Jean-Michel Salmon : « En matière d’immigration, nous sommes arrivés au point de rupture entre élites et classes prolétaires britanniques »

Par Etienne Fauchaire
9 août 2024 17:24 Mis à jour: 9 août 2024 19:06

ENTRETIEN – Après l’attaque au couteau perpétrée le 31 juillet dans la station balnéaire de Southport, qui a coûté la vie de trois fillettes, le Royaume-Uni a été en proie durant plus d’une semaine à de violentes émeutes anti-immigration. Docteur en sciences économiques et maître de conférences à l’université, le Dr Jean-Michel Salmon analyse les causes de la colère qui gronde outre-Manche. Le spécialiste des questions européennes revient également sur les polémiques entourant la gestion de cette crise sociale, marquée par des accusations de « police à deux vitesses » : d’un côté, une répression sans précédent des manifestants opposés à la politique migratoire du gouvernement, et de l’autre, un laxisme apparent envers les violences commises au même moment par des gangs islamiques.

Epoch Times : Comment la Grande-Bretagne en est-elle arrivée à cette situation où éclatent désormais de violentes émeutes anti-immigration ? Marquent-elles un point de rupture entre l’Angleterre d’en bas et la politique migratoire imposée sans consultation démocratique par les gouvernements successifs ? 

Jean-Michel Salmon : Il me semble que nous sommes en effet au point de rupture. Pour le comprendre, il faut remonter au début des années 2000. Dans le contexte de l’élargissement à l’Est de l’UE en 2004, Tony Blair a décidé unilatéralement d’ouvrir grand les portes de l’Angleterre à l’immigration européenne. À la différence de ses homologues de l’Europe de l’Ouest, il a même refusé la possibilité alors prévue par l’UE d’établir des quotas transitoires sur dix ans dans l’application de la libre circulation des travailleurs européens, consubstantielle au marché unique.

Résultat, dix ans plus tard, le Royaume-Uni comptait cinq millions d’expatriés européens, dont une majorité de Polonais. Cela a inévitablement engendré une pression constante à la baisse des salaires des travailleurs non qualifiés due à une offre de travail excédentaire et une concurrence accrue pour les emplois, donnant naissance chez ces classes populaires autochtones à un sentiment de dépossession.

À cette époque, cela n’avait rien à voir avec la question raciale, mais tout à voir avec la question économique et sociale. Comme je le rappelle au chapitre ‘X’ pour ‘Xénophobie, pas vraiment’ de mon Grand Abécédaire du Brexit, histoire d’une incroyable émancipation (publié en 2021, deux volumes), même les immigrés « historiques » du continent asiatique issus du Commonwealth avaient exprimé des inquiétudes en voyant de nombreux immigrés d’Europe de l’est venir perturber les équilibres subtils existants.

Il s’agissait là d’une première rupture avec la politique de restriction migratoire en vigueur jusqu’alors. Cette politique était principalement fondée sur le « Commonwealth Immigration Act » de 1962, introduit par le gouvernement MacMillan. Cette loi imposait des restrictions strictes pour éviter que le Royaume-Uni ne soit submergé par une vague massive d’immigrants en provenance du Commonwealth, qui incluait potentiellement un quart de l’humanité, comme le soulignent les historiens Alan Sked et Chris Cook dans leur ouvrage devenu un grand classique Post War Britain (première édition en 1979).

Selon ces derniers, l’opposition travailliste avait alors – déjà ! – qualifié ces mesures de contrôle de l’immigration d’« abominables et racialistes », tandis que les sondages d’opinion montraient – déjà ! – que les classes laborieuses approuvaient ces mesures.

Ensuite est venue la politique de Margaret Thatcher. Dès son arrivée au pouvoir en 1979, elle a durci les conditions pour obtenir la pleine nationalité britannique, créant deux nouvelles catégories de citoyens de la Couronne avec des droits réduits : les citoyens des ‘UKOTs’ (territoires d’outre-mer britanniques) et les Britanniques vivant à l’étranger sans connexion suffisante avec la métropole. En 1982, elle a également pris des mesures contre les « mariages arrangés ». Ces politiques ont entraîné une forte diminution de l’immigration en Grande-Bretagne.

