Fin de vie : « Dans sa forme actuelle, le projet de loi est l’expression des dérives qu’aucun pays n’a osé proposer d’emblée jusque-là », selon le professeur Emmanuel Hirsch

Par Julian Herrero
30 mai 2024 13:17 Mis à jour: 1 juin 2024 17:09

Entretien – Emmanuel Hirsch est professeur émérite d’éthique médicale à l’Université Paris-Saclay et auteur de « Soigner par la mort est-il encore un soin ? » (éditions du Cerf). Il analyse pour Epoch Times, le projet de loi sur la fin de vie actuellement débattu à l’Assemblée nationale et déplore les « amendements radicaux » de la commission spéciale qui « détournent le texte de son objectif qui était, en quelques circonstances exceptionnelles et très encadrées, de permettre à une personne proche de la mort d’abréger son existence ».

Epoch Times – Emmanuel Hirsch, le projet de loi sur la fin de vie est arrivé à l’Assemblée nationale lundi. Un texte qui a déjà été modifié par les députés de la commission spéciale. Dans la version initiale du texte, il était écrit qu’un malade peut avoir accès à l’aide à mourir s’il est atteint « d’une affection grave et incurable engageant son pronostic vital à court ou moyen terme ». Des amendements ont remplacé le « pronostic vital engagé à court et moyen terme » par « phase terminale ou avancée ». Comment interprétez-vous ces modifications ?

Emmanuel Hirsch – Il semble désormais évident, à l’heure où je réponds à vos questions, que la stratégie du gouvernement était d’admettre, au cours du premier examen du projet de loi en commission spéciale, des concessions qui aboutissent à ce que les députés débattent d’une législation qui serait la plus permissive au plan mondial.

En l’état actuel le « modèle » que prétendait instituer le président de la République rompt avec tout équilibre, toute nuance et semble démontrer ce que sera la loi dans les années qui viennent : incontrôlable dans ses interprétations et ses évolutions. C’est le mérite d’amendements radicaux que de lever le masque sur ce que l’on avait tenté de dissimuler sous le couvert d’une approche des nouveaux droits de l’aide à mourir.

Le fait de substituer des notions comme celles de maladie grave et incurable à la caractérisation d’un pronostic vital engagé, repose sur un constat évident : il est délicat d’évaluer en termes de mois l’évolutivité d’une maladie que l’on ne guérit pas, tant de circonstances de toute nature intervenant dans un parcours et un processus toujours individuel.

Notons que ce temps peut-être vécu sans souffrance, compatible avec une vie sociale et l’envie de mener des projets jusqu’à son terme. Dès l’annonce d’une maladie incurable il serait légalement possible de solliciter l’aide médicale à mourir, c’est-à-dire sans être en fin de vie, pour ne pas dire sans la moindre justification que pourrait cautionner un médecin.

Cette rupture détourne ce projet de loi de son objectif qui était, en quelques circonstances exceptionnelles et très encadrées, de permettre à une personne proche de la mort d’abréger son existence.

Ce projet de loi entend également renforcer l’accès aux soins palliatifs. La notion de soins « palliatifs et d’accompagnement » est introduite. Cela va-t-il dans le bon sens ?

Les soins d’accompagnement sont des soins de vie, de relation et non des soins de la mort. Dès les années 1980, les soins palliatifs ont contribué à développer une culture de la présence à l’autre, du non-abandon fondée sur des principes humanistes de sollicitude et la mise en œuvre, avec la personne, de stratégies soignantes contribuant à la qualité et au confort de son existence. Rien à voir avec les dispositifs d’aide à mourir de manière anticipée dès lors que toutes les compétences sont mobilisées afin de préserver les droits de la personne en termes de dignité et de capacité de vivre sa vie sans entrave y compris jusqu’à ses derniers jours, parfois les plus importants pour conclure un chemin de vie auprès ses siens.

Il est inacceptable de confondre dans une même acception le concept d’accompagnement, le maintien de la responsabilité du lien avec, à son opposé, l’acte létal présenté de manière inacceptable et alternative comme la dernière compassion du médecin à l’égard de celui qu’il fait mourir. Ce projet de loi cultive la confusion et pervertit ce qu’est l’esprit du soin dès lors qu’il présente comme équivalentes l’aide à vivre et la pratiques médico-légale du geste qui tue.

