Il y a bientôt 20 ans (1999), le bel ouvrage Le nouvel Esprit du Capitalisme co-écrit par Luc Boltanski et Eve Chiapello nous alertait sur la transformation galopante du non-capital en capital.
Mettre en marché le non-marchand
Plus précisément, le livre pointait du doigt comment les entreprises qui avaient uniformisé leurs offres pour des raisons d’efficacité productive étaient à la recherche de différenciation demandée par les consommateurs. Et, pour ce faire, elles allaient rechercher des biens matériels ou immatériels demeurés jusque-là hors de la sphère marchande pour les mettre en marché.
Pour reprendre les mots des deux auteurs, il s’agit
« d’une mise en exploitation sous le régime du capital d’êtres, de biens, de valeurs et de moyens qui, tout en étant reconnus comme constituant des richesses, n’étaient pas moins exclus jusque-là de la sphère du capital et de la circulation marchande ».
Aujourd’hui, nombre d’entreprises traditionnelles – non issues de l’économie digitale – sont à la recherche de gisements d’authenticité dont elles vont chercher à tirer profit en faisant glisser la valeur générée hors marché vers le marché, c’est-à-dire en transformant une pure valeur d’usage en valeur d’échange. Cette opération suppose la prospection des gisements d’authenticité potentiellement sources de profit, tels que des activités et des êtres humains, des paysages, des endroits où l’on se sent bien, des rituels, des manières d’être et de faire… non encore introduits dans la sphère de circulation marchande.
À la recherche de gisements d’authenticité
C’est ce que fait le géant de la distribution Carrefour avec le lancement de sa campagne « Marchés interdits » le 20 septembre 2017. L’enseigne se lance dans la vente de légumes issus de semences paysannes « interdites » pour défendre la biodiversité et améliorer la différenciation de son offre.
Surfant sur la préoccupation de plus en plus partagée de défense de l’environnement, et anticipant son possible rachat par Amazon qui possède la première chaîne de supermarché bio aux USA, Whole Foods Market, Carrefour propose à la vente une offre de fruits et légumes issus de semences paysannes dans une quarantaine de magasins franciliens et bretons jusqu’alors jamais commercialisés en grande surface.
Une dizaine d’espèces de fruits et légumes issus de l’agriculture biologique est disponible comme l’oignon rose d’Armorique ou l’artichaut Camus du Léon. Selon Carrefour :
« La législation interdit aujourd’hui le commerce de semences de plus de 2 millions de variétés issues de notre patrimoine et prive ainsi le grand public d’une diversité de choix dans son alimentation. Carrefour rejoint le combat des producteurs pour rendre accessible aux consommateurs des fruits et légumes issus de semences paysannes et interpelle les pouvoirs publics pour faire changer la Loi qui interdit leur commercialisation car elles ne sont pas inscrites au catalogue officiel des semences autorisées. »
Rappelons que le contexte de la grande distribution n’est actuellement pas porteur et que les structures type hypermarchés sont en forte baisse des ventes, notamment des fruits et légumes.
Capter la cause des semences paysannes
Une façon de réagir est donc de rechercher un nouveau gisement d’authenticité à exploiter : Intermarché l’a trouvé dans les « Légumes Moches » et Carrefour le recherche maintenant dans les semences paysannes. Alors que Carrefour a longtemps joué l’uniformisation des fruits et légumes, il trouve dans ces semences paysannes un vecteur de différenciation d’offre et d’image et une cause à défendre. Embrassant ainsi les derniers développements en marketing, il vient aider une tendance ou contre-tendance culturelle à percer en l’accompagnant pour en devenir le symbole.
L’enseigne a ainsi mis en ligne une pétition sur carrefour.fr et Change.org pour qu’un paysan qui produit ses propres semences puisse les vendre, alors qu’aujourd’hui il a uniquement le droit de les échanger, mais également pour que ces semences puissent être distribuées par les semenciers.
