Le vendredi 30 septembre, la Cour d’appel de Paris a rendu son verdict dans le procès des ex-dirigeants de France Télécom poursuivis après des suicides survenus dans l’entreprise à la fin des années 2000. Les juges ont condamné notamment l’ex-PDG et l’ex-numéro 2 à [12 mois de prison avec sursis] et à 15 000 euros d’amende.
En effet, pour les juges : « la nature “en cascade” et les conséquences dévastatrices des faits commis par ces deux hauts dirigeants […] commande le prononcé d’une peine d’emprisonnement […] » (une peine ferme n’étant pas jugée indispensable au regard de leur âge et de leur cessation d’activité professionnelle, contrairement aux réquisitions du parquet et au premier jugement prévoyant 4 mois de prison ferme). Les dirigeants condamnés ont formé un pourvoi devant la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Les principaux dirigeants et la société étaient poursuivis pour avoir commis, entre 2007 et 2010, l’infraction de harcèlement moral dans le cadre des plans NExT (volet industriel) et Act (volet social). Ces feuilles de route prévoyaient, la suppression de 22 000 emplois et la mobilité de 10 000 agents en trois ans.
Or, cette politique d’entreprise a déstabilisé les salariés et les agents en créant un climat professionnel anxiogène. Comme l’a reconnu l’« ordonnance de renvoi en correctionnelle lors du procès en première instance, les plans ont notamment conduit à : « des réorganisations multiples et désordonnées ; des incitations répétées au départ ; des mobilités géographiques et/ou fonctionnelles forcées ; la surcharge de travail, la pression des résultats ou à l’inverse l’absence de travail ; un contrôle excessif et intrusif ; l’attribution de missions dévalorisantes ; l’absence d’accompagnement et de soutien adaptés des ressources humaines ; des formations insuffisantes, voire inexistantes ; l’isolement des personnels ; des manœuvres d’intimidation, voire des menaces ; des diminutions de rémunération ». Ces pratiques ont pu conduire un certain nombre de salariés à « des dépressions, mais aussi tentatives de suicide, ou suicides ».
Par son volumineux arrêt (de 341 pages), la Cour d’appel de Paris confirme ainsi le délit de harcèlement moral qualifié, comme par le tribunal correctionnel, d’« institutionnel ».
Cette affaire, si elle ne constitue pas une première du genre sur le plan pénal, reste cependant exceptionnelle par son ampleur, au regard du nombre de salariés concernés ayant subi une politique de harcèlement et pour nombre d’entre eux une atteinte à leur santé mentale.
Pour rappel, le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris (31e chambre), avait déjà condamné la société France Télécom pour ce délit de harcèlement moral qualifié pour la première fois d’institutionnel. La responsabilité pénale de la personne morale (la société) avait été retenue, l’infraction ayant été commise pour son compte, par ses représentants. La société France Télécom SA devenue Orange SA n’avait pas fait appel de cette décision (la condamnation pour harcèlement moral, à la peine maximale une amende de 75 000 euros, inédite pour une société du CAC 40, est définitive).
C’est pourquoi les deux décisions de justice dans cette affaire, en première instance et en appel, inscrivent dans la jurisprudence la notion de harcèlement moral « institutionnel ».
« Ruissellement du harcèlement »
Cet arrêt s’inscrit dans les progrès du droit réalisés par la Cour de cassation concernant l’infraction de harcèlement moral : « La jurisprudence de la Chambre criminelle a évolué en adéquation avec celle de la Chambre sociale, considération prise de l’importance de l’enjeu en termes de santé publique. »
La Cour d’appel caractérise en effet ici précisément ce harcèlement moral spécifique : « Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » Avec cette décision, « les dirigeants d’une grande entreprise peuvent se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils avaient conçue et mise en œuvre ».
Cette jurisprudence donne donc une qualification juridique à ce harcèlement moral de nature spécifique. Ici, l’infraction de harcèlement trouve son fait générateur dans une décision de gestion et se matérialise par ses effets sur la dégradation des conditions de travail des salariés. Il se situe en amont du harcèlement moral managérial.
Comme l’a déjà souligné la Cour de cassation en 2018, des cadres peuvent se voir reprocher leur complicité quand, « par aide et assistance », « par leur contribution active à l’efficacité pour l’ensemble du groupe du plan Act, qui a créé un climat d’insécurité permanente pour tout le personnel », ils ont « facilité la préparation et la consommation des délits de harcèlement moral reprochés à la société et trois de ses dirigeants ».
Avec ce plan, la banalité du mal s’était largement diffusée dans l’entreprise. Ainsi, des cadres percevaient, pour leur rémunération, une part variable calculée en fonction des départs de l’entreprise réalisés ; des initiatives de managers locaux étant considérés comme un « signe du “ruissellement en cascade” du harcèlement. »
Alertes massives
Selon la jurisprudence, pour que la responsabilité pénale du prévenu soit retenue, il est nécessaire qu’il ait eu conscience que ses agissements pouvaient avoir, « pour effet » une dégradation des conditions de travail des salariés ; cette dégradation étant « susceptible […] d’altérer leur santé physique ou mentale ». « Ainsi, les justifications fournies par les prévenus selon lesquelles ils ne voulaient pas provoquer cette vague de suicides ou cette vague de dépressions n’ont aucun effet sur la caractérisation de l’élément moral du délit de harcèlement moral dans le cadre du travail ».