Que l’on ait la loyauté d’être explicite, et que le gouvernement assume ses responsabilités. Que nos parlementaires s’expriment en conscience sur un texte qui ne concède pas aux euphémismes et à la rhétorique des instances nationales d’éthique ! Ce dont il est question du point de vue de la vie démocratique, c’est de légiférer sur le droit à l’euthanasie et au suicide assisté.

Quant à la promesse de développer dans les 10 prochaines années les capacités d’accès de tous aux soins palliatifs, il s’agit d’une promesse qui, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs, n’a jamais été tenue, un gage en quelque sorte pour se donner bonne conscience et cautionner des évolutions qui abrasent nos repères essentiels.

Nos devoirs d’humanité et de société nous enjoignent d’assumer nos responsabilités, certes délicates et complexes, à l’égard de la personne qui souffre ou va mourir en refusant d’abréger son existence au motif que ne saurions plus concevoir autrement notre fraternité à son égard.

En tant que professeur émérite d’éthique médicale, jugez-vous ce projet de loi sur la fin de vie en phase avec l’éthique médicale ? L’écrivain Michel Houellebecq disait en 2021 à nos confrères du Figaro qu’ « une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect ».

Les fondements de l’éthique médicale ont été altérés par les instances qui en sont les garantes dès lors que, de manière imprudente, elles ont estimé que l’heure était venue d’ouvrir la législation à l’aide active à mourir.

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu public son avis n° 139 « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité » le 13 septembre 2022, jour où, dans la foulée, le président de la République engageait la concertation nationale en vue de l’extension de la loi avec, pour première étape, la Convention citoyenne. Rappelons que le CCNE s’était auto-saisi de cette réflexion qu’il estimait de l’ordre d’une urgence éthique, dans un contexte où d’autres priorités pouvaient solliciter son attention, dont notamment l’effondrement des capacités d’accueil et de suivi des plus vulnérables dans nos hôpitaux et la fragilisation des dispositifs du secteur médico-social. À la suite de la crise sanitaire 2020-2022 j’estime que d’autres préoccupations auraient pu solliciter sa sagacité dès lors qu’il aspire à défendre l’autonomie de la personne et nos solidarités.

Comme professeur émérite d’éthique médicale, j’estime que notre souci est l’intérêt supérieur de la personne et que, confrontée à des situations existentielles redoutables, elle aspire tout d’abord à être reconnue dans le droit de bénéficier de l’attention bienveillante et des soins qui la respectent en ce qu’elle est et en sa vie.

Ériger le concept d’autonomie au motif qu’il prévaut et s’impose dans l’arbitrage des décisions, c’est insulter la personne dépendante de tout, du fait de conditions d’existence et de dépendances à la maladie ou à des handicaps qui menacent son intégrité à la fois physique et morale.

Je m’érige contre une éthique hors sol, une éthique de la compassion et des bonnes intentions, qui donne parfois à penser qu’elle néglige l’engagement au quotidien et l’expertise des professionnels et des membres d’associations qui estiment aujourd’hui que ce type de prescriptions éthiques dénature l’esprit du soin, ses valeurs, son éthique et donc les principes mêmes qui conditionnent la relation de confiance.

Je suis stupéfait du silence des instances éthiques qui n’ont pas estimé de leur responsabilité d’intervenir ces derniers jours lorsque le projet de loi a été défait en commission spéciale du point de vue des équilibres éthiques qu’il était censé défendre, souvent en se référant aux avis d’éthique qui ont fondé les responsables politiques à affirmer que leurs conceptions de l’évolution législative était en soi éthique. L’approche éthique ne se limite pas à l’expertise. Elle se doit d’être impliquée, c’est ainsi que, pour ma part, je la conçois.

Craignez-vous que ce texte conduise à certaines dérives ?

Dans sa forme actuelle, revue par la commission spéciale, le projet de loi est l’expression des dérives qu’aucun pays qui nous a précédé dès 2001 dans une légalisation de l’aide à mourir n’avait osé proposer d’emblée. Les parlementaires ont approuvé dans la nuit du 17 au 18 avril un texte dont on se demande ce qu’il est censé encadrer, tant les critères énoncés pour que l’aide à mourir ne soit accessible qu’en des situations humaines de fin de vie spécifiques de souffrances incoercibles sont levés ou exposés à des interprétations susceptibles de condamner un professionnel réfractaire à une procédure d’aide à mourir pour délit s’entrave !

