Évasion fiscale : la concurrence des États

décembre 7, 2016 11:51, Last Updated: décembre 7, 2016 11:58
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Oxfam a lancé une campagne de sensibilisation visant l’évasion fiscale des multinationales. Dans un contexte où les scandales liés aux fraudes fiscales se multiplient, l’ONG alerte l’opinion et les autorités sur la nécessité d’aller plus loin dans la lutte contre l’évasion fiscale. Poids des lobbies, coût pour le contribuable, taxation des multinationales… Manon Aubry, responsable de plaidoyer sur les questions de justice fiscale et d’inégalités pour Oxfam France et enseignante à Sciences Po Paris, a répondu à nos questions.

Oxfam a lancé depuis peu une campagne de sensibilisation publique sur le besoin de mettre en place une taxation sur les multinationales. De quoi s’agit-il ?

Il y a plusieurs objectifs. Nous partons du constat que les scandales liés à l’évasion fiscale se multiplient, et de l’analyse clairement partagée que les multinationales payent de moins en moins d’impôts. Cela a un double impact. D’un côté, on déplace la charge fiscale sur les salariés et petites entreprises qui n’ont pas forcément les moyens ou la capacité d’avoir des filiales dans les paradis fiscaux. De l’autre, c’est l’une des alternatives à cette baisse d’imposition des sociétés. En gros, on fait payer les autres. Ce qui, en soi, crée des inégalités car on demande à ceux qui n’ont pas trop de moyens de payer plus. Par ailleurs, cela fait moins de ressources dans les finances publiques, donc moins de ressources pour financer le service public, la santé, l’éducation, qui sont indispensables pour lutter contre les inégalités.

Les entreprises ont toujours un temps d’avance sur le régulateur, c’est un peu le jeu du chat et de la souris.

Donc, derrière l’objectif de cette campagne sur la taxation des grandes entreprises, il y a l’idée de la lutte contre les inégalités dans le contexte où elles s’accroissent à différents niveaux. On a calculé que, dans le monde, 7 personnes sur 10 vivent dans un pays où les inégalités se sont accrues les trente dernières années, cela recoupe des réalités très différentes. La France est concernée, en particulier sur les vingt dernières années. Et cela recouvre les pays où les revenus sont beaucoup moins importants, par exemple en Afrique. Les inégalités se creusent à de nombreux niveaux, sur le plan national, mais aussi entre les pays, à l’échelle internationale. On estime que l’une des raisons – et elles sont nombreuses – est le fait que les finances publiques sont de plus en plus coupées. On a de plus en plus de difficultés à financer le service public, notamment, parce que les entreprises payent de moins en moins leurs impôts. Ce sont tous ces raisonnements-là qui incitent à cette campagne se focalisant sur la fiscalité des multinationales. Cela a un impact très important pour nous tous.

Comment expliquer le fait que les sociétés payent de moins en moins d’impôts ?

Parce que c’est un jeu d’enfant, aujourd’hui, pour une entreprise multinationale, de ne pas payer d’impôts. La raison qui est au cœur, c’est ce jeu, cette concurrence à laquelle se livrent les différents États dans le monde. Au cœur du système d’évasion fiscale, ce sont les paradis fiscaux qui se font concurrence les uns les autres pour offrir les avantages les plus importants possibles aux grandes entreprises. Tout le monde est pris dans cette course à la concurrence fiscale, c’est comme le dilemme du prisonnier (situation énoncée en théorie des jeux où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où, en l’absence de communication entre les deux joueurs, chacun choisira de trahir l’autre si le jeu n’est joué qu’une fois, ndlr). Si, individuellement, un État n’offre aucun avantage fiscal, la conséquence sera que l’entreprise fera le choix de se tourner vers un pays qui en offrira, ce qui permettra de faire baisser sa fiscalité. À ce petit jeu-là, les entreprises mettent les États en concurrence. Derrière, il est difficile de localiser les bénéfices, il y a de nombreux mécanismes qui existent pour transférer artificiellement les bénéfices d’un pays. Par exemple, de la France, où les gens achètent leur iPad, leur iPhone, vers un autre pays où la société déclarera son bénéfice et pour cela, il existe beaucoup de façons de faire ; la meilleure étant de faire payer à la filiale française un droit d’utilisation de la marque d’Apple à la filiale irlandaise, ce qui fait que les bénéfices sont déplacés en Irlande, où la fiscalité est beaucoup plus avantageuse. Au cœur de ce système, c’est le développement de mécanismes fiscaux qui sont tout à fait légaux et alimentés par la concurrence fiscale entre les États. Les entreprises jouent et parient dessus.

