Jean-Marc Albert : « Le paysage politique semble bien plus fragmenté que ne le laisse penser la constitution de 3 blocs »

Par Julian Herrero
19 juillet 2024 13:07 Mis à jour: 19 juillet 2024 13:16

ENTRETIEN – La situation inédite dans laquelle se trouve la Ve République depuis l’annonce du résultat des élections législatives anticipées n’est pas sans rappeler ce qu’a connu la France sous la IVe entre 1947 et 1958. Pour l’historien et enseignant à l’Institut Catholique de Paris Jean-Marc Albert, même s’il y a évidemment des « similitudes » entre les deux époques, il estime que le spectre politique actuel est « plus fragmenté » et que « le contexte géopolitique est très différent ».

Epoch Times – Jean-Marc Albert, sous la IVe République il y a eu 24 gouvernements. Pourquoi y-avait-il tant d’instabilité ?

Jean-Marc Albert – Le phénomène tient autant à la lettre des institutions de la IVe République qu’à la pratique constitutionnelle. Le choix du scrutin proportionnel départemental a longtemps empêché la formation d’une majorité parlementaire claire et stable. Et puisque depuis le précédent de 1877, on hésite à recourir à la dissolution que l’on considère comme étant étrangère à la tradition républicaine, le système se retrouve engoncé dans des querelles d’appareils pour établir des coalitions gouvernementales. Enfin, la loi autorisant le cumul du mandat parlementaire avec celui d’un poste ministériel, les ministres en exercice ne couraient pas de grand danger à être insolent vis-à-vis du président du Conseil puisqu’au pire ils étaient assurés de retrouver leur siège au palais Bourbon.

Ceci étant, c’est sans doute davantage l’usage qu’en on fait les politiques qui ont conduit à cette situation apparente d’instabilité. L’éviction des communistes en mai 1947 à la demande du socialiste Paul Ramadier a contribué à déséquilibrer un système qui fonctionnait bon an mal an depuis 1946. Mais à y regarder de près, derrière l’apparente volatilité gouvernementale, se devine une stabilité du personnel politique, dont plusieurs figures ont occupé le même poste malgré les valses ministérielles. Ils étaient secondés par une haute fonction publique issue de la toute récente École Nationale d’Administration (ENA) et qui a assuré la continuité du service de l’État durant toute la période.

Pouvons-nous comparer la situation actuelle d’absence de majorité claire à l’Assemblée nationale à l’instabilité politique entre 1947 et 1958 ?

On retrouve des éléments de similitude dans la tripartition partisane qui semble s’opérer à l’Assemblée nationale. Mais il semble que le paysage politique soit actuellement bien plus fragmenté que ne le laisse penser la constitution de 3 blocs. Chacun d’entre eux peine à masquer les fractures en son sein.

Le contexte géopolitique est très différent. La IVe République a dû affronter la fin de l’empire colonial et la construction européenne, tout cela dans un climat de guerre froide exacerbé par un Parti communiste, « stalinien sans Staline », qui agissait à l’aune des ordres que lui intimait Moscou. On a oublié la violence des grèves insurrectionnelles de 1947, faites de sabotages, qui provoquèrent la mort de dizaines de personnes en France. Dans ce climat de guerre civile, la polarisation politique conduit à une radicalisation des positions. Le compromis élaboré avec les socialistes et les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP) a volé en éclat.

Rien ne dit cependant que nous ne revivions pas cette situation avec la manière dont La France insoumise électrise le débat pour susciter un chaos dont elle espère tirer profit.

Sous la IVe, un gouvernement de la troisième force composé de centristes du MRP et de socialistes de la SFIO est au pouvoir entre 1947 et 1951. Ce type de gouvernement pourrait-il être une option aujourd’hui pour débloquer la situation à l’Assemblée nationale ?

C’est justement l’une des clés de la longévité paradoxale de la IVe République. Face aux blocs des opposants avec, sur sa gauche, le Parti communiste, sur sa droite, les gaullistes du RPF, un bloc central s’est constitué regroupant socialistes, radicaux, centristes mais également ponctuellement des gaullistes autour de Jacques Chaban-Delmas. Cette 3e force a permis au système de surmonter toutes les oppositions s’unissant de manière concurrentielle pour faire passer un texte et se dissoudre aussitôt la loi votée.

L’élection de la présidente de l’Assemblée nationale a rappelé cette pratique qui consiste à s’unir pour un temps donné sur des scrutins importants avant que chacun ne retrouve sa « liberté » parlementaire.

On néglige trop souvent le rôle des deux présidents de cette République, Vincent Auriol (1947-1954) et René Coty (1954-1959) qui ont fait plus qu’inaugurer les chrysanthèmes. Ils ont fait de la politique, se sont impliqués personnellement dans le choix des coalitions, la modification des scrutins et la désignation très politique des présidents du Conseil. Et il faut le reconnaître avec un certain succès, notamment sous René Coty, avant que la guerre d’Algérie ne finisse par emporter la République.

L’éditorialiste Patrick Edery que nous avons interviewé la semaine dernière voit dans les résultats des élections législatives « un effondrement du système politique de la Ve République » et croit que nos dirigeants « ne vont pas avoir d’autre choix que de mettre en place une assemblée constituante et une nouvelle République ». Qu’en pensez-vous ? Ces élections législatives ont-elles marqué la fin de la Ve République ?

Une constitution n’est pas une arche d’alliance. Elle est le fruit, dans un temps donné, d’un rapport de force entre des visions politiques différentes et d’un compromis réalisé à partir des attentes des Français. Il est donc normal qu’elle s’éprouve et se renouvelle si elle ne donne plus l’impression d’y répondre.

L’opinion est naturellement inquiète puisque, instruite de son histoire, elle sait que les quatre républiques qui l’ont précédé se sont achevées sur une crise de régime et la captation du pouvoir par un « sauveur », homme providentiel pétri de gloire, contempteur du régime des assemblées, qui ont cherché à mettre fin au « système des partis ». Dans un registre moins anxiogène, c’est un peu ce qu’Emmanuel Macron a cru pouvoir faire après son élection surprise en 2017 en appelant au dépassement des politiques.

La tripolarisation de la vie politique peut donner l’impression qu’un cycle constitutionnel est en train de s’achever. Et chacun y a mis du sien entre ceux qui rêvent d’une Nouvelle République, ceux qui craignent de revenir à la précédente et ceux qui, depuis des décennies, font tout ce qu’ils peuvent pour dévitaliser l’exercice démocratique par des conventions tirées au sort, des arrangements d’un autre monde, un usage immodéré du 49.3, privant de parole la voix de millions de Français.

Les révolutionnaires peuvent toujours rêver d’établir une nouvelle constituante réactualisant le souffle de 1789. C’est d’abord au caractère des politiques qu’il faut faire appel, plus qu’à l’esprit des institutions, pour redonner goût à la chose publique, pour renouer avec la conversation civique et retrouver une dignité délibérative à la hauteur des enjeux de la France.

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