intéressant d’adapter l’approche développée pour les mollusques terrestres à d’autres groupes bien représentés dans les collections. Cela permettra d’évaluer l’impact de la crise d’extinction sur les différents compartiments de la biodiversité et d’orienter les efforts de conservation vers les régions et les espèces les plus touchés.

Car même pour des taxons peu connus, il est possible de mesurer l’impact de la crise, en mettant à profit la modélisation mathématique, le savoir des spécialistes et l’extraordinaire richesse des collections des muséums.

Benoît Fontaine, Ingénieur en biologie de la conservation, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités; Amaury Lambert, Professeur, probabilités, biologie évolutive, Université Pierre et Marie Curie (UPMC) – Sorbonne Universités; Colin Fontaine, Docteur en écologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités et Guillaume Achaz, Docteur en biologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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