Par son zèle européiste et mondialiste, Tony Blair a donc totalement renversé cette dynamique. Depuis lors, l’immigration britannique a explosé, au point où il conviendrait de parler d’une immigration INM (illégale, non contrôlée et massive), comme l’on parle de pêche INN (illégale, non contrôlée et non réglementée). C’était alors le règne du grand libéral-européo-immigrationnisme britannique avec les Leon Brittan, Peter Mandelson, et, last but not least, Peter Sutherland…

Une nette majorité de la population britannique a toutefois toujours exprimé sa désapprobation envers cette politique d’immigration massive. À travers le Brexit, elle a espéré y mettre un coup d’arrêt.

La sortie de l’Angleterre de l’UE était alors décrite par les médias mainstream comme un projet europhobe, xénophobe et raciste. Certains ont même ramené le référendum du 23 juin 2016 à une simple question « pour ou contre les Polonais », comme l’a affirmé sans retenue le journaliste de Libération Jean Quatremer dans le documentaire de France Télévisions « C’était écrit », diffusé le 12 octobre 2020. On y retrouve aussi Denis MacShane, ex-ministre de l’Europe de Tony Blair et auteur d’une trilogie sur le Brexit. Il a dénoncé lourdement le caractère « xénophobe » de ce vote, allant jusqu’à comparer le traitement des Polonais par le journal britannique eurosceptique le Daily Mail à celui que ce même quotidien avait fait des juifs dans les années 30…

Quoi qu’il en soit, c’est bien grâce au vote des classes populaires du centre et du nord de l’Angleterre, qui votaient traditionnellement travailliste, le fameux Red Wall, que Boris Johnson a triomphé aux élections générales de décembre 2019. Il a pu enfin réaliser le Brexit, alors que le Parlement sortant europhile avait refusé de ratifier tout au long de l’année 2019 l’accord de retrait signé par Theresa May.

Sans entrer dans les détails, toutes les tentatives des fervents partisans du Brexit pour inverser la tendance de l’immigration ont été depuis contrecarrées par les europhiles et les défenseurs de l’immigration. Ceux-ci se sont appuyés sur la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), que le Royaume-Uni n’a pas quittée. Cette convention limite considérablement les possibilités d’expulsion des immigrants illégaux, dès lors qu’ils sont considérés comme des réfugiés politiques potentiels, ce qui est systématiquement le cas.

Après la démission de Boris Johnson, suivie du renversement de Liz Truss orchestré par le courant Davos-et-euro-compatible au sein du Parti conservateur, l’arrivée au 10 Downing Street de Rishi Sunak à l’automne 2022 a été suivie de nouveaux chiffres records en matière d’immigration, à la fois illégale et légale.

Les électeurs britanniques – très majoritaires – voulant pratiquer la préférence nationale et demandant un contrôle de l’immigration ont donc été sans cesse trompés.

Cela explique la poussée du Reform UK de Nigel Farage, seule offre politique assumant le désir d’une lutte radicale contre l’immigration. La victoire électorale de Keir Starmer le 4 juillet 2024 s’est ainsi faite sur fond de division de la droite. Notons qu’avec quatre millions d’électeurs (soit 14% des voix), le parti Reform UK n’a obtenu que cinq députés à la Chambre des Communes (moins de 1% des sièges).

Indépendamment de la crise de la représentativité démocratique, il faut noter que le manifeste électoral du Parti travailliste pour 2024 réaffirme son engagement à contrôler et maîtriser le niveau général de l’immigration. Un engagement pris suite aux critiques des conservateurs sur ce chantier. Un trompe-l’œil ?

En tout cas, la manière dont le nouveau Premier ministre a réagi aux émeutes ces jours-ci a traduit une volonté aux antipodes de l’esprit de ce manifeste. Émergent même désormais des soupçons de plus en plus avérés d’une police à deux vitesses, dès lors que celle-ci est apparue intraitable face aux agitateurs prolétaires natifs, mais intimidée et soumise aux communautés immigrées radicales, dont certains membres sont clairement des criminels. Sur le thème de l’immigration, la rupture entre les élites et les classes laborieuses est donc totale.