Sur l’exemple que vous avez évoqué à propos de l’Irlande, le pays a été épinglé par la Commission européenne pour offrir des avantages fiscaux à Apple…

La Commission européenne a condamné l’Irlande et non Apple. La Commission n’a pas le pouvoir de condamner les entreprises. Elle condamnera l’État pour l’avantage offert à Apple. C’est assez important car elle n’a pas condamné le transfert artificiel de bénéfices d’Apple des autres pays européens vers l’Irlande. Ce qu’elle a condamné, c’est qu’une fois en Irlande, les bénéfices de la firme américaine ne sont pas taxés au taux en vigueur qui est 12,5%, mais à un taux beaucoup plus proche de 0,01%. Ce qu’elle a condamné, c’est la face émergée de l’iceberg, un peu la cerise sur le gâteau. Le système derrière ces régimes fiscaux est très complexe, et cela, elle n’a malheureusement pas le pouvoir de le condamner.

Je pense qu’on commence, de plus en plus, à mettre le doigt sur une partie du problème, ce qui présente à la fois des avantages et des inconvénients. L’avantage, c’est de comprendre l’ampleur du problème : treize milliards, c’est énorme. L’Irlande a fait appel de la décision et a refusé de récupérer ce montant qui représente près d’un quart de son budget national. Ce qui se joue vraiment à présent, c’est leur modèle d’évasion fiscale. Maintenant, les entreprises ont toujours un temps d’avance sur le régulateur, c’est un peu le jeu du chat et de la souris, et la souris court devant, quand on arrive à avoir quelques souris – il en reste encore beaucoup – et des ramifications qui sont beaucoup plus importantes.

L’année 2016 a été marquée par un nombre croissant de poursuites. Facebook et Amazon ont été menacées par la Commission européenne, tandis qu’en France, les autorités ont rappelé à l’ordre le géant Booking. Assiste-t-on à une prise de conscience des autorités ?

La multiplication des scandales fiscaux entraîne une prise de conscience globale. Quand vous avez des multinationales qui font la Une des journaux pour ces pratiques, cela révolte les gens et l’opinion publique, les électeurs et les citoyens qui se disent qu’eux payent leurs impôts alors que d’autres se soustraient à leurs obligations. Étant riches et fortunés, ils peuvent ouvrir des sociétés écrans à l’étranger parce que ce sont des entreprises qui utilisent leurs filiales dans les paradis fiscaux, et je pense que la succession des scandales a poussé les citoyens à demander des comptes, notamment, aux États, aux régulateurs et aux gouvernements. Eux seuls ont les pouvoirs de contrôler ceux qui pratiquent l’évasion fiscale, soient-ils des individus ou des entreprises.

L’UE a clairement le pouvoir et le devoir de lutter contre l’évasion fiscale car in fine, nous serons tous perdants, États comme citoyens de l’UE.

Pour être très honnête envers vous, il y a cinq ou dix ans, nous n’avions pas l’écoute que l’on peut avoir à l’heure actuelle, y compris auprès des médias. Je trouve que c’est un assez bon indicateur. Tout cela a poussé le régulateur à au moins afficher une volonté de réformes, parce que parfois ce ne sont que des façades.

Quel type de mesures cela nécessite-t-il ?

