Georges Bensoussan : « La grande peur de nos dirigeants est la réédition d’un embrasement des banlieues »

Par Julian Herrero
21 octobre 2024 08:13 Mis à jour: 21 octobre 2024 08:13

ENTRETIEN – L’historien Georges Bensoussan, auteur de nombreux ouvrages, en dernier lieu Les Origines du conflit israélo-arabe, 1870-1950 (Presses universitaires de France, 2023) décrypte la situation actuelle au Moyen-Orient et la montée de l’antisémitisme en France.

Epoch Times – Les affrontements se poursuivent sur le front nord entre Tsahal et le Hezbollah. L’organisation terroriste chiite a été lourdement frappée, à la fois par l’armée israélienne et le Mossad (Bipers, mort de Nasrallah). De son côté, le Hamas semble aussi affaibli. Un an après les massacres du 7 octobre, peut-on dire qu’Israël est en train de gagner la guerre ?

Georges Bensoussan – L’armée israélienne est en train de remporter une victoire militaire contre le Hamas mais sur le front nord, elle est encore loin d’en avoir fini avec l’organisation terroriste chiite qui a été durement frappée et se retrouve sans commandement central, mais qui dispose encore de grosses capacités en matière de stock d’armement, et des unités relativement autonomes au Sud-Liban.

J’en veux pour preuve les frappes sur une base militaire au sud de Haïfa dimanche 13 octobre ayant coûté la vie à quatre soldats israéliens et blessé gravement sept autres.

Deux semaines après que Téhéran ait envoyé des missiles sur l’État hébreu, Benjamin Netanyahu a affirmé qu’Israël décidera de sa riposte contre l’Iran en fonction de son « intérêt national ». L’État hébreu a-t-il intérêt à mener des représailles fortes ou « mesurées » pour ne pas risquer un affrontement direct ?

Maintenant que l’épreuve de force est engagée avec le Hezbollah, l’intérêt d’Israël est d’aller aussi loin que possible contre une armée chiite (dont les 150.000 missiles, beaucoup de fabrication iranienne, sont de haute précision) représente une menace mortelle.

L’État hébreu a intérêt à réagir fortement à la fois pour rétablir la dissuasion et parce que c’est l’occasion de porter un coup sévère au régime iranien qui depuis plusieurs années, tout en souhaitant éviter une guerre ouverte dont il sait qu’il la perdrait, teste les défenses israéliennes et occidentales générant une situation de surenchère, qui peut à tout moment échapper au contrôle des uns et des autres et déraper dans un scénario semblable à celui du mois de juillet 1914.

Comment jugeriez-vous l’état du régime des Mollahs aujourd’hui ? Est-il solide ?

Nous savons par la société civile, et plus encore par la très nombreuse diaspora iranienne, que le régime est fragile. Il est extrêmement impopulaire dans une grande partie de la population.

Économiquement, sa situation est difficile, l’inflation est très élevée, les médicaments, voire parfois la nourriture de base, manquent. Le régime règne aussi par la terreur qu’il inspire et qu’il pratique, une terreur du même niveau de férocité que celle des régimes totalitaires. La peur joue donc un rôle considérable dans le fonctionnement de ce régime, l’opposition y est muselée et les soulèvements populaires y ont été brisés vague après vague depuis plus de 20 ans.

Pour autant, il est impossible de faire quelque pronostic que ce soit, une incertitude qui tient aussi à la distorsion impressionnante entre un régime tyrannique et archaïque et une société qui figure parmi les plus évoluées de la région. Voyez la fréquentation majoritairement féminine des universités comme aussi l’indice de fécondité qui est inférieur à celui de la France.

Le régime iranien survit donc par la terreur ?

Il tient en partie par la terreur, mais pas seulement. Il a aussi le soutien d’un certain nombre d’affidés à l’instar du corps des Gardiens de la Révolution et des bassidjis, ces mercenaires qui sont le lumpenprolétariat du régime, les hommes de la pire violence de rue. Ces couches sociales, privilégiées par le régime, défendront bec et ongles leur statut. Le régime bénéficie donc d’une base sociale même si elle est étroite.

