Ingérences en Outre-mer : « L’Azerbaïdjan est probablement appuyé par des puissances compétitrices de la France, comme la Turquie ou la Russie », estime Pierre d’Herbès

Par Julian Herrero
26 novembre 2024 17:43 Mis à jour: 26 novembre 2024 18:44

ENTRETIEN – Pierre d’Herbès, expert en intelligence économique, revient sur les ingérences de l’Azerbaïdjan en Martinique.

Epoch Times : Depuis le mois de septembre, la Martinique est en proie à des mouvements de contestation contre la vie chère. Dans une tribune publiée le 13 novembre dans Le Figaro, vous pointez du doigt les ingérences de Bakou (l’Azerbaïdjan) dans ces troubles qui touchent l’île antillaise. Quelles actions sont menées par l’Azerbaïdjan en Martinique ?

Pierre d’Herbès – Il y a quatre types d’actions. La plus visible est le cyberactivisme mené sur les réseaux sociaux par l’ONG Baku Initiative Group (BIG). Elle relaye notamment les déclarations et les actions des principaux leaders de la lutte contre la vie chère en Martinique comme celui du RRPRAC, Rodrigue Petitot.

Il y a aussi des actions d’affaires publiques et de représentations via l’organisation de conférence – parfois au siège de l’ONU à Genève – autour de thèmes comme la décolonisation des outre-mer français voire l’ « islamophobie de la France » ainsi que la signature de partenariats de coopération avec les mouvement indépendantistes.

Il y a également de l’activisme de terrain via la participation à l’organisation de manifestations et le financement de groupes militants comme on l’a vu en Nouvelle-Calédonie au Printemps. Le quatrième volet est la médiatisation systématique de ces actions. Il s’agit d’opérations de lobbying, somme toute assez classiques dans leurs modalités. Elles sont alimentées par un travail de réseau très actif avec les figures indépendantistes locales et dans ce cas précis, martiniquaises. C’est donc littéralement de l’ingérence.

Toutefois, il ne faut pas surestimer le BIG. Cette ONG a été fondée en 2023. Elle est encore récente et ses courroies digitales ne bénéficient, pour le moment, que d’un écho encore modéré. Elle bénéficie néanmoins du soutien direct de l’État Azerbaïdjanais dont le président, Ilham Aliyev, qui ne se prive pas de dénoncer le colonialisme français, à l’instar des gouvernement russes et turcs – chose qu’il a refaite récemment lors de la COP 29 en dénonçant les « crimes » du « régime Macron » dans les Outre-mer.

D’autres personnalités vont également être mobilisées à l’instar du leader panafricain Kémi Séba. Il s’est exprimé à plusieurs reprises sur le « néocolonialisme de la France » aux mois de septembre et d’octobre avec des références assez évidentes à la situation en Martinique.

Malgré des caisses de résonance encore assez modestes, l’action du BIG fonctionne et prend lentement mais sûrement de l’ampleur. Les retombées médiatiques et digitales des émeutes du mois de mai en Nouvelle-Calédonie ont d’ailleurs contribué à donner plus de visibilité à ses messages. Sans parler des relais actifs de pages et de médias turcs. Le risque réputationnel ne doit surtout pas être sous-estimé. Sans parler du risque de gain de légitimité des groupes indépendantistes à l’étranger.

Cela dit, je ne veux pas prêter au BIG des capacités qu’il ne possède pas : à savoir d’être en mesure de provoquer des émeutes, même s’il en profite de manière opportuniste et contribue à les amplifier. Si nous le laissons faire, il y a fort à parier qu’il décide à l’avenir de mener des actions plus fortes. Sans parler du risque que Bakou fasse école et ne motive d’autres pays de faible envergure à entreprendre des actions de pression contre la France.

Il importe que la France fasse preuve de fermeté et ne cède pas à la pusillanimité face à ce qui est une agression caractérisée. Cela dit, n’oublions pas que si l’Azerbaïdjan agit souverainement, il est probablement appuyé par d’autres puissances compétitrices de la France comme la Turquie ou la Russie.

N’oublions pas également que la Nouvelle-Calédonie et la Martinique sont des zones d’importance stratégique pour la Chine. L’influence chinoise est bien documentée en Nouvelle-Calédonie, notamment son action via le secteur associatif auprès de l’écosystème indépendantiste kanak, voire sa diaspora. Par ailleurs, le partenariat stratégique entre Pékin et Bakou vient d’être renouvelé… Aucune piste n’est à écarter en l’espèce et celle-ci est crédible même s’il faut se garder de conclusions trop hâtives sans éléments de preuves formels.

La situation est-elle exactement la même qu’en Nouvelle-Calédonie ? Il y a eu également des ingérences azerbaïdjanaises lors des émeutes. Peut-on parler de réédition ?

