Amoureux de l’Hexagone, François Wu est le représentant spécial en France de la plus vibrante démocratie d’Asie. Pour encore quelques semaines, car le diplomate taïwanais vient d’être promu vice-ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Lai Ching-te, investi officiellement ce 20 mai. Juste avant l’entrée en fonction du nouveau président, dont le discours d’investiture a agacé Pékin au point de lancer un exercice militaire à grande échelle autour de l’ile, Epoch Times a rencontré M. Wu. Ambitions chinoises régionales et mondiales, discriminations institutionnelles contre Taïwan, visite d’État de Xi Jinping en France, ou encore enjeux stratégiques européens face à la Chine… il répond sans concession à nos questions dans cet entretien fleuve.
Epoch Times : Avant même la prise de fonctions du nouveau président taïwanais Lai Ching-te, partisan de la fermeté face à Pékin, la Chine a lancé, une nouvelle fois, des manœuvres militaires autour de Taïwan. Comment Taipei réagit-elle face à ces exercices militaires chinois ?
François Wu : Nous ne parvenons pas à empêcher les exercices militaires chinois autour de Taïwan. À la moindre contrariété, ils nous menacent. Pour autant, Taïwan renforce considérablement ses capacités militaires et nous espérons que la France pourra jouer un rôle important à l’avenir.
En matière d’autodéfense, nous augmentons significativement nos budgets militaires. Taïwan vient également de lancer son propre sous-marin, qui sera opérationnel dans quelques mois, une réussite rendue possible grâce à une aide militaire substantielle des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Nous modernisons également nos avions F16, et les Américains vont bientôt nous livrer les modèles de dernière génération. Taïwan montre ainsi à la Chine qu’elle possède une véritable capacité de défense.
Parallèlement, d’autres manœuvres militaires sont organisées. Le mois dernier, les Philippines et les États-Unis ont conjointement mené un exercice militaire, soutenu par 14 pays, dont la France. Ces opérations envoient des signaux forts à la Chine et contribuent à maintenir la stabilité, le statu quo et la liberté de navigation dans la région, qui relèvent de l’intérêt mondial.
La 77e Assemblée mondiale de la Santé (AMS) se tiendra du 27 mai au 1er juin au Palais des Nations à Genève, en Suisse. Taïwan en est écarté, une nouvelle fois. De quoi son exclusion est-elle le nom ?
L’exclusion de Taïwan par l’OMS s’explique par l’opposition de la Chine à toute participation taïwanaise dans les organisations internationales. La Chine considère qu’une collaboration des pays du monde avec Taïwan équivaudrait à reconnaître l’existence de deux États distincts, ce qui contredit sa politique d’une seule Chine.
La philosophie chinoise consiste à gagner une guerre sans la mener directement. Dans cet esprit, le Parti communiste cherche à isoler Taïwan de la scène internationale pour que notre pays finisse par céder, tel un fruit mûr tombant de l’arbre. L’OMS n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais il est particulièrement regrettable. Selon sa Constitution, cette agence de l’ONU pour la santé publique devrait collaborer avec toutes les nations sans discrimination de genre, de croyance, de race, de condition sociale ou d’opinion politique. Pourtant, elle discrimine ouvertement Taïwan en raison de l’influence manifeste de la Chine, et ce n’est pas sans conséquences pour la santé mondiale.
En décembre 2019, Taïwan a été le premier pays à alerter l’OMS concernant la transmission d’humain à humain du Covid-19 en Chine. Un signal d’alarme toutefois ignoré par l’OMS au motif que nous n’en sommes ni membre ni observateur. Le 28 janvier 2020, le directeur général de l’OMS de l’époque, Tedros Adhanom Ghebreyesus, après avoir rencontré Xi Jinping à Pékin, a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter quant à la capacité du régime chinois à contenir l’épidémie et que l’OMS s’oppose à l’imposition de restrictions de voyage et de commerce avec la Chine.
Face à cette situation problématique, nous avons décidé d’interrompre immédiatement tous les échanges humains avec la Chine, demandant à tous ses ressortissants de quitter Taïwan avant la fin du mois de janvier 2020. Ces mesures nous ont épargné une politique de confinement durant les deux années suivantes, contrairement à l’Europe, où les confinements stricts ont débuté dès le mois mars de cette année-là, avec l’Italie.
Il va sans dire que nous sommes donc très préoccupés que l’OMS, chargée de préserver la sécurité sanitaire à l’échelle mondiale, ait oublié ses principes fondamentaux en vue de satisfaire le pouvoir chinois.