Peut-on alors affirmer qu’il a le soutien d’une partie importante de la population iranienne

Sans doute pas d’une partie importante de la société iranienne, plutôt d’une partie tout court. Penser que la République islamique ne dispose d’aucun soutien social serait une erreur.

Emmanuel Macron a suscité une polémique le 5 octobre en se prononçant en faveur de l’arrêt des livraisons d’armes à Israël. Position qu’il a récemment réitérée. Pourquoi a-t-il, selon vous, tenu ces propos ?

Il a tenu ces propos dans le contexte particulier de la clôture du Sommet de la Francophonie où le Maghreb, c’est-à-dire le monde arabe, représente une partie importante. Et d’où, par parenthèse, Israël est exclu par la pression de ce même monde arabe alors que c’est l’un des États les plus francophones du monde.

On peut considérer ici qu’Emmanuel Macron a voulu envoyer un signal à la fois au monde arabe et aux banlieues islamisées. Dans le même esprit de ce qu’il avait fait le 12 novembre 2023 en ne participant pas à la marche contre l’antisémitisme. Il sait l’état d’esprit et les mentalités qui règnent dans ces banlieues, il sait que l’antisémitisme y est vivace, ce qu’au demeurant tout le monde sait aujourd’hui à l’exception des aveugles de profession.

Demeure toutefois une certaine incohérence dans la position présidentielle, laquelle passe en douze mois d’une proposition de « coalition internationale contre le Hamas » à l’appel à priver aujourd’hui l’État d’Israël des armes pour se défendre contre un plan d’éradication génocidaire qui, même s’il n’a aucune chance de réussir, demeure de nature génocidaire.

Vous avez parlé de « signal envoyé aux banlieues ». Le chef de l’État craint donc de nouvelles émeutes ?

Oui, en effet. Cette crainte ne date pas d’hier, elle était déjà à l’œuvre à l’époque de François Hollande, de Nicolas Sarkozy et de Jacques Chirac.

En réalité, depuis les émeutes de 2005, la quasi-totalité des dirigeants français, à quelques rares exceptions près, ont peur. Le problème, c’est que l’on ne bâtit pas de politique durable sur la peur. Quand les vaincus pensent pouvoir acheter la paix sociale de renoncement en renoncement, ils n’éviteront ni la soumission, ni la violence.

Après les émeutes de 2005 puis de 2007, et plus récemment celles qui en juin 2023 ont suivi la mort du jeune délinquant Nahel, la grande peur de nos dirigeants est d’assister à un embrasement généralisé dont ils pensent que les forces de l’ordre ne pourraient pas venir à bout.

En un an, les actes antisémites ont explosé en France. Cet antisémitisme est-il le fruit d’une importation du conflit israélo-palestinien ou de quelque chose de plus profond ?

Il est le résultat des deux éléments que vous venez de citer. Le conflit israélo-palestinien n’a pas créé cet antisémitisme, il l’a seulement mis en lumière. Il lui pré-existait. Il vient, pour l’essentiel, d’une partie de l’immigration arabo-musulmane, importée du Maghreb et plus particulièrement d’Algérie où l’antisémitisme a droit de cité. Ce qui n’est pas le cas au Maroc. La Tunisie, elle, offre une situation plus complexe au vu des déclarations du président tunisien Kaïs Saïed qui, en juillet 2024, imputait à un « complot sioniste » les carences en eau et en électricité qui affectaient son pays.

Cet antijudaïsme dans le monde arabo-musulman est d’ordre culturel et religieux. Sans doute est-il ici aggravé par le choc de l’immigration et par le spectacle affligeant du marasme du monde arabe. En particulier du marasme de l’Algérie, cet État richissime en hydrocarbures et pourtant en faillite, et où une partie de la jeunesse ne songe qu’à émigrer. De nombreux ingrédients liés au ressentiment anti colonial, anti occidental et antijuif (qui évoque cette « revanche des ratés » dont parlait Georges Bernanos à propos du régime de Vichy), sont là, bien présents aujourd’hui pour réactiver l’antisémitisme. À cela s’ajoute le conflit israélo-arabe dans lequel une partie de la jeunesse française d’origine maghrébine s’identifie aux Palestiniens et transporte en France l’Intifada, en faisant des Français de confession juive les représentants du gouvernement israélien.