Il me semble évident que la version du texte qui sera en principe voté à l’Assemblée nationale le 11 juin apportera quelques correctifs à l’outrance de certains parlementaires soutenus dans leurs excès par des intellectuels détenteurs de convictions fortes, à propos de ce à quoi l’esprit de modernité nous engagerait, ainsi que quelques associations estimant fondé à ce que soit instituée une libéralisation sans entrave de la mort donnée tout en confiant la besogne à un soignant. Et singularité française stupéfiante, un proche pourrait être désigné à cette fin, quelques soient les ambivalences dans sa position et les conséquences ne serait-ce en termes de culpabilité.

Nous voilà vulnérabilisés par des harangues prétendant défendre l’humanisme et l’esprit de fraternité, relayées par des chantres de la mort de l’autre, au nom de la loi de la République, qui, de la sorte, approuvera les normes d’un faire mourir considéré démocratiquement plus recevable qu’une solidarité d’humain à humain témoignée par une présence vraie jusqu’au terme de la vie.

Le concept de transgression a été souvent évoqué à propos de ce que le projet de loi souhaite légitimer. Je considère que l’interdiction de contester la dignité et les droits fondamentaux de la personne est d’une valeur sociétale qui témoigne d’une attention inconditionnelle à l’égard de la personne vulnérable pour toutes sortes de raisons.

Ces circonstances existentielles que nous redoutons tous, pour soi comme pour un proche, en appellent de notre part à assumer un devoir de sollicitude qui s’oppose à l’abandon et plus encore à l’acte létal porté sur autrui. C’est dans nos positions de résistance à ce qui abolirait les principes qui nous rassemblent et nous renforcent autour des valeurs qui font démocratie et société, que nous trouvons en nous la capacité d’exprimer et de défendre notre humanité. Y compris lorsque les risques de certaines dérives peuvent mener à une tolérance à l’inacceptable, à une indifférence ou à des mentalités et à des idéologies qui nous habituent à abolir les règles de la civilité.

Vous l’avez compris, l’approche de la fin de la vie d’une personne n’est pas réductible à l’élaboration concertée des protocoles médico-légaux de son euthanasie et du suicide médicalement cautionné. De tels enjeux concernent nos essentiels. Il n’est pas admissible de les ramener à des stratégies politiciennes et à des considérations en fait irrespectueuses de ce que sont les libertés et les droits effectifs de la personne confrontée à la maladie grave, aux circonstances du handicap et des dépendances.

Avant de légiférer sur les conditions de l’aide à mourir, que nos politiques et nos militants des droits, théorisés à l’autonomie décisionnelle de la personne en fin de vie, rendent possible l’exercice effectif du droit de la personne à vivre la plénitude de sa vie dans le parcours d’une maladie grave, de la perte d’autonomie ou du vieillissement, respectée dans sa dignité, ses aspirations, son appartenance à la vie sociale. Une reconnaissance dans ses autres droits humains, ceux de l’immédiat et du quotidien, sans être assignée à n’envisager comme suprême liberté que le droit de décider des conditions de sa mort anticipée, sur ordonnance et contrôle médicaux !

Je suis rétif à cette compassion publique, à cette ultime forme de considération sociale qu’incarnerait éthiquement l’aide à mourir. L’éthique de la sollicitude en appelle à une autre exigence morale que cette commisération qui, dans nombre de pays favorables au faire mourir, est plus habituellement accordée aux personnes les plus vulnérables et les plus démunies. Car, pour ce qui les concerne, elles sont souvent dans l’incapacité d’encore revendiquer et de rendre audible un privilège d’une toute autre nature : celui de vivre digne d’une vie parmi nous jusqu’à ce que la mort marque le terme de ce qu’exister signifie.

C’est pourquoi je me situe du côté de ceux qui ne désertent pas l’engagement auprès de celui qui souffre trop souvent d’avoir le sentiment d’être abandonné à sa solitude et à sa désespérance, d’être assimilé, du fait de la nature de sa maladie, à la catégorie des personnes qui devraient plus que d’autres bénéficier d’une aide à mourir. Ce parti n’est pas celui des pro-vie. Il réunit les membres de la société qui se font une haute idée des valeurs et des principes éthiques dont nous sommes personnellement et collectivement comptables.

Le Professeur Emmanuel Hirsch vient de constituer le Collectif Démocratie, éthique et solidarité (Informations et contact : contact@collectif-des.fr ) qui constate « qu’en l’état actuel, l’aide à mourir conçue par le projet de loi expose les plus vulnérables d’entre nous à des risques réels d’injustices, de violences, de maltraitances, d’abus d’influence ou encore d’abandon, contraires aux droits fondamentaux que tout État démocratique doit garantir ».

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