Tout le monde connaît tout le monde dans le village de Vavyloi, sur l’île grecque de Chios. Cette familiarité s’est longtemps traduite par une absence de criminalité et par un sentiment de sécurité. Mais tout a changé il y a environ un mois, lorsque des paysans ont remarqué que des oignons et des pommes de terre de leurs champs avaient été subtilisés dans la nuit. Et quand leurs maisons ont commencé à se faire cambrioler, les villageois se sont regroupés par quatre pour former des patrouilles nocturnes.
« Nous prenons un bout de bois ou un tube en plastique. Nous ne cherchons pas à les blesser, nous essayons juste de les dissuader », a dit Yannis Siderakis, le mécanicien du village, faisant référence aux centaines de réfugiés et de migrants campant à moins de deux kilomètres de là, dans une usine d’aluminium désaffectée connue sous son acronyme : VIAL.
Rachetées l’année dernière par la municipalité pour accueillir les réfugiés, la nef caverneuse en béton et la zone grillagée adjacente où ont été installés des mobile homes devaient servir de centre de rétention fermé pour les demandeurs d’asile en attente, ce qu’on appelle communément un hotspot. Mais l’accord entre l’Union européenne (UE) et la Turquie est entré en vigueur en mars et a changé la donne.
Six mois plus tard, Chios accueille 3800 migrants et réfugiés, soit trois fois le nombre pour lequel le camp de VIAL avait été conçu. Tous sont libres de se déplacer sur l’île.
« La première nuit [où nous avons patrouillé], je suis tombé sur un voleur », a dit M. Siderakis. « J’ai vu un noir courir avec des sacs en plastique. Je lui ai crié après. Il a lâché les sacs et s’est enfui. Je ne l’ai pas poursuivi. Il était rentré dans une maison par effraction et avait pris de l’alcool, des cosmétiques pour femme, un fer à repasser, des chaussons, des chaussettes – rien de grande valeur, mais il avait mis la maison sens dessus dessous. Le propriétaire était sous le choc. »
On entend des histoires similaires dans la ville de Chios, où le trop-plein de VIAL a donné naissance à deux grands campements. « On s’est fait cambrioler une fois. Ils ont pris une bouteille de whisky et une bouteille de cognac. À côté, ils ont pris des bières », a dit Adamantios Frangakis, propriétaire d’un café à deux pas de l’hôtel de ville.
Un accord délétère
L’accord entre l’UE et la Turquie a modifié l’opinion sur les migrations ici. Quand, à l’été 2015, les réfugiés transitaient sur l’île avant de poursuivre vers les Balkans, les îliens leur offraient de la nourriture, des vêtements et de l’aide. Mais, depuis qu’ils y restent immobilisés et que leur nombre augmente, leur présence commence à peser sur les ressources locales.
L’accord prévoit qu’en échange d’une enveloppe de six milliards d’euros versés par l’UE sur deux ans et de la promesse de Bruxelles d’assouplir les règles d’octroi de visas pour les ressortissants turcs, la Turquie s’engage à empêcher le plus possible de réfugiés de quitter ses côtes et à réadmettre immédiatement ceux qui seraient interceptés dans ses eaux territoriales. La Turquie a également accepté d’accueillir les réfugiés et demandeurs d’asile renvoyés de Grèce au prétexte (contesté par des défenseurs des droits de l’homme) que la Turquie est un pays tiers sûr. L’accord semble avoir eu l’effet souhaité : cette année, la Grèce a compté 166 000 nouveaux arrivants, contre 385 000 l’année dernière sur la même période.
Mais cet accord a également transformé les îles grecques de l’est de la mer Égée en centres de rétention. Ceux qui sont sauvés en mer par la Garde côtière hellénique sont emmenés sur les îles de Lesbos, Samos, Chios, Leros et Kos, où ils sont retenus jusqu’à leur premier entretien de demande d’asile. Selon la réponse qu’ils obtiennent, soit on leur permet d’achever le processus sur le continent, soit ils sont renvoyés en Turquie. Mais, jusqu’à présent, seulement 509 personnes ont été transférées en Turquie en vertu de l’accord et les îles accueillent actuellement 14 000 réfugiés. Conçus pour la moitié de ce nombre, les équipements sont surchargés, tandis que de nouveaux arrivants débarquent presque chaque jour.
« L’accord UE-Turquie a limité les flux [de réfugiés], mais il détruit l’économie, il détruit le sentiment de sécurité et il détruit ainsi la cohésion sociale », a dit à IRIN Manolis Vournous, maire de Chios.
Criminalité du désespoir
La surpopulation et le mécontentement croissant des réfugiés ont alimenté les émeutes et l’incendie qui a ravagé le hotspot de Moria, à Lesbos, la semaine dernière. La tension monte également à Chios, où M. Vournos a décrit les îliens et les réfugiés comme des codétenus. « La rétention [des réfugiés] n’est pas vraiment gérée », a-t-il dit à IRIN. « Elle se cantonne simplement aux limites naturelles de l’île. L’eau est la seule barrière. Mais cela concerne aussi [les] 50 000 habitants de Chios. »
Marios et plusieurs autres réfugiés syriens dorment à même le sol dans le petit théâtre municipal de l’île. Un rideau improvisé avec des couvertures pendues à une corde sépare les hommes de la zone réservée aux femmes et aux enfants.
