Les sorties successives des classements des universités du Times Higher Education et de l’université Jiaotong de Shanghaï ont, comme chaque année, été accompagnés de leurs lots de commentaires, et autres inepties.
Au-delà de leur rigueur et de leurs qualités, c’est leur logique sous-jacente – l’idée même de pouvoir classer – qui pose problème. Celle-ci est porteuse d’une idéologie très économico-managériale qui amène à voir des institutions d’enseignement supérieur et leurs acteurs sous l’unique angle de leur performance, ou plutôt de « sous performance » pour les premières et d’« angoisse » pour les seconds.
Des classements qui posent question
Cette idée de classer les universités se doit d’être questionnée et d’ailleurs, dès son premier numéro, la revue Academy of Management Learning and Education offrait une tribune à Dennis Gioia et Kevin Corley intitulée « Being Good Versus Looking Good : Business School Rankings and the Circean Transformation from Substance to Image ». S’ils se concentrent d’abord sur les écoles de commerce, leur analyse des classements et de leurs impacts sur les institutions d’enseignement supérieur mérite d’être rappelée.
Pour ces auteurs, tout au long des 30 dernières années, les institutions d’enseignement supérieur se sont peu à peu ouvertes à l’international (en Europe, on pensera au programme Erasmus, aux crédits ECTS et au système LMD des accords de Bologne, aux semestres d’échange à l’étranger, etc.). Ce processus a amené une plus grande lisibilité et comparabilité des cursus, mais aussi à une diminution des spécificités pédagogiques et académiques, et donc à une forme de standardisation. Les différences entre les institutions se font maintenant de plus en plus « à la marge », dans un contexte de « concurrence » accrue sur ce qu’on tend maintenant à appeler trop souvent sans recul ni analyse le « marché de l’éducation supérieure ».
Quand Circé hypnotise les universités
Cette situation est un des résultats d’un lent processus de marchandisation dans lequel les classements jouent un rôle majeur. En effet, Gioia et Corley voient en eux un équivalent moderne des chants de Circé qui jette un sort sur les institutions d’enseignement supérieur, les hypnotisant pour mieux leur imposer ses désirs. À ceci près que nous sommes loin d’être réellement aveuglés… Mais malgré une connaissance de leurs limites, les multiples parties prenantes de ces institutions semblent dorénavant leur accorder une très grande importance. Et les universités de devoir créer des services internes dédiés à la « communication » et à la « qualité » dont le seul travail est de rendre visible et de faciliter la comptabilité de l’activité.
On risque alors de ne plus valoriser que ce qui est mesurable et mesuré par les classements (avec un accent mis sur les items à forte pondération) et à oublier, ignorer, voire abandonner le reste.
« Aujourd’hui, cela signifie que les écoles de commerce sont souvent confrontées à un choix imposé entre être bon ou avoir l’air bon, à tel point que la concurrence entre elles risque de se transformer en concours de beauté avec des conséquences désastreuses car elles doivent alors dépenser des fonds déjà rares pour des problèmes d’images plutôt que d’allouer ces ressources à l’amélioration des programmes pédagogiques. » (Gioia & Corley, 2002, p. 109)
Concurrence : synonyme d’amélioration ou vecteur de dérives ?
Une justification libérale fréquente à cette situation à laquelle les classements participent est que cela stimule la concurrence, et que la concurrence pousse les entreprises à toujours s’améliorer. Il est certes évident que les classements amènent une transparence et sont vecteurs d’un certain nombre d’informations auparavant difficilement accessibles. Mais ils facilitent aussi les stratégies d’optimisation, d’imitation, de best practices et de benchmark sans forcément stimuler une quelconque quête d’excellence, de qualité, de motivation intrinsèque ou même de définition d’une identité propre. Pour autant, si « être bon » et « être bien classé » ne sont absolument pas nécessairement alignés, ils ne sont pas non plus mutuellement exclusifs.
Gioia et Corley voient dans les chants Circéens des classements un certain nombre de dangers. Tout d’abord, le fait qu’ils reposent sur un ensemble de critères, d’items et de pondérations plus ou moins légitimes, et plus ou moins arbitraires. Mais surtout, le classement est fondamentalement une traduction de qualités éducatives en critères mesurables, processus de comptabilité qui est loin d’être neutre d’un point de vue épistémologique comme idéologique (voir l’article de Dillard & Tinker en 1996 : « Commodifying Business and Accounting Education »).
Peu à peu, les histoires, les styles et les cultures des différentes écoles et universités risquent de disparaître car les classements peinent à en rendre compte. On tend de plus à se concentrer sur ce qui est mesuré là où c’est mesuré, et donc sur les programmes « figures de proue » que sont les masters et les MBA, souvent au détriment des licences, des bachelors et autres undergrads, ou encore des doctorats qui n’intéressent apparemment que peu les producteurs de classements.
La recherche n’est alors plus vue que comme une activité coûteuse qui doit produire des résultats mesurables en Nobels et en étoiles, ce qui évacue toute question de substance ou d’intérêt et font tomber dans l’oubli les ouvrages (pourtant souvent loin devant les articles dans les taux de citation), les chapitres, les manuels ou encore les études de cas. Dans ce processus comptable, la plupart des acteurs et des parties prenantes sont conscients de ses limites comme de ses dangers, tombant alors dans un cynisme généralisé quant à ces dispositifs majeurs dans la structuration du champ académique.
Et les étudiants dans tout ça ?
Loin de simplement dépeindre une situation dans laquelle nous serions des victimes passives, Gioia et Corley nous rappellent que cette obsession pour les chants Circéens requièrent une certaine collaboration de notre part. Nous sommes souvent tout à fait conscients de leurs effets, et certains développent des comportements stratégiques d’adaptation, voire d’optimisation par des pratiques d’image management (Argenti, 2000 : « Branding B-Schools : Reputation Management for MBA Programs ») et de détournement des critères. Mais même les plus stratèges se retrouvent peu à peu pris dans les préoccupations de court terme du prochain classement et en oublient parfois les effets autoréalisateurs : les mieux classés obtiennent plus de ressources (financières, humaines, etc.) ce qui leur permet de renforcer leur position dans le champ. Dans ces spirales, les étudiants passent souvent au second plan (la pédagogie étant la plupart du temps secondaire, si ce n’est absent, des classements) et sont alors considérés comme des ressources, voire comme des clients à séduire, plutôt que des êtres humains à éduquer.
Gioia et Corley nous prévenaient déjà en 2002 :
« In a perverse way, then, the classroom doesn’t matter very much. What matters is our number, so we devote resources to the things that will maintain or boost that number. »
Ce sont les classements qui rendent les universités de différents pays comparables, posant ainsi les bases d’un marché de l’enseignement supérieur – Kornberger et Carter l’ont parfaitement démontré en 2010 dans leur travail sur les classements des villes : « Manufacturing Competition : How Accounting Practices Shape Strategy-Making in Cities ». On passe alors de la compétition (confrontation stimulante de certaines organisations avec d’autres) à la concurrence (illusion que toutes les universités seraient des organisations de même nature qui chercheraient à conquérir des parts d’un hypothétique marché).
Yoann Bazin, Enseignant chercheur en Sciences de gestion, ISTEC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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