L’illustration de cette police à deux vitesses a été particulièrement remarquée le 5 août, journée marquée par une forte présence policière à Plymouth pour encadrer les manifestations anti-immigration, mais aussi, à Birmingham, par une absence des forces de l’ordre pour contenir les gangs islamiques armés qui ont semé le chaos. Comment expliquer ce double standard, qui s’est traduit sur X par le hashtag #TwoTierKeir ? 

Grâce aux réseaux sociaux, nous avons désormais accès à une vision plus complète et complexe de la réalité, y compris des exemples flagrants de cette police à deux vitesses. Certes, il y a parfois des fake news, mais les réseaux sociaux sont essentiels pour échapper à l’information unilatérale des médias étatiques ou « davosites ». À ce titre, il convient de saluer X (anciennement Twitter) d’Elon Musk pour son rôle dans le débat sur la crise britannique actuelle. Il n’est donc pas surprenant que certains appellent déjà à la fermeture officielle de l’application, mettant ainsi en péril le principe de liberté d’expression.

Tandis que les travaillistes, Keir Starmer en tête, ont sans surprise nié cette réalité d’une police britannique à deux vitesses, nous avons vu des policiers faire des discours publics, la mine déconfite et contrite, encadrés par des leaders communautaires islamiques. Ces discours, souvent commencés par un « salam aleikum » et terminés par un « choukrane », sont accompagnés de promesses de soutien à leur protection, le tout dans une atmosphère de soumission visible.

Un responsable de la police municipale de Birmingham a même expliqué que l’absence de policiers lors des manifestations dans cette ville était due au fait que les leaders communautaires avaient assuré que les prochaines mobilisations seraient pacifiques… Il existe également des enregistrements montrant un des policiers conseillant aux agitateurs musulmans de laisser leurs armes à la mosquée pour manifester pacifiquement !

Tout cela relève d’une légitimation de l’auto-défense et d’une soumission à des groupes passés maitre dans l’intimidation de ceux qu’ils cherchent à réduire à un silence complice. De l’islam religieux on bascule subrepticement vers un islam politique.

Ce glissement vers le totalitarisme est inquiétant, d’autant plus que, parallèlement, en Irak, où la charia est en vigueur, l’âge légal du mariage pourrait bientôt être abaissé à neuf ans.

Dans le même temps, le nouveau gouvernement travailliste a confirmé qu’il procèderait à la libération anticipée des délinquants violents condamnés pour écrouer des manifestants anti-immigration. Quel regard portez-vous sur cette mesure ? 

Orwell et Kafka réunis seraient eux-mêmes dépassés par la réalité de notre époque. La police à deux vitesses s’ajoute à une justice à deux vitesses déjà existante.

Aujourd’hui, nous risquons de voir un immigrant violeur récidiviste libéré pour emprisonner un agitateur blanc protestataire, voire bientôt des personnes qui ont seulement retweeté des publications en lien avec les émeutes. Le directeur du parquet en Angleterre et au Pays de Galles, Stephen Parkinson, a en effet menacé d’emprisonnement les internautes qui retweeteraient simplement des publications liées aux émeutes. On assiste donc une paix négociée avec les leaders des communautés musulmanes, tandis que la répression des agitateurs blancs est inédite dans sa sévérité.

Y aura-t-il encore de la place pour emprisonner l’élu travailliste Ricky Jones, qui, muni d’un mégaphone, a appelé lors des contre-manifestations contre l’extrême droite à Londres « à leur couper la gorge et se débarrasser d’eux », tout en faisant le geste correspondant devant une foule compacte, l’image se terminant par des manifestants qui scandent « Free Palestine » ?

Elon Musk a estimé que « la guerre civile est inévitable » au Royaume-Uni. Que faudrait-il faire pour éviter pareil scénario ? 

Nous assistons au retour du thème de la guerre des civilisations, popularisé par Samuel Huntington en 1996, dans un contexte de dynamique progressive du grand remplacement, largement médiatisée par Éric Zemmour en France. S’agit-il d’un mythe ou d’une réalité ?

