ENTRETIEN – Dans son dernier ouvrage L’Occident déboussolé, l’essayiste Jean-Loup Bonnamy livre une analyse à contre-courant. Pour lui, certaines idéologies actuelles, comme le néo-antiracisme ou le décolonialisme et plus généralement le wokisme, sont un moyen pour le monde occidental de rester au centre du monde, comme le furent jadis le « colonialisme triomphant ». À l’inverse de certains intellectuels qui pensent que nous vivons un choc de civilisations, Jean-Loup Bonnamy préfère parler de « choc des décivilisations », estimant que l’Occident et le monde arabo-musulman sont tous les deux victimes du phénomène de déculturation.
Epoch Times : Jean-Loup Bonnamy, vous écrivez au début de votre ouvrage « Derrière la repentance et les excuses, on trouvera une volonté narcissique d’attirer l’attention sur soi […] ». N’est-ce pas paradoxal de la part de l’Occident de vouloir rester au centre des préoccupations internationales en étant dans l’autoflagellation ?
Jean-Loup Bonnamy : Cela peut effectivement sembler un peu paradoxal, mais il faut partir du commencement qui est le déclin de l’Occident et son recul en termes de puissance et de centralité. Ces idéologies sont pour lui le dernier moyen de rester au centre de l’attention et le seul qui reste à sa disposition. Comme le monde occidental n’arrive plus à se poser en phare du monde doté d’une « mission civilisatrice », comme le disait Jules Ferry, il s’accuse de tous les maux et se pose au centre du monde, non pas pour le meilleur, mais pour le pire.
Dans le premier chapitre, vous dites que « depuis les années 1980-1990, la désindustrialisation a ressuscité le capitalisme rentier de type colonial qui est le modèle de notre économie actuelle ». Ce retour du capitalisme colonial est-il seulement lié à la désindustrialisation ? L’immigration des populations de pays anciennement colonisés a-t-elle joué un rôle ?
Si on parle uniquement en termes de cause, la cause est bien la désindustrialisation. Il y a évidemment un lien avec l’immigration, mais l’immigration est davantage un moyen que la cause, un moyen qui contribue à la résurrection du capitalisme colonial.
Avant la période coloniale, il y avait un capitalisme dual, principalement industriel mais aussi rentier, lié aux colonies. Ensuite, il y a eu la vague des décolonisations dans les années 1960-1970. On peut dire que le capitalisme colonial a été liquidé et cela a été l’âge d’or du capitalisme industriel avec les grands fleurons français. Enfin, depuis les années 1980, nous sommes dans la période de la désindustrialisation, qui n’a pas de lien avec l’immigration et qui est selon moi la cause principale du phénomène.
Elle a abouti à la liquidation des activités industrielles et agricoles au profit d’un modèle marchand et colonial fondé sur la consommation. Et comme nous n’avons plus d’empire colonial, l’immigration a justement été utilisée pour reproduire le système colonial sur notre propre sol. L’immigration permet de recruter en masse des travailleurs peu formés, peu qualifiés, mal payés et qui vont être exploités. Les chefs d’entreprises qui réclament davantage d’immigration font penser aux colons du début du XXe siècle qui voulaient exploiter les colonisés. D’autre part, l’immigration permet aussi et surtout dans une économie sans croissance, reposant essentiellement sur la consommation et où la qualité n’est pas valorisée, d’augmenter le flot de consommateurs.
Le thème de la décivilisation est abordé dans votre livre. À la différence de certains intellectuels de droite, pour caractériser les tensions qui existent entre Français caucasiens ou Français d’origine maghrébine et de confession musulmane, vous ne parlez pas de chocs des civilisations mais de chocs des décivilisations, les deux civilisations étant déculturées par un « gloubi-boulga » consumériste et multiculturel. Pour vous, est-ce davantage l’absence de culture qui crée de la violence que le fondamentalisme islamique ?
Je pense que le fondamentalisme islamique — et on le voit tous les jours par exemple à travers les attentats, mais pas seulement — produit énormément de tension et de violence. Je dirais simplement deux choses : le fondamentalisme islamique est le produit de la déculturation et il en est un produit parmi d’autres. C’est-à-dire que dans cet extrémisme, on ne retrouve pas forcément la grande civilisation arabo-musulmane, mais plus une déculturation.
Pour mieux expliquer ce que j’appelle le choc des décivilisations, j’ai donné trois arguments dans mon livre. Premièrement, pour qu’il y ait un choc de civilisations, encore faudrait-il que nous soyons une civilisation. Or, la civilisation occidentale, et tout particulièrement en France, est victime elle-même d’une crise de déculturation et de décivilisation. Souvenez-vous d’Emmanuel Macron affirmant qu’il n’y a pas de culture française ou plus récemment la croix chrétienne et le drapeau tricolore retirés d’une affiche officielle pour les Jeux olympiques.
