L’Europe ne fait plus rêver. La totale indifférence dans laquelle se sont achevées les cérémonies de commémoration du 60e anniversaire du Traité de Rome, signé en 1957, confirme que le grand rêve des pères fondateurs est derrière nous. Du pantouflage chez Goldman Sachs de l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, aux errements publics sur le glyphosate, la confiance des citoyens s’est érodée. Comment la rétablir ? Peut-être en luttant contre les pratiques abusives, obsolescence programmée en tête.
Les pistes du retour à la confiance
Pour que l’Europe inspire à nouveau confiance, trois voies complémentaires s’offrent à elle. Ses institutions doivent en premier lieu modifier leurs pratiques, pour prendre davantage en considération la voix de la société civile. L’Europe doit également s’inventer un nouveau récit, porté par une politique de communication globale et cohérente qui ne doit plus seulement être l’agrégation des communications de chacune de ses institutions. Enfin, les institutions européennes doivent se positionner fortement sur les nouveaux enjeux qui préoccupent la grande majorité des citoyens européens.
Au nombre de ces enjeux figure l’obsolescence programmée. De nombreux citoyens européens ont vécu, au moins une fois dans leur existence, la désagréable expérience de voir un produit neuf tomber en panne peu après son achat. De retour au magasin, le consommateur s’entend alors suggérer qu’il ferait mieux d’en racheter un autre : pièces de rechange indisponibles, trop chères, délais de réparation interminables… Voire, pour certains appareils électroniques (ordinateurs, tablettes, smartphones), produits purement et simplement irréparables.
Les subtilités de l’obsolescence programmée
Bien que cette situation soit une réalité, l’obsolescence programmée a trop longtemps été présentée comme une manœuvre délibérée des industriels. Ceux-ci saboteraient eux-mêmes le fonctionnement de leurs produits pour accélérer leurs taux de renouvellement. Ces pratiques ont certes pu exister, notamment dans le secteur des imprimantes ou de l’électroménager, mais elles sont désormais rarissimes.
En effet, aujourd’hui aucune entreprise ne peut assumer le risque réputationnel lié à la divulgation d’un mécanisme délibéré de fin de vie de ses produits. En réalité, le problème de l’obsolescence programmée concerne davantage le vieillissement accéléré : mises à jour logicielles qui retardent la vitesse d’exécution des ordinateurs, incompatibilités techniques (obligation d’achat d’un nouveau chargeur à chaque acquisition d’un nouveau modèle de tablette), et, plus fréquemment encore, freins voire impossibilité de réparabilité des produits.
Épuisement des ressources, pollution, chômage et endettement
Les conséquences de cette obsolescence programmée sont multiples. Environnementales tout d’abord : c’est sous cet angle que le problème a commencé à émerger au début des années 60, avec la publication du livre de Vance Packard, L’art du gaspillage. Non seulement l’obsolescence programmée participe-t-elle à la raréfaction des matières premières (60 métaux différents sont nécessaires pour fabriquer un smartphone, dont des métaux rares), mais surtout elle implique l’accroissement des déchets. C’est principalement le cas dans les filières électriques et électroniques, qui sont les moins facilement recyclables. Les déchets d’équipements électriques et électroniques sont l’un des flux de déchets dont la croissance est la plus rapide dans l’Union Européenne (3 à 5 % par an). Chaque année, 10 millions de tonnes de ces déchets (appareils électroménagers, ordinateurs, imprimantes, appareils photo numériques…) sont jetés. Une tendance qui va se poursuivre dans les années à venir, puisque les douze millions de tonnes devraient être dépassés en 2020.
L’impact de l’obsolescence programmée ne se limite pas à l’environnement. Ses conséquences sont également sociales, car avec la fin de la réparabilité, c’est toute une filière d’emplois de proximité qui disparaît. Un rapport du Parlement européen a ainsi montré en 2017 que 2 000 emplois avaient été perdus en sept ans aux Pays-Bas. En Allemagne, en une seule année, 13 % des magasins de réparation radio et TV ont fermé. Enfin, en France, en l’espace de deux ans ce secteur a perdu 8 % de ses effectifs. On comprend mieux ces chiffres si l’on sait que seuls 44 % des appareils électriques et électroniques qui tombent en panne sont effectivement réparés…
Outre les pertes d’emploi, cette obsolescence programmée a un autre impact sociétal majeur. L’observation des pratiques de consommation indique en effet que les produits les moins chers sont, en toute logique, prioritairement achetés par les catégories professionnelles les plus défavorisées. Or, ces produits d’entrée de gamme sont souvent aussi les plus fragiles. En se retrouvant obligés de racheter fréquemment des produits même peu onéreux, les ménages les plus modestes sont entraînés dans une spirale négative qui peut les mener à un endettement massif.
Une carte à jouer pour l’Europe
Les problématiques liées à l’obsolescence programmée dépassent les enjeux socio-économiques, pour toucher également à la santé publique et à l’éthique professionnelle (déchets envoyés dans les pays en développement, par exemple). Cette situation pourrait toutefois constituer un avantage pour les entreprises qui fabriqueraient des produits durables. Celles-ci pourraient espérer tirer parti de la désaffection des citoyens européens devant les produits « jetables ».
Pour y parvenir, les solutions ne manquent pas. La première consisterait à mettre en place un dispositif d’affichage de la durée de vie des produits. Ce dispositif présenterait l’avantage d’être peu onéreux, et surtout de redonner le pouvoir au consommateur. Testée en 2015 sur plus de 3 000 consommateurs européens répartis dans quatre grandes zones géographiques, cette solution a fait ses preuves. Les consommateurs qui repèrent l’information sur la durée de vie des produits sont prêts à acheter plus cher des produits plus durables. La boucle est donc vertueuse puisqu’elle profite aussi bien au consommateur qu’à l’entreprise.
Extension du système de garantie, réorientation des dépenses publiques… Des solutions complémentaires existent, sur lesquelles pourraient s’appuyer les futures politiques européennes. Un groupe de travail rassemblant des représentants d’entreprises, des consommateurs, des environnementalistes et des syndicats a permis d’en identifier une vingtaine, listées dans notre dernier ouvrage, Déprogrammer l’obsolescence.
Quasi-unanimité contre l’obsolescence programmée
Aujourd’hui, toutes les composantes de la société civile et l’ensemble des formations politiques, à l’exception des mouvements populistes, s’accordent à considérer que l’obsolescence programmée est un sujet majeur que la Commission européenne doit désormais prendre en compte. Pour preuve, l’avis que nous avions proposé en octobre 2013 au Comité économique et social européen avait été voté à la quasi-unanimité. Il en a été de même en juillet 2017 lors du vote d’une résolution du Parlement européen sur le sujet.
La récente reconnaissance par Apple de ses pratiques de vieillissement anticipé, la recevabilité d’une plainte contre le groupe Epson, tout ceci prouve, s’il en était encore besoin, la réalité des pratiques non conformes. Celles-ci sont en conflit avec l’idéal d’une Europe initiant une transition économique plus juste et plus responsable. La lutte contre ces dérives, qui concernent chaque consommateur, pourrait faire réémerger le sentiment d’une Europe proche des préoccupations de chacun, une Europe de proximité.
Thierry Libaert, Conseiller au Comité Économique et Social Européen, Collège des Bernardins
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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