Un phénomène préoccupant s’empare des lycées et des universités américaines. Au nom de la protection d’un certain bien-être émotionnel, ils se mobilisent pour demander le bannissement de certaines expressions les renvoyant à une réalité gênante.
Le corps enseignant n’a pas encore trouvé la réponse à une jeunesse développant une hypersensibilité à son environnement. Mais certains psychologues pensent que soutenir ce mouvement des élèves serait désastreux pour l’éducation.
La phobie des microagressions
« Les étudiants ne rient plus de rien, on ne peut plus offenser personne. Même rire du fait d’avoir peur d’être offensé, c’est impossible », regrette l’acteur américain Chris Rock. Auparavant, l’humoriste arpentait les campus et animait des shows avec son complice, Jerry Seinfeld. Mais c’est devenu trop compliqué. Aux États-Unis, le genre d’offense évoqué par l’acteur est désigné par le terme anglais « microagression » – une phrase lancée sans volonté de faire du mal, mais qui peut tout de même heurter.
Les spécialistes de l’éducation sont unanimes : un nouveau climat est en passe de s’institutionnaliser. Rien n’est épargné, même le contenu des œuvres littéraires classiques ou les notions utilisées par les professeurs dans leurs cours sont potentiellement soumis à la censure. Par exemple, en décembre, The New Yorker rapportait que les élèves de Droit à Harvard ont demandé à bannir des cours l’expression « violer la loi », car le mot « viol » est en lui-même dérangeant. Courant 2014-2015, une liste a été déposée par 10 universités californiennes, établissant comme citations offensantes les phrases « l’Amérique est une terre d’opportunité », « Je pense que la personne la plus qualifiée devrait avoir le job ». Des phrases qui n’auraient choqué personne dans les années 90.
En 2008, à l’université d’Indiana, un étudiant lisait Notre Dame vs the Klan, un ouvrage qui encensait les étudiants s’étant rebellés contre le Ku Klux Clan. Mais la couverture du livre dépeignait un membre de l’organisation secrète, et cela suffit pour gêner le voisin de l’étudiant – tous deux étaient blancs – qui porta plainte auprès du bureau de l’université. Il obtint gain de cause. Un exemple extrême, certes, mais qui montre bien comment les choses sont en train de changer.
Une plongée dans l’inconscient collectif américain
Comment en est-on arrivé là ? Des spécialistes avancent certaines hypothèses. Dans l’éducation américaine, les enfants doivent s’occuper en rentrant de l’école. Ils font le tour du pâté de maison en vélo, vont voir leurs amis. Mais depuis les années 80, les choses ont changé ; le taux de criminalité a augmenté, les disparitions avec à la clé des photos d’enfants portés disparus sur les boîtes de lait, les reportages télévisés ont contribué à faire des parents baby-boomer une génération plus protectrice.
L’école a suivi le mouvement, en retirant les jeux extérieurs non sécurisés, ou encore le beurre de cacahuète (pour des raisons allergènes). Le massacre de Columbine en 1999 a fini par achever le tableau : la « tolérance zéro » a été installée, les règlements intérieurs des écoles ont banni les comportements jugés « mauvais » ou « malsains ». Pour les élèves, le message reçu était alors « la vie est dangereuse, mais les adultes feront tout ce qu’ils peuvent pour vous protéger ».
Ces natifs de l’ère Facebook sont différents des générations précédentes dans leur façon de partager un jugement moral ou dans leurs moyens de s’entraider au sein de conflits.
– Jonathan Haidt, psychologue et professeur d’éthique à la NYU-STERN School of Business
Un second aspect, relevé par les psychologues américains, se nomme la « polarisation affective des partisans ». Quand deux groupes se voient en ennemis (comme les Républicains et les Démocrates), il y a forcément certains éléments allant aux extrêmes dans chaque groupe. Au final, il devient de plus en plus difficile d’engendrer un compromis acceptable pour les deux groupes, en raison des extrêmes. Les liens moraux reliant les individus d’un groupe influent sur la capacité de porter un jugement extérieur.
Cet aspect est particulièrement évident avec le développement des réseaux sociaux. Facebook est une véritable terre de croisade ; les ados de 13 ans qui surfaient sur le réseau social en 2006 sont maintenant étudiants. D’après Jonathan Haidt, psychologue et professeur d’éthique à la NYU-STERN School of Business, « ces natifs de l’ère Facebook sont différents des générations précédentes dans leur façon de partager un jugement moral ou dans leurs moyens de s’entraider au sein de conflits ».
D’après le psychologue, la balance des pouvoirs entre les étudiants et l’université a penché du côté des étudiants, quand il est montré que ces derniers peuvent se mobiliser et ruiner la réputation d’un professeur très facilement. Un phénomène à prendre avec des pincettes, mais qui a néanmoins largement montré son efficacité, si l’on considère que de nombreuses administrations se rangent du côté des étudiants.
Les réponses des psychologues
Les professeurs se trouvent ainsi dans la double position de protecteurs et de persécuteurs. Un paradoxe difficile à contourner et qui peine à trouver une solution. Accorder du crédit aux microagressions, c’est au final supposer une extraordinaire fragilité de l’équilibre psychique des lycéens. Peut-on, doit-on transformer les campus en « espaces protégés » dans lesquels tous les mots mettant mal à l’aise seraient bannis ?
D’après les psychologues, les plus à plaindre sont sûrement les élèves eux-mêmes. « Si nous encourageons nos élèves à développer cette hypersensibilité avant qu’ils ne quittent le cocon et s’exposent au monde, qu’adviendra-t-il d’eux plus tard ? », s’interroge le psychologue. Beaucoup d’enseignants craignent en effet d’enfermer les élèves dans des schémas qui correspondraient plus tard à ceux des dépressifs ou des personnes anxieuses ; en effet, le monde du travail nous confronte souvent à des avis divergents et des prises de positions ardues.
Plusieurs solutions existent, mais il semble difficile de continuer à accepter ou prendre comme base la peur des microagressions ou la peur de tout ce qui pourrait heurter. Apprendre à reconnaître et accepter ses émotions est une étape très importante dans la mise à distance. Pendant longtemps, les philosophes se sont méfiés de leurs émotions, ou des peurs humaines. Dans la philosophie orientale comme occidentale, on recommandait l’abandon des attachements humains, les stoïciens par exemple avaient développés des pratiques qui permettaient de prendre de la distance avec les émotions humaines et de purifier l’esprit.
D’après Johnathan Haidt, les techniques et thérapies existant aujourd’hui reposent sur les mêmes mécanismes. Elles sont nécessaires pour apaiser le dialogue entre les lycéens et leur professeurs. Le psychologue cite ainsi Thomas Jefferson, fondateur de l’université de Virginie : « Cette institution sera basée sur la liberté incompressible de l’esprit humain. Ici, nous n’aurons pas peur de suivre la vérité où qu’elle puisse nous mener, et nous ne tolèrerons aucune erreur aussi longtemps que notre raison sera en mesure de la distinguer ».
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