Sur le plan démographique, les statistiques sont claires. Rappelons qu’outre-Manche, il existe des statistiques officielles par catégorie ethnique. En Angleterre et au Pays de Galles, la proportion de « Blancs » est passée de 91,3 % de la population en 2001 (et encore plus élevée dans les décennies précédentes) à 81,7 % en 2021. Par ailleurs, ils sont désormais minoritaires à Londres, dont le maire Sadiq Khan, en poste depuis 2016, est un musulman sunnite et un fervent défenseur du wokisme et des « minorités », pourtant désormais majoritaires dans la capitale anglaise.

Pour prévenir la guerre civile à court terme, l’État doit garantir l’ordre civil en condamnant et en réprimant sans relâche toute violence, quelle que soit son origine, ce que les Anglais appellent une « police without fear or favour ». Cependant, les premières observations des derniers jours mentionnées plus tôt ne sont pas rassurantes à cet égard.

Essayer de fermer le couvercle sur le mécontentement social qui gronde ne fera que retarder le risque de guerre civile. Traiter les symptômes sans s’attaquer aux causes profondes ne suffit pas à résoudre le problème. La violence est souvent la voix des sans-voix, une réalité vieille comme l’humanité.

Pour prévenir durablement les soulèvements populaires, il serait nécessaire de combiner une politique stricte de limitation de l’immigration, souvent étiquetée d’« extrême droite », avec une politique de relance ciblée du développement social dans les quartiers ouvriers abandonnés. Cela offrirait des perspectives d’espoir aux personnes trahies par des gouvernements successifs et détestées par les élites mondialistes, y compris le Labour, comme l’a souligné Paul Embery en 2020 dans son ouvrage Despised: Why The Modern Left Loathes the Working Class.

Au lieu de prendre acte du mécontentement social lié à cette immigration de masse et proposer des solutions comme celles que vous évoquez, le gouvernement travailliste a préféré imputer la responsabilité des émeutes tour à tour à Nigel Farage, à l’extrême droite, aux réseaux sociaux, et même à Vladimir Poutine. Que cela vous inspire-t-il ?

Qualifier cela de degré zéro de l’analyse, ce serait encore trop généreux. En réalité, ce ne sont que des réflexes pavloviens destinés à étouffer le débat.

Il est vrai que certains groupuscules d’extrême droite ont provoqué l’indignation en affirmant que le terrible meurtre de trois fillettes à Southport était l’œuvre d’un clandestin musulman djihadiste, alors qu’il s’agissait en réalité d’un descendant d’immigrés rwandais, natif de Cardiff. Cependant, la symbolique djihadiste était présente dans ce triple meurtre au couteau visant des fillettes innocentes.

S’il y a bien eu une manipulation, elle répondait en réalité à une manipulation médiatique plus large : les médias ont tendance à présenter chaque acte de terrorisme comme l’œuvre d’une personne psychiatriquement instable, en cherchant à dissimuler le profil djihadiste ou le statut d’immigrant clandestin. C’est la politique de l’autruche.

Concernant Nigel Farage, il est vrai qu’il tient des propos qui sont « thought provoking », mais il fait partie de l’arc républicain. L’étiquette d’« extrême droite », utilisée pour qualifier tout ce qui s’écarte de la vision politiquement correcte des médias mainstream, est une arme des bien-pensants pour faire taire les opinions divergentes. Ironiquement, ce sont souvent les mêmes personnes qui se revendiquent de l’esprit des Lumières. En réalité, ces individus appartiennent à ce que Michel Onfray appelle la « fachosphère de gauche » dans son ouvrage Autodafés.

Ce comportement est particulièrement déplorable car il est crucial de proposer une offre politique républicaine répondant aux demandes de préférence nationale et de défense des laissés-pour-compte, ces citoyens décrits par David Goodhart comme les somewhere trop peu qualifiés pour devenir des anywhere réussissant n’importe où dans le monde. Sans une telle offre politique, le risque d’agitation politique ne fera qu’augmenter.

Quant à l’influence des hackers et autres internautes russes, il est temps de cesser de chercher des boucs émissaires périphériques. Les mouvements qui naissent se développent en réponse à des questions existentielles profondes.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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