En 2023, le Département américain de l’Energie et le FBI ont conclu que le virus du SARS-CoV-2 s’est « très probablement » échappé du laboratoire de Wuhan. La Chine, après avoir longtemps nié son existence et sa dangerosité, a longtemps soutenu que le virus provenait d’un marché aux animaux. Quelles responsabilités attribuez-vous à la Chine dans le déclenchement de la crise du Covid-19 ?
Je ne suis pas spécialiste en virologie, mais je constate que la pandémie du Covid-19 a démarré à Wuhan, en Chine, comme en 2003 au moment de la pandémie du SRAS. Peut-être vous souvenez-vous qu’au début de la crise sanitaire, le coronavirus était régulièrement évoqué sous l’appellation de « virus chinois » ou « virus de Wuhan ». Cependant, les autorités chinoises ont exercé une pression énorme pour que le monde change cette désignation en « Covid-19 ».
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’un virus est associé au nom d’un pays, comme la grippe espagnole par exemple. De nombreuses maladies sont nommées d’après leur lieu d’émergence, sans que cela n’implique une accusation contre le pays concerné. Cette volonté d’éviter toute association du virus avec la Chine suggère qu’il y a des éléments d’information que le Parti communiste désire maintenir confidentiels. S’agissant de sa responsabilité dans le déclenchement de la crise sanitaire, chacun se fera son propre jugement.
Xi Jinping clôturait le 10 mai sa tournée européenne, après avoir été accueilli en France entre les 5 et 7 mai. Quels étaient selon vous les objectifs poursuivis par le dirigeant chinois en France et, plus largement, en Europe ?
Xi Jinping est certainement venu en Europe avec l’intention de semer la division sur le continent. C’est l’un de ses objectifs, et je pense qu’il y est parvenu, si l’on observe l’accueil chaleureux qu’il a reçu en Serbie et en Hongrie, membres de l’Union européenne. La Hongrie, par exemple, ne semble plus partager les mêmes objectifs que les autres membres de l’UE, notamment face aux défis posés par la Chine, comme la submersion de son économie par la surproduction chinoise.
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, qu’Emmanuel Macron considère comme une question existentielle, la Chine ne permettra pas l’effondrement de la Russie. Pourtant, l’Europe juge inacceptable l’agression russe contre l’Ukraine. La visite de Xi Jinping en Europe n’a guère favorisé le consensus ou la solidarité entre les membres de l’UE, bien au contraire.
Comment l’Europe doit-elle faire face à ces défis ? Ce sera aux Européens d’en décider.
En 2022, le déficit commercial européen vis-à-vis de la Chine avait atteint près de 400 milliards d’euros. En 2022, la France a enregistré un déficit commercial de 50 milliards d’euros en Chine. Estimez-vous que la Chine livre une guerre commerciale à la France et à l’Europe ?
Ce n’est pas une guerre commerciale au sens strict. La Chine a besoin de maintenir sa croissance économique, menacée par une économie domestique en berne et une détérioration de ses relations commerciales avec plusieurs grandes puissances.
Si le PIB chinois continue de croître grâce à des surcapacités de production, les exportations de la Chine vers le Japon et les Etats-Unis ont diminué de 3 % au cours de la dernière décennie. Cela peut sembler insignifiant, mais la Chine, pour maintenir son progrès économique, doit trouver un moyen d’écouler ses excédents liés à cette surproduction. Où vont-ils alors ? Vers l’Europe, qui a connu cette dernière décennie une augmentation des exportations chinoises de… 230 % !
Désireuse de créer un monde durable autour de valeurs partagées après les désastres de la Première et Seconde Guerres mondiales, l’Europe, en respectant strictement tous les règlements commerciaux, a naïvement permis à la Chine d’écouler sa surproduction. Sans prise de conscience que la Chine ne respecte pas les règles du jeu en matière de commerce international, l’UE risque d’être confrontée à une aggravation de ce problème, et d’en payer les conséquences.
Dans sa conférence de presse, Emmanuel Macron a redit que la France rejetait « la logique des blocs », prônant depuis son arrivée à l’Élysée, une « politique d’équilibre », une « troisième voie » pour l’Europe, entre les États-Unis et la Chine. Quel regard portez-vous sur le positionnement du président de la République ?
