ENTRETIEN – Jean Garrigues est historien et président de la commission d’histoire des assemblées d’État. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages, en dernier lieu : Les Grands Discours qui ont marqué la France (Dunod Poche, 2024). Il répond aux questions d’Epoch Times sur la crise politique que traverse la France.
Epoch Times – Jean Garrigues, vendredi, François Bayrou a été nommé Premier ministre. A-t-il le profil d’un homme politique capable de sortir la France de la crise politique qu’elle traverse depuis plusieurs mois ?
Jean Garrigues – Difficile à dire dans une situation aussi inédite que celle d’aujourd’hui. Néanmoins, si on se réfère à son histoire, François Bayrou est le premier homme politique qui a théorisé l’idée de faire travailler ensemble des personnalités issues de la droite, de la gauche et du centre. Une idée qui sera reprise et adaptée de manière autoritaire quelques années plus tard par Emmanuel Macron, ce qui n’était pas le projet initial du président du MoDem.
François Bayrou, par son parcours de centriste, a ce tropisme du rassemblement et de la convergence, même si le centrisme n’incarne pas seulement la convergence ou la médiation, mais est aussi une idéologie. D’autre part, il a une longue carrière politique derrière lui. Il a déjà été ministre à deux reprises, la dernière fois, brièvement en 2017 dans le premier gouvernement d’Édouard Philippe, avant d’être rattrapé par l’affaire des assistants parlementaires du MoDem.
Je note qu’il n’a eu de cesse, ainsi que les parlementaires de son parti, d’avoir un dialogue avec la gauche et plus particulièrement les socialistes. D’ailleurs, nous avons pu observer des convergences entre certains députés MoDem et ceux de gauche lors du débat sur la loi immigration en début d’année. Plus récemment, au moment du vote du budget 2025, des amendements de gauche ont été votés par les députés du parti centriste.
Il y a donc chez François Bayrou, cette capacité à s’élargir vers la gauche. Cette capacité d’ouverture ne va sans doute pas mener à un gouvernement de coalition, ni peut-être même à un gouvernement de soutien, mais très certainement à des accords texte par texte. Voire comme le proposait le chef des députés PS, Boris Vallaud à un accord de non-censure à condition de ne pas utiliser l’article 49.3 de la Constitution.
Toutefois, comme je l’ai rappelé, la situation est difficile. Un accord de non-censure avec le PS pourrait le gêner dans ses discussions avec Les Républicains. Ce qu’il peut gagner à gauche, il peut le perdre à droite. Mais de manière assez surprenante, Marine Le Pen a réservé un accueil plus positif à François Bayrou qu’à Michel Barnier. Elle a reconnu au leader centriste ce goût de la discussion démocratique.
Je me souviens également qu’en 2022, il avait parrainé la candidature de Marine Le Pen au nom de la démocratie. Ce dernier avait aussi proposé de créer une banque de la démocratie dont le but était de financer les campagnes électorales des partis, idée à laquelle le RN a toujours été favorable.
Autre fait intéressant, au moment du procès de Marine Le Pen, François Bayrou a soutenu qu’il ne fallait pas l’empêcher de se présenter en 2027. Le centriste a fait un certain nombre de gestes qui pourraient lui être utiles pour éviter la censure de son gouvernement.
« N’est-il pas temps de réfléchir d’une autre manière, c’est-à-dire en intégrant cette culture du compromis à notre cadre institutionnel ? », avez-vous récemment écrit dans une tribune publiée dans Le Figaro. Le Rassemblement national est-il aujourd’hui, un parti avec lequel il est possible de faire des compromis ?
C’est une question très délicate. Le Rassemblement national porte en lui un passé qui a ressurgi au moment des élections législatives anticipées, avec des propos d’un certain nombre de candidats, qui se sont, in fine, placés en dehors de ce qu’on pourrait appeler l’arc républicain.
N’oublions pas également que la campagne de second tour s’est faite autour d’un front républicain contre le RN. Néanmoins, il faut reconnaître que le parti de Marine Le Pen, dans le cadre de la vie parlementaire depuis 2022, a parfois voté des textes qui venaient de la majorité macroniste, démontrant ainsi sa volonté de trouver des compromis.
Cela ne veut pas dire que le RN sera dans une logique de compromis et de soutien à la politique menée par le gouvernement de François Bayrou, mais il se dirigera peut-être vers des comportements d’abstention et de non-censure.
Cette question du dialogue avec le RN est d’ailleurs un vrai sujet politique aujourd’hui puisque la gauche et une partie de la macronie refusent tout compromis avec lui.
En même temps, dans la conjoncture actuelle, où la notion d’intérêt général commande des attitudes différentes, la question du dialogue avec ce parti se pose. Ce dialogue existait déjà avec Michel Barnier, mais s’est finalement transformé en jeu de surenchère qui a abouti à la censure.
Maintenant, reste à savoir si le socle commun du Premier ministre acceptera de négocier avec le Rassemblement national, et si le RN, de son côté, acceptera de jouer le jeu d’une véritable négociation, sans chercher à vouloir affaiblir le camp d’en face pour apparaître comme le maître du jeu, ce qui a été le cas le 4 décembre dernier.
Vous parlez du passé du RN. L’adoption de la motion de censure n’a-t-elle pas selon vous, affaibli la normalisation du parti de Marine Le Pen ?
Des sondages qui ont suivi la motion de censure indiquent une progression des intentions de vote pour Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2027. On peut en conclure que les électeurs ne lui ont pas reproché la censure du gouvernement Barnier et que le processus de normalisation n’a pas du tout été bouleversé.
Le serait-il si le Rassemblement national entrait à nouveau dans une sorte de stratégie de motion de censure ? C’est toute la question.
Dans ce cas de figure, il n’est pas exclu que certains électeurs, notamment ceux issus de la droite classique soient agacés et décident de s’éloigner du RN. Mais pour l’instant, ils ne semblent pas du tout dérangés.
Certaines personnalités politiques se sont prononcées en faveur de la démission du président de la République. Le départ d’Emmanuel Macron changerait-il quelque chose à la crise actuelle ?
Je ne le pense pas. S’il démissionnait aujourd’hui, son successeur se retrouverait face à la même assemblée divisée en trois blocs d’importance relativement égale, sans majorité absolue, et face aux mêmes problèmes qui se posent aujourd’hui, au moins jusqu’à la dissolution de juillet 2025. Son départ ne serait d’aucune utilité à l’heure actuelle.
Cependant, il est vraisemblable que celui ou celle qui lui succéderait puisse bénéficier d’un préjugé favorable dans l’opinion publique qui le mettrait dans une position beaucoup plus forte que celle dans laquelle se trouve Emmanuel Macron aujourd’hui, qui est d’ailleurs jugé comme le premier responsable de la crise démocratique.
Ainsi, il y aurait presque une prime apportée au futur président de la République. Ce qui est, en réalité, le cas après chaque élection présidentielle.
Mais il existe un scénario dans lequel la situation pourrait se débloquer : si le départ du président de la République arrivait à l’été 2025 avec la possibilité, pour son successeur de dissoudre l’Assemblée nationale, on peut imaginer que le camp du président élu – porté par la victoire à l’élection présidentielle, obtienne la majorité absolue ou, en tout cas, une majorité moins relative qu’aujourd’hui. Mais cette hypothèse pourrait seulement voir le jour dans six mois.
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