Ce sont des contextes qui restent différents. Les deux territoires ne sont pas dans la même zone, les enjeux stratégiques et les passifs historiques diffèrent. De plus, la Martinique est un département, ce qui n’est pas le cas de la Nouvelle-Calédonie.

Cependant, on retrouve dans les Outre-mer français des modalités similaires : l’instrumentalisation d’un contexte économique structurellement difficile dans les Outre-mer afin d’infuser un discours séparatiste. C’est à partir de là que le BIG et Bakou interviennent pour donner plus d’écho, de carnets d’adresses et facilités opérationnelles.

De ce point de vue, les difficultés et les épisodes insurrectionnels ne sont pas une nouveauté dans les territoires ultra-marins et n’ont pas attendu l’Azerbaïdjan. La question est maintenant de savoir ce que la France doit faire afin que la situation ne s’aggrave pas. Je le répète, il y a un double risque réputationnel et d’intégrité territorial qu’il ne faut surtout pas négliger.

Quand j’évoque ces problématiques, je ne cherche pas à légitimer les discours indépendantistes ou bien la rhétorique anti-békés martiniquais tenus par le RPPRAC de Rodrigue Petitot et d’Aude Goussard. La Martinique est une île et comme tout territoire insulaire, les coûts d’importations sont plus importants. Il n’en demeure pas moins que la question du développement économique de ces territoires est un vrai sujet qui devrait faire l’objet d’une politique plus volontaire depuis Paris.

Comment expliquez-vous qu’un pays comme l’Azerbaïdjan se soit imposé comme un acteur déstabilisateur majeur face à la France ?

C’est un acteur, certes délétère, qui peut prendre plus d’ampleur à terme si on le laisse faire, mais je ne crois pas qu’il soit encore majeur. Comme je l’ai dit avant, ce n’est pas Bakou qui provoque les émeutes dans les outre-mer. Elle appuie, légitime, donne de l’écho mais n’est pas encore en capacité de fomenter des émeutes.

En outre, ne surestimons pas non plus les ressources engagées par ce petit pays d’Asie centrale dans ces actions qui relève d’un gros cabinet de lobbying. De fait, ce genre d’opérations ne sont pas nouvelles à l’ère de « l’horizontalisation » de la circulation de l’information et de la porosité des audiences mondiales du fait d’internet et des réseaux sociaux. Raison pour laquelle il ne faut laisser passer aucune ingérence de ce type du fait de leur relative facilité à s’ébaucher.

Quand est-ce que Bakou a commencé à se montrer hostile à la France ? 

Bakou a commencé à adopter cette rhétorique anti-France à partir de 2022, quand Paris a commencé à accentuer son soutien à l’Arménie, notamment sur le plan militaire. Une initiative qui a ulcéré Bakou, dont Erevan (l’Arménie) est l’ennemi intime.

D’autant plus que l’Azerbaïdjan a des vues sur, au moins, une partie du territoire arménien.

Ce soutien de la France à Erevan a aussi ulcéré la Turquie et la Russie dont le Caucase est une zone d’influence historique dans laquelle s’est insérée opportunément Paris.

Autant de raisons pour l’Azerbaïdjan de s’en prendre à la France, le tout appuyé par la Turquie et la Russie, déjà aux prises avec Paris en méditerranée orientale, en Afrique et en Europe.

Au-delà de l’Azerbaïdjan, d’autres pays cherchent-ils à déstabiliser la France dans les Antilles ?

La Russie a pris position de manière très claire sur la situation en Martinique. Début octobre, le ministère russe des Affaires étrangères a estimé que la France n’a pas achevé la « décolonisation » en Martinique et en Nouvelle-Calédonie.

En outre, l’Empire du Milieu cherche à étendre son influence, notamment économique aux Antilles même si l’action de la Chine auprès des indépendantistes martiniquais semble moindre qu’en Nouvelle-Calédonie.

En tout état de cause, cela pourrait faire l’objet de recherches. Concernant les États-Unis, même si historiquement Washington voit d’un mauvais œil la présence de pays européens près du continent américain, les miettes d’empires des Antilles ne sont pas non plus un enjeu majeur.

Actuellement ce n’est pas la France ou la Grande-Bretagne qui se distinguent par leurs opérations d’influence dans cette région qui constitue l’arrière-cour stratégique des États-Unis, mais bien la Chine. À ce stade, rien n’indique une ingérence américaine hostile à la France dans la région. Même si ces derniers sont aujourd’hui particulièrement agressifs vis-à-vis des intérêts français en Afrique et au Moyen-Orient.

Cela dit, cette affaire est un épiphénomène de dégradation du climat géopolitique mondial et de la hausse tendancielle de la conflictualité dans tous les domaines. Raison pour laquelle la France doit s’armer cognitivement et opérationnellement pour y faire face.

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