Considérez-vous que l’antisémitisme en France ait changé de nature ?

Oui, mais il a surtout changé de vecteurs. L’extrême droite antisémite n’a pas disparu. Elle est toutefois plus résiduelle qu’il y a 60 ans. De 1945 jusqu’aux années 1960, la haine des Juifs s’exprimait à bas bruit, en particulier lorsqu’un homme politique d’origine juive était pressenti à de hautes fonctions. Qu’on se rappelle l’atmosphère antisémite qui prévalait lors de la nomination de Pierre Mendès France à la présidence du Conseil en juin 1954. Cinquante ans plus tard, on a vu plusieurs personnalités politiques d’origine juive se hisser sur le devant de la scène sans déclencher des réactions antisémites.

L’antisémitisme traditionnel a donc régressé en France à l’exception des milieux de l’extrême droite nationaliste, des milieux catholiques liés à l’intégrisme et hostiles au concile Vatican II. Et plus encore des milieux proches d’Alain Soral, lesquels constituent aujourd’hui l’un des pôles les plus importants de l’antisémitisme français. Mâtiné d’une haine viscérale de l’État d’Israël.

Il reste toutefois que dans la France de 2024, seul l’antisémitisme issu de l’immigration arabo-musulmane est à l’origine des agressions physiques et des meurtres. Au Royaume-Uni, on assiste un samedi sur deux à de massives manifestations pro-palestiniennes rassemblant parfois jusqu’à 300.000 personnes. Pour l’instant, pourtant, on n’y a pas déploré de passage à l’acte ouvert contre les Juifs. Tandis qu’en France, depuis 2003, une quinzaine de Français juifs ont été assassinés par des mains musulmanes. Sarah Halimi, Ilan Halimi, les quatre victimes de l’école toulousaine Ozar Hatorah et les quatre victimes de l’Hypercacher parisien pour ne citer qu’elles.

Comment analysez-vous les manifestations pro-palestiniennes qui ont régulièrement lieu à Sciences Po ou dans les autres universités françaises ?

Elles sont portées par deux vecteurs. Le premier est lié à l’immigration comme à Sciences Po où l’on voit quelques étudiants d’origine maghrébine jeter de l’huile sur le feu. C’est une réalité documentée. À ce premier vecteur, vient s’ajouter la mise en exergue de la « victime opprimée », qui n’est pas sans rappeler la fascination grégaire d’une partie de la jeunesse des années 1960 pour la « révolution », que ce soit celle de Cuba ou la révolution culturelle chinoise.

Une partie du monde étudiant paraît fascinée par ceux dont elle a fait les porte-drapeaux de la lutte contre toute forme d’oppression. C’est dans cet esprit qu’elle transforme le drapeau palestinien et le keffieh en emblèmes de libération, comme jadis le poster de Che Guevara trônait dans les chambres d’adolescents.

Pour autant, comment exclure tout à fait chez certains la résurgence de ce vieil antisémitisme familial des déjeuners dominicaux qui ont bercé leur enfance, là où se cultivait benoîtement un antijudaïsme traditionnel, ravivé par la détestation de l’État d’Israël, puisqu’il était entendu depuis la Shoah que Auschwitz frappait d’interdit moral la haine ouverte des Juifs.

Une partie de l’immigration arabe et l’instinct grégaire propre à la jeunesse sur fond d’un vieil antijudaïsme culturel occidental (le fameux « enseignement du mépris » de Jules Isaac), expliquent ces mobilisations en faveur de la Palestine, au demeurant plus marginales qu’on ne le dit, menées par de petits groupes qui terrorisent une majorité demeurée silencieuse. C’est moins la passion pour la Palestine que cette poignée de militants met en lumière que la lâcheté des adultes, et au premier chef celle des responsables académiques qui constituent aujourd’hui, par incurie, les premiers vecteurs du désordre.

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