Ici, les immigrés n’y sont pour rien, ce ne sont pas les arabo-musulmans qui ont fait ça. Nous sommes donc victimes nous-mêmes d’une décivilisation qui est à mon avis le problème principal. Et tout le reste, les problèmes de fondamentalisme islamique, de multiculturalisme, etc. sont à mon sens des maladies opportunistes qui viennent se greffer sur cette maladie endogène principale. Cette maladie endogène nourrit également le fondamentalisme islamique et le séparatisme puisqu’à partir du moment où nous ne nous aimons plus nous-mêmes et que nous ne nous respectons plus, on ne peut pas assimiler les autres et leur donner envie de rejoindre un modèle clairement décadent.
Deuxièmement, l’islamisme est également un produit de la modernité et d’une déculturation de l’islam. À cause de la mondialisation, il y a un recul de l’islam traditionnel, populaire, celui du village, des confréries soufies par exemple. L’islamisme est un produit moderne qui prospère sur le terreau de cette déculturation et de la crise de la culture islamique traditionnelle. J’y vois plus le reflet de cette déculturation qu’un triomphe de la grande culture arabo-musulmane classique.
Enfin, la théorie du choc des civilisations suppose de grandes civilisations homogènes et unies. Or, je vois un monde arabo-musulman qui est extrêmement divisé. D’ailleurs, ces divisions pourraient permettre à l’Occident de nouer des alliances avec certains pays musulmans contre le fondamentalisme islamique.
Vous parlez de la tentative de la gauche radicale française de vouloir rallier les banlieues à leur cause. Cela ne peut fonctionner, selon vous, parce que « les banlieues ne sont pas unies ». Vous prenez l’exemple du député LFI Carlos Martens Bilongo, qui, au moment des émeutes, avait été mal accueilli par les émeutiers. Pourtant, une partie importante des personnes issues des banlieues ont voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2022…
N’oublions pas que l’abstention est le grand vainqueur de l’élection présidentielle de 2022 dans les banlieues. C’est aussi valable pour les élections présidentielles précédentes.
Cette abstention facilite d’ailleurs le terrain pour LFI puisque finalement, le parti de Jean-Luc Mélenchon n’a pas besoin de réunir tant de voix que cela. Un parti peut facilement rafler la mise avec une abstention aussi forte. Il est vrai que cette stratégie électorale marche. Il n’y a qu’à voir le nombre de députés LFI qui doivent leur siège à ce type de départements. Il me semble que la Seine-Saint-Denis n’a élu que des députés insoumis.
Il s’agit globalement d’un modèle avec des attitudes clientélistes envers des leaders d’opinion locaux qui peuvent être des imams, des acteurs associatifs, etc. qui donnent des consignes. Une bonne partie des gens qui vont voter suivent ces consignes, ce qui explique le basculement de ces départements et notamment de la Seine-Saint-Denis. Ce département francilien avait voté massivement pour l’UDI aux municipales de 2014, avant de basculer vers LFI aux législatives de 2022.
Toutefois, cette stratégie a ses limites. Les Insoumis ont certes obtenu des sièges de députés, mais nous avons vu que pendant les émeutes, LFI ne contrôlait absolument rien, ni le bouton du début des émeutes pour les déclencher, ni le bouton de fin pour les arrêter. Il n’y a eu ni drapeaux, ni slogans, ni appareil organisé, ni revendications et aucun appel de la part des émeutiers à soutenir ce parti ou pour reprendre ses mots d’ordre. Il faut bien garder cela à l’esprit.
En conclusion de votre ouvrage, vous dites que l’Occident doit surtout opérer « son indispensable redressement intellectuel et moral ». Par quoi ce redressement passe-t-il concrètement ?
Je faisais référence à Ernest Renan, grand intellectuel français du XIXe siècle et traumatisé par la défaite de 1871 face à la Prusse. Renan publie un livre appelant à la réforme intellectuelle et morale du pays. Dans cet ouvrage, à aucun moment, il ne parle ou ne dit du mal des Prussiens, mais parle avant tout de nos propres faiblesses. C’est un élément à bien prendre en considération.
Ce modèle que j’ai voulu appeler un « redressement intellectuel et moral » consiste déjà à nous accepter et à accepter le fait que nous ne sommes ni meilleurs ni pires que les autres, donc à quitter toute vision moralisatrice qui consisterait à croire en la supériorité morale de l’Occident, mais également à abandonner toute vision culpabilisatrice visant à nous accuser et à nous flageller en permanence.
Ce redressement est aussi la capacité à renouer avec l’autorité, à l’exercer sans faiblir et à réhabiliter, assumer et aimer notre identité, notre histoire et notre culture. Nous devons les défendre et réapprendre à en être fiers. Je pense, par exemple, à la notion de roman national.
La défense du bien commun et l’intérêt général doivent primer sur les droits et les intérêts des individus, des minorités ou des communautés.
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