Je sais faire des dizaines de choses différentes […] J’irais travailler dans les champs pour ne serait-ce que 15 à 20 euros par jour juste pour pouvoir acheter des cigarettes.
− Marios, réfugié syrien
«Les conditions ici sont terribles », a dit Marios à IRIN, admettant volontiers que les réfugiés sont si désespérés qu’ils apprennent à voler. « Je sais faire des dizaines de choses différentes […] J’irais travailler dans les champs pour ne serait-ce que 15 à 20 euros par jour juste pour pouvoir acheter des cigarettes. »
« Nous savons que ce n’est pas de la faute des habitants de Chios, mais ce n’est pas de notre faute non plus », a-t-il dit. « Est-ce qu’ils veulent que nous partions ? Donnez-nous nos papiers et nous partirons aujourd’hui même. Est-ce qu’ils veulent nous expulser ? Expulsez-nous et qu’on n’en parle plus. »
Les demandeurs d’asile sont autorisés à travailler, mais les petites économies insulaires n’offrent pas suffisamment d’opportunités pour des milliers de travailleurs étrangers et le chômage est actuellement de 23 % en Grèce. C’est le taux le plus élevé d’Europe.
L’économie de Chios a subi des coups durs indépendants de la présence des migrants. Le tourisme est en baisse, comme en témoigne le nombre d’arrivées par avion, qui est passé de plus de 16 000 il y a huit ans à à peine plus de 7000 en 2015. Cette année, un incendie a par ailleurs dévasté les plantations de lentisques. Le mastic qui en est issu et ses produits dérivés sont la spécialité de Chios depuis l’Empire ottoman.
Le sentiment d’insécurité et les pressions économiques ont contribué aux débats houleux quant à l’hébergement des réfugiés. Après une réunion du conseil municipal orageuse la semaine dernière, M. Vournous a été contraint de chasser les réfugiés du théâtre municipal. Il prévoit également de faire évacuer le deuxième campement de la ville et de créer un grand camp dans une ancienne décharge qui a été réaménagée, mais qui n’a pas encore été reliée aux réseaux d’eau et d’électricité.
Résoudre le problème
Dissimuler les réfugiés à la vue des îliens pourrait tranquilliser quelque peu ces derniers, mais cela ne résoudra pas tous les problèmes engendrés par leur présence. M. Vournous est furieux de voir que le service d’asile grec ne traite pas plus vite les demandes pour permettre aux réfugiés de partir. « Les autorités européennes et grecques ne font pas leur travail », a-t-il dit. « Qui mesure leur efficacité ? »
Le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) a déclaré son intention d’envoyer 700 agents chargés des demandes d’asile en Grèce après l’accord de mars. Jusqu’à présent 200 sont arrivés, dont seulement 126 sur les îles et ils ne sont que 20 à mener des entretiens.
Le problème est en partie attribuable au fait que l’EASO ne peut pas contraindre les pays européens à envoyer des agents. « Nous avons demandé plus de personnel aux États membres », a dit Jean-Pierre Schembri, porte-parole de l’EASO. « [Mais] ils sont soumis à leurs propres surcharges nationales, car les dossiers s’accumulent dans les États membres de l’UE, qui comptent actuellement 1,1 million de cas. » Les dix-huit unités mobiles rassemblées dans le hotspot de VIAL pour mener les entretiens illustrent parfaitement l’ambition frustrée de l’EASO. Seulement quelques-unes d’entre elles sont utilisées.
« Chaque jour, l’île reçoit en moyenne 120 nouveaux arrivants et pas plus de 50 demandes d’asile font l’objet d’une décision, tandis que 9000 demandeurs attendent encore », a dit Christiana Kalogirou, préfète de la région d’Égée du Nord. « Le problème critique est donc [le manque] d’effectif des services d’asile. »
Les tensions sur l’île auraient pourtant pu être atténuées. Il y a un an, les membres de l’UE ont accepté de réinstaller 160 000 demandeurs d’asile de Grèce et d’Italie. En ce qui concerne la Grèce, seulement 4776 réinstallations ont jusqu’à présent été menées à bien. Une mise en œuvre lente d’un engagement « nettement insuffisant », a déploré le Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR).
M. Vournous estime que l’UE devrait faire amende honorable en offrant aux îles de l’est de la mer Égée une sorte d’aide au développement. « C’est le moins qu’elle puisse faire, car j’applique sa politique pour éviter à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Autriche, à la Hongrie et à l’Espagne de faire face à un trop grand afflux », a-t-il dit. « Il me paraîtrait normal que [l’UE] m’aide à développer l’économie locale pour montrer que nous ne serons pas toujours qu’un poste-frontière, mais elle n’a pas la volonté de le faire. »
Source : IRIN News
Le point de vue dans cet article est celui de son auteur et ne reflète pas nécessairement celui d’Epoch Times
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