Si je critique fermement la Chine, je reste toutefois convaincu de l’importance de maintenir un dialogue ouvert avec tous les pays. La Chine demeure un partenaire important pour la France, pour l’Europe, mais aussi pour Taïwan. Je pense que l’Europe et la France doivent continuer à dialoguer avec la Chine, tout en défendant leurs intérêts, car, sans cela, la Chine pourrait se replier sur elle-même, grandir, et devenir plus menaçante. Un processus qui risquerait de nous conduire vers une confrontation directe.
À mes yeux, la France joue un rôle crucial en maintenant le dialogue avec la Chine, même si ces discussions sont parfois difficiles et ne mènent pas toujours à un consensus. J’adhère à la politique de dialogue du président Emmanuel Macron. Et chaque avancée, même minime, reste un pas en avant.
Emmanuel Macron avait cependant estimé que la France ne devait pas être « suiviste » des États-Unis sur la question de Taïwan, dans un entretien accordé aux Échos en avril 2023 à l’issue de son voyage d’État en Chine. Regrettez-vous cette déclaration ?
Je peux simplement constater que les conséquences de cette déclaration ont été satisfaisantes, car elles ont donné lieu en Europe à un soutien significatif envers Taïwan, et à un appel de la part de l’Europe à maintenir la paix et la stabilité dans la région. Par ailleurs, lors du forum d’Aspen sur la sécurité, Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique du président de la République, a fait une déclaration percutante, affirmant que si la Chine tentait d’envahir Taïwan, la France réagirait fermement avec des sanctions. Le ton a été corrigé.
Je dois dire aussi que le président Macron est le premier président français à intégrer Taïwan comme un partenaire important dans la stratégie indo-pacifique de la France. Le chef de l’État a grandement contribué à renforcer le rôle de la France dans la région indo-pacifique, notamment dans le détroit de Taïwan.
En définitive, je comprends pourquoi M. Emmanuel Macron a fait cette déclaration : il cherche, avec beaucoup de volonté politique, à trouver une troisième voie pour l’Europe et pour la France. Chaque pays a son rôle à jouer, des capacités étatiques différentes et des intérêts spécifiques à défendre.
Pourquoi le Parti communiste chinois veut-il à tout prix conquérir Taïwan ?
Sur le plan personnel, Xi Jinping aspire à devenir le plus grand empereur de Chine, convaincu qu’il a une mission historique à accomplir. Comme de nombreux dictateurs avant lui, à l’instar d’Hitler, il désire marquer l’histoire par un grand destin. Il n’est pas le premier et ne sera sûrement pas le dernier.
Avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la Chine a connu une croissance spectaculaire pendant 30 ans, lui permettant de devenir une puissance mondiale. Cette ascension a nourri l’ambition de Xi Jinping de devenir le plus grand empereur de Chine. La conquête de Taïwan est pour lui une manière de rivaliser avec les États-Unis dans l’océan Pacifique.
De plus, Taïwan détient 92 % de la capacité mondiale de fabrication des semi-conducteurs les plus sophistiqués, considérés comme le « nouveau pétrole » du XXIᵉ siècle. Ces semi-conducteurs sont essentiels pour nos téléphones portables, ordinateurs, voitures électriques, ou encore équipements militaires. En contrôlant cette filière, la Chine pourrait dominer l’avenir technologique du monde.
Il faut noter qu’en 2014, Xi Jinping déclarait à Barack Obama que l’océan Pacifique était assez vaste pour permettre la coexistence de deux grandes puissances. Dix ans plus tard, lors de la visite de M. Antony Blinken en Chine, il a élargi cette vision en affirmant que le monde entier est assez grand pour deux puissances. Cette évolution montre l’ampleur croissante de son ambition et cette volonté de remodeler l’ordre mondial établi par les puissances occidentales après la Seconde Guerre mondiale.
D’un point de vue géostratégique, pour accéder à l’océan Pacifique, la Chine doit contrôler les détroits entre Taïwan et le Japon, ainsi qu’entre Taïwan et les Philippines, zones surveillées par le Japon, les États-Unis, Taïwan et les Philippines. Le détroit de Formose n’est pas un océan profond, mais en prenant le contrôle de Taïwan, la Chine pourrait immédiatement construire une base militaire maritime à l’est de l’île, accédant directement à l’océan Pacifique. Des sous-marins chinois pourraient ainsi disparaître dans les eaux du Pacifique, et ainsi rivaliser avec les forces américaines.
