La recherche sur les réseaux sociaux est en plein essor, alimentée par des outils de calcul et de visualisation de plus en plus puissants. Mais elle fait surgir des enjeux éthiques et déontologiques qui échappent largement aux cadres réglementaires existants. Le poids économique des grandes plateformes de données, la participation active des membres des réseaux, le spectre de la surveillance de masse, les effets sur la santé, la place de l’intelligence artificielle : autant d’interrogations en quête de solutions. Un workshop organisé les 5 et 6 décembre 2017 à Paris-Saclay, en collaboration avec trois associations internationales de recherche, ambitionne à faire avancer la réflexion.
Réseaux sociaux, de quoi parle-t-on ?
L’expression « réseau social » est devenue courante, mais ceux qui l’emploient pour désigner des médias sociaux comme Facebook ou Instagram, ignorent souvent son origine et sa véritable signification. L’étude des réseaux sociaux précède de loin l’avènement des technologies numériques. Depuis les années 1930, les sociologues mènent des enquêtes pour décrire les structures de relations qui unissent les individus et les groupes : leurs « réseaux ». Il s’agit par exemple des relations de conseil entre les employés d’une entreprise, ou des liens d’amitié entre les élèves d’une école. Ces réseaux peuvent se représenter comme des points (les élèves) unis par des lignes (les liens).
Bien avant tout questionnement sur les aspects sociaux de Facebook et Twitter, ces recherches ont apporté des éclairages très importants, par exemple sur les rôles des époux dans le mariage, l’importance des « liens faibles » dans la recherche d’emploi, l’organisation « informelle » de l’entreprise, la diffusion d’innovations, la formation d’élites économiques et politiques, l’entraide et le soutien social face au vieillissement ou à la maladie. Les concepteurs de plateformes numériques comme Facebook reprennent aujourd’hui certains des principes analytiques sur lesquels s’appuyaient ces travaux, fondés sur la théorie mathématique des graphes (quoique souvent avec moins d’attention pour les enjeux sociaux y afférant).
Très vite, les chercheur.e.s dans ce domaine ont compris que les principes classiques de la déontologie de la recherche (surtout le consentement éclairé des participants à une étude et l’anonymisation des données les concernant) étaient difficiles à assurer. Dans la recherche sur les réseaux sociaux, le traitement ne porte jamais sur un individu seul, mais sur les liens entre celui-ci et d’autres personnes. Si ces dernières ne sont pas incluses dans l’étude, on voit mal comment on obtiendrait leur consentement ; et les résultats peuvent être difficiles à anonymiser, les visuels s’avérant parfois révélateurs même en l’absence d’identifiants personnels.
L’éthique du numérique : un champ de mines
Depuis longtemps, les universitaires s’interrogent sur ces difficultés éthiques : déjà en 2005 la revue Social Networks dédiait un numéro à ces questions. Les dilemmes des chercheur.e.s sont exacerbés aujourd’hui par la disponibilité accrue de données relationnelles collectées et exploitées par les géants du numérique comme Facebook ou Google. Des problèmes nouveaux surgissent dès lors que les frontières entre sphères « publique » et « privée » se brouillent. Dans quelle mesure a-t-on besoin d’un consentement pour accéder aux messages qu’une personne envoie à ses contacts, à ses « retweets », ou à ses « j’aime » sur les murs des amis ?
Les sources d’information sont souvent la propriété d’entreprises commerciales, et les algorithmes que celles-ci utilisent biaisent les observations. Par exemple, un contact créé par un usager de sa propre initiative, et un contact créé sous le conseil d’un système de recommandation automatisé peuvent-ils être interprétés de la même manière ? Bref, les données ne parlent pas par elles-mêmes, et il faut s’interroger sur les conditions de leur usage et sur les modalités de leur production, avant de penser à leur traitement. Ces dimensions sont profondément influencées par les choix économiques et techniques ainsi que par les architectures logicielles imposées par les plateformes.
Mais une réelle négociation entre les chercheur.e.s (surtout dans le secteur public) et les plateformes (parfois émanant de grandes entreprises multinationales) est-elle possible ? L’accès aux données propriétaires ne risque-t-il pas d’être freiné, ou inégalement distribué (de manière potentiellement pénalisante pour la recherche publique, surtout quand elle est mal alignée avec les objectifs et les priorités des investisseurs) ?
D’autres problèmes surgissent dans la mesure où un.e chercheur.e peut même avoir recours à du crowdsourcing payé pour produire des données, en utilisant des plateformes comme Amazon Mechanical Turk pour demander à des foules de répondre à un questionnaire, ou même de télécharger leurs listes de contacts en ligne. Mais ces services mettent en cause d’anciens acquis en termes de conditions de travail et appropriation de son produit. L’incertitude qui en résulte entrave des recherches pourtant susceptibles d’avoir des retombées positives sur la connaissance et la société au sens large.
Les possibilités de détournement des résultats de la recherche pour des finalités politiques ou économiques sont multipliées par la disponibilité d’outils de communication et publication en ligne, que les chercheur.e.s sont désormais nombreux à saisir. Si l’intérêt des milieux militaires et policiers pour l’analyse des réseaux sociaux est bien connu (Osama Ben Laden aurait été localisé et neutralisé suite à l’application de principes d’analyse des réseaux sociaux), ces appropriations sont plus fréquentes aujourd’hui, et moins facilement contrôlables par les chercheur.e.s. Un risque non négligeable est l’usage de ces principes pour réprimer des mouvements civiques et démocratiques.
Mettre en avant les chercheur.e.s
Pour sortir de cette impasse, la solution n’est pas de multiplier les interdictions, aggravant les contraintes qui pèsent déjà sur la recherche : au contraire, il faut plutôt créer les conditions de la confiance pour que les chercheur.e.s puissent explorer toute l’ampleur et l’importance des réseaux sociaux en ligne et hors ligne, essentiels pour saisir des phénomènes économiques et sociaux saillants, tout en demeurant respectueux des droits des personnes.
Il s’agit de mettre en avant le rôle actif des acteurs de la recherche, appelés non pas à subir des règles prédéfinies mais à participer à la co-construction d’un cadre éthique et déontologique adéquat, à l’aide de leur expérience et de leur réflexion. Un processus bottom-up mettant à contribution les universitaires tout autant que les citoyens, les associations de la société civile et les représentants d’organismes de recherche publiques et privés, pourrait ensuite faire remonter ces idées et réflexions aux instances chargées de la régulation (par exemple les comités d’éthique).
Un atelier international à Paris
C’est à cette fin que l’atelier « Recent ethical challenges in social-network analysis » est organisé. En collaboration avec des équipes internationales (le Social Network Analysis Group de British Sociological Association, BSA-SNAG ; le Réseau thématique n. 26 « Réseaux sociaux » de l’Association française de sociologie (AFS) ; et le European Network for Digital Labor Studies (ENDLS), avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris-Saclay et de l’Institut d’études avancées de Paris, il aura lieu le 5-6 décembre prochain. Pour plus d’information, et pour s’inscrire, voir le site web de l’évènement.
Antonio A. Casilli, Associate professor Télécom ParisTech, research fellow Centre Edgar Morin (EHESS)., Télécom ParisTech – Institut Mines-Télécom, Université Paris-Saclay et Paola Tubaro, Chargée de recherche au LRI, Laboratoire de Recherche Informatique du CNRS. Enseignante à l’ENS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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