Il y a des choses qui vont dans le bon sens, mais qui ne vont malheureusement pas assez loin pour rattraper le retard que l’on a dans cette lutte contre l’évasion. Par exemple, très concrètement, une mesure sur l’évasion fiscale des particuliers a été mise en place dès 2016, il s’agit de l’échange automatique d’informations entre différents pays : si vous êtes Français, la Suisse va envoyer à la France le montant que vous détenez sur votre compte en Suisse. C’est bien une avancée, mais derrière, des sociétés écrans ou des sociétés créées avec des prête-noms peuvent s’être développées. Elles permettent de dissimuler l’identité de la personne qui détient le compte en banque, donc en fait en Suisse ou ailleurs, votre compte sera au nom de quelqu’un d’autre. Si l’on ne dispose pas de l’identité réelle du détenteur du compte, on ne pourra pas remonter jusqu’à lui et s’il a des avoirs à l’étranger, il cachera ce qu’il veut au fisc. C’est donc une bonne chose de mettre en place l’échange automatique d’informations. C’en est une autre d’avoir l’identité réelle, ce que l’on appelle les bénéficiaires effectifs qui détiennent des comptes ou des entreprises à l’étranger.

Nous avons encore une très, très longue route car la tendance actuelle est plutôt un nivellement par le bas, et une multiplication des pratiques fiscales dommageables, des avantages offerts par les pays. C’est réellement une sorte de guerre du XXIe siècle. Les États se livrent une guerre les uns les autres pour attirer les entreprises sur leur sol. Au final, nous sommes tous perdants.

Oxfam America a chiffré le coût de la fraude fiscale aux États-Unis. La confédération indique que « chaque contribuable devrait payer 1 026 dollars par an ». Qu’en est-il en France ?

La méthode de ce rapport est un peu compliquée. En France, on estime que le champ de l’évasion fiscale est d’à peu près 40 à 60 milliards d’euros, selon un rapport du Parlement. Mais pour être tout à fait honnête, je n’aime pas trop utiliser ce genre de chiffres car je pense que par définition, c’est masqué, les chiffres sont opaques.

L’évasion fiscale, y compris la fraude fiscale, recouvre un domaine très large. Pour vous donner une idée, c’est un peu moins que le budget de l’Éducation nationale, sachant que nous sommes 65 millions d’habitants, il y a d’autres estimations au niveau européen qui disent que cela revient à 2 000 euros par Européen. Nous sommes donc dans le même ordre d’idée. Cependant, je pense que si ces chiffres sont parlants au grand public, ils demeurent relativement approximatifs.

Le rapport d’Oxfam souligne aussi le poids des lobbies…

Les exemples sont multiples. En Suisse, les autorités devaient mettre fin à un système d’exonération à travers le « double sandwich irlandais ». C’est un peu compliqué et il y a eu une pression de la Commission européenne pour qu’ils abandonnent cet avantage fiscal. Ce que nous disons, c’est que nous ne faisons que remplacer un avantage fiscal par un autre. À la place, ils ont créé une « Patent Box », soit des régimes d’exonération sur les revenus concernant la propriété intellectuelle.

7 personnes sur 10 vivent dans un pays où les inégalités se sont accrues les trente dernières années.

Cela revient à l’exemple que je vous donnais avant, Apple. Ils ont mis en place ce nouveau système pour remplacer l’autre et pour s’assurer que les entreprises ne désertent pas l’Irlande. C’est clairement l’influence des lobbies au sein de ce pays qui a abouti à cette proposition. Je me permets de réagir sur l’influence des lobbies qui est colossale sur les questions fiscales.

En France, des parlementaires se battent depuis quelque temps, en particulier pour obtenir une obligation de transparence sur les entreprises multinationales. En termes techniques, c’est du reporting pays par pays, le principe est d’imposer aux entreprises de publier un certain nombre d’informations sur leurs activités et les impôts payés dans tous les pays où elles sont présentes.

Comment connaître les parts d’impôts ?