La situation de Taïwan rappelle également pourquoi la Russie a envahi l’Ukraine. Taïwan démontre qu’il est possible de vivre avec des valeurs universelles dans une société sinophone. Par exemple, contrairement à la gestion dictatoriale du Covid-19 en Chine, notre pays a réussi à franchir le cap de la pandémie grâce à des méthodes démocratiques. Notre démocratie constitue un modèle opposé à la Chine communiste, et c’est donc une menace pour le régime chinois, qu’il veut détruire pour garantir sa survie. C’est donc pour des raisons personnelles, militaires, économiques et idéologiques, que la Chine désire conquérir Taïwan.
Quels seraient les risques pour le reste du monde si une guerre éclatait entre la Chine et Taïwan ?
Je reprendrais l’analyse de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur : en cas d’invasion de Taïwan par la Chine, le fonctionnement des usines du monde entier s’arrêterait dans les semaines qui suivent. La raison est simple : Taïwan est le premier producteur mondial de semi-conducteurs, à 70 %, et ces puces sont utilisées dans tous les produits électroniques. Là réside pour le monde le plus grand danger d’un conflit ouvert entre Taïwan et la Chine. C’est pourquoi la communauté internationale œuvre à maintenir le statu quo et à dissuader la Chine d’envahir Taïwan.
Membre républicain du Congrès américain, Carlos A. Gimenez confiait à Epoch Times en juillet 2023 que « le Parti communiste chinois veut dominer le monde », ajoutant que « s’il atteint ses objectifs, alors ce que vous voyez se produire en Chine se produira dans le monde entier ». Partagez-vous cette analyse ?
Un changement de l’ordre mondial par la Chine entraînerait une restriction progressive de la liberté d’une partie de l’humanité. La notion de liberté comme valeur universelle serait de plus en plus remise en question.
Le véritable danger réside dans le fait que la Chine nous ramène à un monde d’avant le XXᵉ siècle, dominé par des ambitions expansionnistes et la loi du plus fort. De nombreuses sociétés du siècle dernier ont souffert de cette logique. En réaction aux catastrophes de cette époque, nous avons cherché à construire un nouveau monde fondé sur la liberté et l’égalité. Cependant, si nous permettons à la Chine de remodeler cet ordre mondial, nous courons un risque majeur, d’autant plus qu’à l’époque, il n’y avait pas de menace nucléaire.
En France, six parlementaires ont été la cible d’une cyberattaque chinoise perpétrée par APT31 en 2021. Lors d’une conférence de presse au Sénat le 6 mai dernier, André Gattolin, Olivier Cadic et Constance Le Grip ont affirmé que les solutions de défense élaborées par Taïwan en la matière pourraient servir de modèle d’inspiration : « Taïwan est le pays le plus avancé en matière contre informationnelle et un laboratoire en termes d’attaques cyber », a avancé Olivier Cadic. Quelles solutions préconiseriez-vous ?
Taïwan fait de son mieux pour contrer les cyberattaques chinoises et apprend en cours de route. Nous faisons beaucoup d’efforts, mais je ne pense pas que nous ayons entièrement réussi. Selon un chiffre communiqué il y a deux ans, nous subissions alors un million de cyberattaques par jour de la part de la Chine. En outre, lors de l’élection présidentielle de cette année, nous avons également constaté de nombreuses ingérences chinoises.
Je crois que la meilleure solution est de renforcer les échanges, la coopération et les discussions entre les grandes démocraties pour mieux résister à ces cyberattaques. Il faut également réfléchir à des moyens de riposte. Notons que tous les réseaux sociaux occidentaux comme Facebook sont interdits en Chine, tandis que la Chine peut déployer ses propres systèmes en Occident à des fins de divisions sans que nous n’ayons aucune influence en retour chez elle. Parler du bon fonctionnement d’une démocratie saine et défendre nos valeurs peut vous valoir d’être emprisonné pour non-respect de leur loi sur la sécurité nationale.
Il en va de même à Taïwan. Le drapeau national et les symboles chinois sont librement autorisés chez nous, alors qu’il est interdit d’afficher notre drapeau taïwanais en Chine. À l’avenir, il est essentiel d’établir une certaine réciprocité. Par exemple, comme la Chine n’autorise pas nos réseaux sociaux sur son territoire, TikTok, qui lui sert d’outil de propagande, ne devrait pas rester sous son contrôle.
Cela étant dit, comme nous parvenons désormais à les détecter, les cyberattaques ne sont pas à mes yeux le plus grand danger pour la sécurité des nations. Le véritable enjeu réside dans la lutte contre la manipulation de l’information, qui touche, même à Taïwan, une grande partie de notre population.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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