Alors que Carrefour semble porter cette cause, la demande d’autorisation de vente des semences paysannes est une des nombreuses batailles menées de longue date par un acteur collectif de la société civile, le Réseau Semences Paysannes (RSP).
L’initiative de Carrefour vient donc capter la cause défendue par RSP mais, de plus, la réduire à un simple problème commercial car, la difficulté principale avec les semences paysannes est avant tout de retrouver les savoir-faire spécifiques qui les accompagnent. De la production aux champs à la cuisine en passant par la conservation, le transport et la distribution, les semences paysannes et les produits qui en sont issus ne sont pas adaptés à la filière industrielle. Des savoir-faire spécifiques sont nécessaires pour les sélectionner à la ferme, pour conduire les cultures, pour en stocker les produits, pour les transformer ou les cuisiner.
En faisant passer les semences paysannes juste pour des semences interdites à la vente, la campagne de Carrefour délégitimise la cause des paysans qui recherchent avant tout un moyen de retrouver l’autonomie et la diversité dans les fermes en auto-produisant leurs semences.
Par sa campagne « Marché interdit », Carrefour désapproprie ainsi quinze années de travail du RSP qui cherche à faire des semences paysannes un Commun, une ressource à gérer collectivement et équitablement par tous les usagers qu’ils soient paysans, transformateurs, commerçants ou mangeurs, et ce pour en faire une cause marchande.
De plus, alors que le RSP s’apprêtait à sortir sa propre marque pour identifier les légumes issus de semences paysannes grâce à un partenariat avec le réseau Biocoop, cette opération de capture de valeur tue le projet : le RSP ne lance pas sa marque qui risque d’être immédiatement détournée pour servir les objectifs du distributeur de créer une nouvelle filière intégrée de la semence à la mise en rayon.
Pour autant, Carrefour réussit à mettre en avant des preuves d’authenticité de son action. Le distributeur annonce avoir passé contrat avec deux groupements d’agriculteurs bretons, Kaol Kozh et APFLBB, pour vendre leurs légumes, mais aussi les aider à développer leurs variétés durant les 5 prochaines années. De plus, il utilise une figure emblématique de la Confédération paysanne pour consacrer son action. Ce faisant, il divise les acteurs de la société civile et génère des tensions.
La preuve par les « vrais gens »
Dans un monde où les individus sont en quête d’authenticité, les preuves avancées et mises en scène par Carrefour semblent suffisantes pour beaucoup de consommateurs. Les visuels de la campagne présentent des photos sans artifice de « vraies » personnes issues des groupements bretons, accompagnées de formules simples comme « René Léa, le parrain de la courge » ou « Émilie Souchet, coupable d’apologie de la biodiversité ».
Carrefour a bien compris qu’il ne suffit pas de capter la valeur ajoutée de produits authentiques mais qu’il faut aussi capter celle des gens qui les produisent. Il ajoute à cela une couche quasi politique avec son engagement dans la défense d’une cause, allant même jusqu’à gérer la signature d’une pétition, singeant en cela les pratiques des « vrais » gens.
On peut cependant s’interroger sur la viabilité marchande de cette opération à long terme. En effet, la marchandisation par Carrefour des fruits et légumes « interdits » suppose un codage avec imposition de normes de traçabilité et d’étiquetage au détriment de la diversité des pratiques. De fait, ces produits ne peuvent, une fois mis sur le marché, que décevoir une partie au moins des attentes mises en eux. La codification, base essentielle de la reproduction d’un produit, tend à introduire de manière intentionnelle des significations choisies et en nombre limité qui, une fois trop facilement repérées par le consommateur, lui font perdre de son authenticité et donc de son intérêt.
Le cas de l’opération Marché interdit est symptomatique des pratiques avancées du marketing faisant de la société civile un champ de prospection, d’inspiration mais aussi d’appropriation. Il s’agit pour les entreprises de capter la valeur existant hors marché pour la transformer en valeur marchande à leur profit… mais à quel prix culturel et social ?
Bernard Cova, Enseignant-chercheur en marketing et sociologie de la consommation, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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