Concrètement, avec ces infos, on peut savoir si elles payent leur juste part d’impôts. À présent, personne ne sait, ni les journalistes ni la société civile, combien Apple a vendu d’iPhones, quel est son chiffre d’affaires en France, on ne sait pas quels sont ses bénéfices. On ne peut donc pas savoir s’ils ont vraiment payé leur juste part d’impôt. C’est çà l’objectif de cette mesure. Elle a été votée en première et deuxième lecture l’année dernière, puis au milieu de la nuit, sous un sketch dont seul le Parlement a le secret. Ils sont revenus dessus. Puis, de nouveau, le dispositif a été reproposé dans le projet de loi Sapin II de transparence. Il y a eu un grand débat parlementaire, ainsi qu’une énorme pression de la part du Medef et du Syndicat des grandes entreprises pour que cette mesure ne soit pas adoptée, car, soi disant, cela aurait nuit à la compétitivité des entreprises françaises. C’est toujours le même argument, et nous le voyons très bien parce que les amendements qui sont proposés par certains députés qui visent à mettre à mal ces initiatives sont clairement rédigés sous influence, y compris les arguments utilisés de la part des grandes entreprises. La même chose vaut au niveau des débats européens.

Quel pas reste-t-il à franchir pour arriver à une vraie transparence dans les comptes des grandes entreprises en Europe ?

Sur la question de la transparence, il y a ce projet de directive européenne dont je vous ai parlé qui prévoit un reporting pays par pays. Cette transparence n’est que partielle, limitée à certains pays dans le monde. Ce qu’il reste à franchir, c’est que cette obligation de transparence soit véritablement impliquée sur tous les types d’activités ou entreprises européennes avec un nombre d’informations suffisamment importantes pour pouvoir bousculer les échelles des évasions fiscales. Mais il faut que cela s’applique à toutes les entreprises et pas seulement à un petit nombre. Ce sont les trois différents points de tension qui existent à l’heure actuelle, et qui devraient être discutés et approuvés au printemps. Et ce, malgré les importantes pressions que l’on connaît sur ce genre de projet de loi.

Malheureusement, ce ne sera pas la fin de l’ère des paradis fiscaux. Il faudra aller plus loin en s’attaquant à tous les acteurs de l’industrie de l’évasion fiscale, et dans celle-ci, les chefs de chantier, ce sont les États, les paradis fiscaux. Il faut s’attaquer à eux avec des sanctions. Il faut s’attaquer aux artisans ou aux sous-chefs de ce chantier de l’évasion fiscale qui sont les banques, les cabinets d’avocats, les cabinets d’audit qui jouent un rôle essentiel dans l’orchestration de l’évasion fiscale. Puis, il faudrait aussi sanctionner ceux qui en bénéficient, c’est-à-dire les individus fortunés et les grandes entreprises qui, quand elles sont prises la main dans le sac, sont rarement condamnées. De fait, cela exerce un effet dissuasif très limité.

Dans le pire des cas, on demande aux entreprises de rembourser ce qu’elles n’ont pas payé. On le voit aussi dans le cas d’Apple. Si demain vous saviez que si vous ne payez pas vos impôts, on vous demandera de les repayer sans un centime de plus ni condamnation, tout le monde prendrait ce risque. C’est la situation dans laquelle nous sommes dans l’évasion fiscale.

Est-ce que l’UE peut mener le fer de lance dans cette lutte contre les paradis fiscaux ?

En tout cas, elle le doit. Si elle ne le fait pas, personne ne le fera à sa place. Le poids de l’industrie et de l’économie européenne est suffisamment important pour peser. Dans un contexte où l’on voit que Donald Trump s’est clairement positionné en faveur de faire de son pays un énième paradis fiscal, dans un contexte de course acharnée à l’évasion fiscale et face à la concurrence fiscale, 28 États ensemble qui pèsent dans l’économie mondiale, c’est important… L’UE a clairement le pouvoir et le devoir de lutter contre l’évasion fiscale car in fine, nous serons tous perdants, États comme citoyens de l’UE.

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