Dans l’arrêt, la Cour souligne sur ce point que « la dégradation des conditions de travail des personnels est illustrée de manière importante par différents rapports d’expertise qui ont mis en évidence différents éléments, comme « une montée du stress, des tensions et du mal-être au travail ; une dislocation/fragmentation des collectifs de travail qui sont en recomposition quasi-permanente ; des routines organisationnelles qu’il faut sans cesse se réapproprier ; des états de détresse pour le personnel ; des pertes de repères ; une défaillance des systèmes de prévention des risques psychosociaux. »
Au regard de ces situations, « les syndicats avaient pour leur part alerté massivement » (« les interpellations […] dès novembre 2006, oralement en comité central […] » ; la création, le 1er juin 2007, par les syndicats Sud et CFE-CGC de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées ; « le 5 juillet 2007 […] un droit d’alerte […] sur « la mise en danger de la santé des salariés » se fondant sur les remontées des comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) locaux et le rapport annuel de la médecine du travail ; etc.). Et des alertes avaient été adressées à la direction de la société par plusieurs institutions, notamment par l’inspection du travail et par la médecine du travail.
Pour la Cour, « avisés par des voies multiples », les dirigeants « ne peuvent invoquer leur absence de conscience quant aux effets négatifs sur la santé des personnels et sur leurs conditions de travail du maintien de la méthode ».
Le procès France Télécom souligne ainsi que des dirigeants d’entreprises ne peuvent prendre des décisions de gestion en ignorant leurs conséquences humaines. Ils ne peuvent refuser de tenir compte des alertes, qu’elles proviennent de sources internes ou externes à l’entreprise. L’argument de l’ignorance des conséquences des choix de gestion sur les conditions de travail ne peut donc plus être retenu.
Un modèle remis en question
Selon le jugement du tribunal correctionnel, la cause de la politique suivie par la direction de l’entreprise était d’ordre financier : « l’entreprise devait “créer de la valeur pour l’actionnaire” ». Pour cela, il s’agissait en particulier de réduire les effectifs, notamment ceux des salariés et fonctionnaires ayant le plus d’ancienneté.
Dans le prolongement, l’arrêt souligne que « la baisse des effectifs […] est manifestement devenue à compter de l’année 2006, sous la pression des objectifs financiers fixés par la direction du groupe […] une priorité. […] La crainte de ne pas réaliser ces objectifs principalement financiers a pu décider les dirigeants à instaurer la politique industrielle de harcèlement moral ».
L’arrêt met ainsi en lumière les conséquences de la financiarisation des entreprises sur les salariés « sacrifiés aux priorités financières ».
Des politiques d’entreprise élaborées et mises en œuvre au profit des actionnaires, nuisent en effet au développement socio-économique des entreprises et dégradent les conditions de travail des salariés. Avec ces deux décisions dans l’affaire France Télécom, la jurisprudence sur le harcèlement moral institutionnel, parce qu’elle condamne ces politiques d’entreprise, est de nature à interroger fortement ce modèle économique.
Un travail réellement humain
La jurisprudence France Télécom va faire date et devenir une référence, notamment en devenant une ressource significative concernant la prévention des risques professionnels dans les entreprises. Ainsi, la consultation du comité social et économique sur les orientations stratégiques de l’entreprise devrait prendre sérieusement en compte les conséquences de ces orientations sur les conditions de travail des salariés.
Cette jurisprudence est en effet de nature à faire prendre conscience, dans certaines entreprises, de la nécessité de mettre en place une politique de prévention des risques pertinente, s’appuyant sur les documents prévus par la législation, attentive aux alertes, notamment des élus du personnel et aux expertises décidées par le comité social et économique.
Au-delà du cas France Télécom, au regard des transformations du travail dans les entreprises, cette jurisprudence résonne donc comme une forte invitation à mettre en place un régime de travail réellement humain.
Par ailleurs, selon une source syndicale, les honoraires des avocats des prévenus se seraient élevés à près de 20 millions d’euros, entièrement pris en charge par les « assurances dirigeants ». Par contraste, l’arrêt ne prévoit pas, pour les parties civiles syndicales, le remboursement des honoraires de leurs avocats à la hauteur des dépenses engagées. Une telle décision fragilise la capacité des organisations syndicales à défendre les salariés par la mobilisation du droit devant les juridictions. L’égalité des armes entre les protagonistes des procès reste à réaliser.
Michel Miné, Professeur du Cnam, titulaire de la chaire Droit du travail et droits de la personne, Lise/Cnam/Cnrs, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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